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principaux officiers du génie. A cette vue, Barasdine s'abandonne à toute sa fureur. Son oncle n'est plus grandmaître, un autre est couvert de ses dépouilles. Alors il s'écrie, en désignant Orlof avec un geste méprisant, qu'autrefois les grades supérieurs étaient le prix des longs services et de la victoire; mais qu'aujourd'hui il suffit, pour les mériter, d'avoir étranglé son maître, trahi sa patrie et couronné une étrangère. M. de Saint-Pierre, épouvanté d'un tel acte de démence, se précipite vers son ami et l'entraine hors de l'enceinte; mais à peine ont-ils fait quelques pas dans la rue, que des soldats les arrétent et les séparent. M. de Saint-Pierre est aussitôt reconduit dans son logement, à la porte duquel on pose une sentinelle. Dès qu'il fut seul, il tomba dans les plus vives anxiétés; toutes les violences dont il avait entendu accuser le gouvernement russe revinrent à sa mémoire: à chaque instant il croyait voir arriver le fatal chariot qui devait le transporter en Sibérie, et le seul bruit des pas de la sentinelle qui veillait à sa porte suffisait pour le glacer de terreur. Oh! comme alors il sentait la folie de ses projets et de son voyage! Combien la France, qu'il avait abandonnée pour des idées chimériques de fortune et de gloire, lui semblait belle, libre, heureuse! Jamais il ne l'avait tant aimée; il en regrettait tout, jusqu'aux arbres, jusqu'aux rochers, jusqu'à l'abandon où il s'y était vu; n'avait-il donc quitte tant de biens que pour se perdre dans des contrées barbares, que pour mourir dans des déserts? Et son ami, l'infortuné Barasdine, où était-il? que faisait-il? peut-être à cette heure il avait cessé de vivre! Ces tristes pensées l'agitèrent toute la nuit. Vers le matin, comme il succombait à un sommeil douloureux, il entendit le bruit de plusieurs hommes qui se parlaient à voix basse; puis il n'entendit plus rien : la sentinelle s'était retirée. Il commença à respirer, et un billet glissé sous sa porte par une main inconnue acheva de dissiper ses inquiétudes. Le billet ne renfermait que ces mots :

« Si vous ne voulez perdre votre ami, gardez-vous » de prononcer son nom.

» M. de Villebois se retire dans ses terres ; il est parti > cette nuit. Le comte Orlof, qui lui succède, desire » que vous vous attachiez à sa personne. Souvenez-vous » qu'avec du courage et de la patience on surmonte tous » les obstacles.

» P. S. L'exil de votre ami est prononcé ; il a été en>> levé cette nuit ; on le conduit à Astracan. »

A mesure que M. de Saint-Pierre lisait ces lignes, il se sentait un peu soulagé, et sa reconnaissance bénissait la main généreuse qui les avait tracées. Croyant y reconnaitre le style du maréchal de Munich, il se rendit aussitôt chez lui, mais il ne put le voir. Il tenta alors de pénétrer chez le grand-maître, qui était parti comme le billet l'avait annoncé. Enfin il passa devant la maison de Barasdine; elle était déserte, et il s'éloigna en faisant de vains efforts pour retenir ses larmes. Après plusieurs autres courses inutiles, il rentra chez lui dévoré d'inquiétude, et dans l'accablement du désespoir. La première personne qu'il aperçut fut le général du Bosquet; il venait lui parler de Barasdine, et le rassurer sur un

exil qu'il regardait comme une faveur. M. de SaintPierre était hors d'état de l'entendre; mille projets funestes roulaient dans son esprit; il voulait suivre son ami, partager son malheur, solliciter sa grace, écrire son apologie. Heureusement Duval, qui survint, réussit à le convaincre du danger de ces démarches, non pour lui, mais pour celui qu'il voulait défendre. Cette considération eut seule le pouvoir de le calmer. Mais en cédant au vœu de Duval, il annonça la résolution formelle de renoncer au service de la Russie, et aux bienfaits d'une femme qui croyait que régner c'était punir. Vainement le général du Bosquet voulut mettre des obstacles à ce qu'il appelait une nouvelle étourderie: M. de Saint-Pierre ne lui répondit qu'en écrivant aussitôt sa démission. Alors, soit que cet excellent homme fût louché de tant de grandeur d'ame, soit qu'il eût conçu pour son jeune compagnon de voyage une tendresse vraiment paternelle, il s'approcha de lui, et, saisissant sa main avec cette familiarité un peu rude qui donnait à tous ses mouvemens un air de bienveillance et d'amitié, il lui dit les larmes aux yeux : « Reste avec nous; je n'ai point d'enfans, tu seras mon fils, tu épouseras ma nièce, mademoiselle de La Tour; elle est, comme toi, jeune, aimable, Française et malheureuse! malheureuse, car elle a perdu ses parens lorsqu'elle n'était encore qu'au berceau; mais toi et moi, nous lui en tiendrons lieu, N'est-il pas vrai, tu es décidé ? allons, voilà qui est bien, tu composeras toute ma famille! Je suis riche, et je vous donnerai tout. » Ces offres généreuses étaient faites pour pénétrer une ame comme celle de M. de Saint-Pierre, mais il ne crut pas devoir les accepter. L'exil de Barasdine, la disgrâce de M. de Villebois, empêchaient alors tout autre sentiment d'arriver jusqu'à son cœur. Qu'aurait-il fait de tant de félicité, lorsque ceux qu'il aimait étaient malheureux ? et d'ailleurs, pour obtenir la main de mademoiselle de La Tour, ne fallait-il pas renoncer à sa patrie, à ses projets, aux agitations de la fortune, si nécessaires pour supporter ses douleurs, enfin à cette gloire immense qu'il allait recueillir en combattant pour la liberté de la Pologne ?

Cependant, malgré la fermeté de sa résolution, il sentit bientôt, en faisant ses préparatifs, que le voyageur le plus indifférent laisse toujours quelques regrets au lieu qu'il abandonne. Il soupirait involontairement en pensant à mademoiselle de La Tour qu'il n'avait pu aimer, et à son ami Barasdine qu'il ne devait plus revoir un secret pressentiment l'avertissait qu'une partie de ses beaux jours venait de s'évanouir, et qu'il ne retrouverait jamais rien d'égal aux conseils du sage Munich, à la protection de M. de Villebois, à la générosité du général du Bosquet, et à la franche affection de son ami Duval. Ce dernier, témoin habituel de la vie simple, de la conduite vertueuse de M. de Saint-Pierre, plaignait son ambition; mais il admirait qu'avec d'aussi vastes desirs il sût se contenter de si peu. En effet, le désintéressement du jeune voyageur ressemblait presque à de l'imprévoyance. Ses dettes payées, il lui restait à peine l'argent nécessaire pour gagner la Pologne, et cepen · dant il n'avait pas l'air d'y songer. Heureusement Duval y songeait pour lui. Dans l'intention de ménager une

délicatesse peut-être trop facile à effaroucher, il n'offrit pas sa bourse; mais la veille du départ, après un diner qui fut triste et silencieux, il fit apporter des tables et proposa de jouer. M. de Saint-Pierre consentit à une première partie, puis à une seconde, puis à une troisième; et les chances lui furent si favorables qu'il était presque honteux de son bonheur. Duval jouait contre lui, et semblait ne pas se lasser de perdre ; en sorte que M. de Saint-Pierre se trouva, au moment de son départ, plus riche de deux cents louis; coup de fortune qu'il aima toujours mieux attribuer à l'amitié qu'au hasard.

Telle fut la conclusion des projets brillans qui l'avaient conduit en Russie. Après un séjour de quatre ans dans ces tristes contrées, renonçant au prix de tous ses travaux, il en sortit comme il y était entré, avec des espérances et des illusions, et ne sachant point encore que celui qui ne cherche que la fortune ne rencontre jamais le bonheur.

Quoique muni de son congé, on le retint huit jours sur la frontière avant de lui donner l'autorisation de quitter la Russie. Mais lorsqu'il eut franchi les rives de la Dwina, lorsqu'il eut touché cette terre de liberté, presque aussi sacrée à ses yeux que celle de la patrie, il se sentit pénétré d'une joie indéfinissable. Il lui semblait qu'on venait de le délivrer d'un poids accablant, que l'air était plus léger, la verdure plus riante, qu'il sortait de l'exil, qu'il allait enfin revoir des hommes. Tout, jusqu'à la saison, contribuait à son ravissement. Au milieu de la pompe des forêts du Nord, le printemps apparaissait avec la fraîcheur de nos climats. Pour la première fois depuis quatre ans, notre voyageur voyait le chene croître auprès du sapin; il reconnaissait les parfums de la violette, et ses yeux se reposaient avec un sentiment délicieux sur les touffes éclatantes d'immortelles jaunes et d'absinthes qui lui rappelaient sa jeunesse et la France. Ému de ces tableaux de la campagne, touché de l'amour du genre humain, l'imagination pleine des beaux temps de la Grèce et de Rome, il crut, en approchant de Varsovie, qu'il allait contempler une de ces antiques cités, et il sentit dans son cœur, qui battait avec force, les vertus d'un héros républicain. Des campagnes négligées, un peuple misérable, frappaient en vain ses regards; dans son aveuglement, il attribuait tout à la tyrannie des Russes, qui depuis trois ans ravageaient ces contrées, et il ne voulait pas voir que des siècles entiers d'esclavage et d'ignorance pesaient sur ce peuple, qui ne devait pas même se réveiller au nom de sa liberté.

C'est ainsi qu'au lieu de ces fiers républicains qu'il était venu chercher, il ne trouva que des factions conduites par des femmes, un mélange confus de noblesse pauvre et d'ilotes abrutis, dominés plutôt que gouvernés par une vingtaine de grands seigneurs, qui, possédant toutes les terres du royaume, affectaient un faste insultant au milieu des misères communes. Tous ces hommes prétendaient au trône, et ne se montraient qu'environnés d'un nombreux cortège d'esclaves vêtus en janissaires, spahis, tolpacs, hullans, troupe de parade, plus propre à vendre qu'à sauver les libertés publiques.

A peine arrivé à Varsovie, M. de Saint-Pierre court chez le résident de France, chez l'ambassadeur d'Autriche et chez les principaux chefs du parti. Il annonce partout qu'il a quitté son état, ses protecteurs, sa fortune, pour servir les intérêts de la république. On loue son courage, on approuve son zèle, tout le monde s'empresse de l'accueillir, de le flatter. Une parente du prince de Radziwil, la princesse Marie M..., lui ouvre sa maison. Cette princesse, jeune, spirituelle, jolie, joignait l'élévation d'une Romaine à la légèreté d'une Française; elle possédait tous les talens, parlait toutes les langues; son amour pour la vertu, son enthousiasme pour les actions grandes et généreuses exerçaient un empire irrésistible: comme la Cléopâtre de Plutarque, elle était petite, vive, entraînante; on sentait qu'heureuse de vivre pour le plaisir, elle saurait aussi mourir pour la gloire. Sa voix pénétrait le cœur, son sourire avait quelque chose de ravissant, et on ne pouvait ni la voir ni l'entendre sans y penser toujours. Dès le premier jour, M. de Saint-Pierre éprouva le double ascendant de son génie et de sa beauté; elle devint aussitôt l'unique pensée de sa vie; il lui semble en l'écoutant n'aimer que la vertu qu'elle loue, que la liberté qu'elle appelle, et il ne s'aperçoit pas que dans tous les projets qu'il médite il ne songe déja plus qu'à lui plus plaire. S'il avait toujours supporté son obscurité avec impatience, elle lui paraissait alors le plus horrible des malheurs. Les mots de liberté, de valeur, d'héroïsme, suffisaient pour l'agiter d'une fièvre brûlante: jusque-là il avait aimé la gloire; la vue de la princesse la lui fit adorer. Il voulait partir, il voulait s'illustrer par des actions d'éclat, prendre des villes, des châteaux, des royaumes, et mériter l'amour de sa dame à la manière des anciens chevaliers.

Une occasion périlleuse ne tarda pas à se présenter. Le prince de Radziwil se disposait à défendre contre les Russes l'entrée de son pays; il avait établi ses positions entre Niezwiz et Sluczk, et l'on assurait que Crim Gherai, kan des Tartares de Crimée, marchait à son secours à la tele de quatre-vingt mille hommes. A cette nouvelle, M. de Saint-Pierre prend la résolution de partir seul, de traverser à tout risque les armées russes qui couvrent le pays, de rejoindre le prince de Radziwil, et d'assister à la première bataille: projet d'autant plus téméraire, qu'il pouvait payer de sa tête le seul dessein de porter les armes contre une puissance dont il venait de quitter le service. Mais loin d'être inquiet du péril, il y trouvait des charmes. Tout lui paraissait possible en songeant à la princesse. Dans les transports de son enthousiasme, il eût voulu mourir, pour lui arracher un regret.

La princesse approuva son dessein en femme supérieure, sans crainte, sans étonnement. Elle semblait croire en lui, et voir dans la supériorité de son ame l'augure des plus belles destinées. Cependant elle voulut lui donner un compagnon d'armes, et son choix tomba sur un nommé Michaelis, major des hullans, homme de résolution et propre à exécuter un coup de main. Elle traça ensuite elle-mème ce qu'elle appelait leur plan de campagne, et leur désigna les personnes dévouées au

parti chez lesquelles ils devaient s'arrêter. En réglant ces dispositions, elle descendait dans les plus petits détails, prévoyait les plus petits dangers, et analysait froidement les chances de succès, comme aurait pu le faire le plus habile général. Toujours calme pendant les préparatifs, ce ne fut qu'à l'instant même du départ que la paleur de son visage, le tremblement de sa voix semblèrent révéler l'agitation secrète de son cœur.

Ils partirent. Les commencemens du voyage furent heureux. Le soir, une chaise de poste les devança rapidement; dans cette voiture, qui allait si bon train, était la femme d'un commissaire du prince de Radziwil, qui les salua d'un air de connaissance, et leur cria en passant qu'elle allait tout préparer pour les recevoir. Effectivement, vers minuit, ils arrivèrent chez elle: toutes les fenêtres de la maison étaient ouvertes, on voyait des lumières aller et venir d'une chambre à l'autre, et le bruit de plusieurs voix se faisait entendre par intervalles. Ce fracas, au milieu d'une forêt isolée, inspira d'abord quelque méfiance au major et à M. de Saint-Pierre, mais ils n'eurent pas le temps de tenir conseil ; le commissaire du prince vint les recevoir, et leur dit que l'armée russe n'était pas éloignée, qu'elle marchait sur Briola, et que les hullans du prince Czartoryski rôdaient depuis le matin dans la contrée. Cette nouvelle augmenta leurs alarmes. Ils demandèrent des chevaux, on ne put leur en promettre que pour le lendemain : il fallut donc se décider à les attendre et à entrer dans la maison. Il y avait à peine une heure qu'ils délibéraient sans s'arrêter à aucun parti, lorsque six hommes armés se précipitèrent dans leur chambre. M. de Saint-Pierre saute sur ses pistolets, les met en joue, ce qui donne à Michalis le temps de se saisir de ses armes. La taille et les moustaches du major, l'air résolu de M. de SaintPierre, en imposèrent tellement à cette troupe d'abord si échauffée, qu'elle se retira aussitôt dans le plus grand désordre. C'est alors qu'ayant voulu se barricader, ils s'aperçurent que les portes et les fenêtres de la chambre avaient été enlevées; et ils ne purent plus douter de la perfidie du commissaire. Michalis se hâta de brûler quelques papiers, et M. de Saint-Pierre, prévoyant une nouvelle attaque, parcourut, le pistolet au poing, une galerie qui servait de communication aux appartemens voisins. Une faible lueur l'ayant guidé jusqu'à l'extrémité de cette galerie, il aperçut les hullans, au nombre de huit, assis autour d'une table où ils se préparaient à passer la nuit. Pendant qu'il prétait l'oreille en cherchant à saisir quelques-unes de leurs p ́ roles, une personne inconnue passa rapidement, et lui dit en latin qu'on le trahissait, et qu'il eût à songer à sa sûreté. Il rentra, et fit part à Michaelis de ce qu'il avait vu et entendu. Il lui proposa en même temps de surprendre les hullans, de s'emparer de leurs armes, de leurs chevaux, et de s'enfuir. Michalis lui répondit que ce moyen les perdrait infailliblement, puisque le pays leur était inconnu, qu'ils n'avaient point de guide et que les gens du prince même les trahissaient. Comme ils parlaient ainsi, ils entendirent le bruit d'une troupe à cheval qui se plaçait sous leurs fenêtres; le commissaire et sa femme accoururent alors en criant qu'on voulait mettre le feu à la

maison, et que la forêt était pleine de bullans. Dans cette extrémité, M. de Saint-Pierre venant à songer à l'ambassadeur, à la princesse, à sa gloire perdue, tomba dans le désespoir le plus violent. Il savait que dans de pareilles entreprises on n'aime que les gens heureux, et il résolut de mourir les armes à la main, plutôt que de subir la honte de tomber au pouvoir des Russes.

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Il allait exécuter ce desssein, dans lequel son compagnon, charmé de brûler quelques amorces, était loin de le troubler, lorsqu'au premier rayon du jour un officier supérieur qui commandait un détachement considérable leur fit dire qu'ils étaient libres de retourner à Varsovie. L'espoir de trouver un guide, et d'accomplir leur projet dans la nuit suivante, les consola de toutes les vicissitudes passées. Ils montèrent à cheval, et partirent au galop un corps de hussards russes les escorta de loin. Arrivés sur les bords de la Vistule, ils aperçurent le château du prince Czartorysky, chef des hullans ennemis. A cette vue, Michaelis prévit de nouveaux malheurs; il recommanda la prudence à son compagnon, et pour n'exciter aucune méfiance ils se firent aussitôt traverser sur l'autre rive. Ils abordent : plusieurs domestiques viennent à leur rencontre, et le capitaine des gardes les invite poliment à dîner de la part du prince, qui vient d'être instruit de leur arrivée. Conduits dans de magnifiques apparteniens, on les débarrasse de leurs épées. De tous côtés des troupes de soldats sont sous les armes pour leur faire honneur; les domestiques du prince les environnent, les suivent, les précèdent, en leur montrant les curiosités du château. Etourdis par l'empressement général, ils arrivent enfin près de la salle du trésor. M. de Saint-Pierre y entre le premier; c'était une énorme voûte dont la profondeur se perdait dans les ténèbres. Sa fenêtre grillée, sa porte de fer ne leur donnaient pas l'air d'un appartement babitable. Ce devait être cependant celui de l'imprudent transfuge. Tout à coup les portes roulent sur leurs gonds, et il ne voit plus auprès de lui qu'une sentinelle immobile, la baïonnette au bout du fusil et le sabre au côté. Deux autres sentinelles sont placées à l'instant près d'une espèce de guichet, et tout rentre dans le silence.

Le voilà donc, comme les paladins de l'Arioste, tombé dans un piége, et se consolant comme eux parce qu'il n'avait pas été vaincu. Le soir, on lui fit subir un interrogatoire; mais la crainte de compromettre son compagnon le décida à ne rien déclarer. Malheureusement Michaelis n'eut pas autant de fermeté; et ses aveux étant d'accord avec les dépositions du commissaire qui les avait trahis, on déclara à M. de Saint-Pierre qu'il allait être livré aux Russes s'il persistait dans ses dénégations. La Sibérie s'offrit alors à son imagination avec toutes ses horreurs, et cependant elle l'effrayait moins que la douleur de voir ses projets les plus chers renversés. La honte au lieu de la gloire, voilà ce qui l'attendait. Que dirait la princesse Marie? Comment s'offrirait-il à ses regards? Quel jugement porterait de son malheur celle qui avait mis en lui de si grandes espérances? Ainsi, il n'avait renoncé à la France, il n'avait tout quitté en Russie, que pour venir se perdre au fond de la Pologne, et se

perdre presque sous les yeux d'une femme dont son ame ne pouvait plus se détacher. Neuf jours s'écoulèrent dans ces dures anxiétés. Le soir du neuvième jour les portes de sa prison s'ouvrirent, et un officier du prince vint lui annoncer que plusieurs personnes considérables s'étaient vivement intéressées à son sort. Il lui nomma l'ambassadeur de Vienne et le résident de France, la princesse Strasnick, la grande-chambellane de Lithuanie, et la princesse Marie M..... 11 attendait ce dernier nom sans oser l'espérer; mais aussi combien sa joie fut vive et pure lorsqu'il l'entendit prononcer! la nouvelle même de sa liberté ne put rien ajouter à son bonheur. Cependant cette liberté ne lui était pas accordée sans condition. Il devait prendre l'engagement solennel de ne pas porter les armes pendant l'interrègne, et toute son adresse pour éviter ce coup fut inutile. Il fallut proinettre, mais il ne promit qu'en demandant la grâce de Michalis, et tous deux sortirent de prison le 45 juillet 1769.

Ici commence une nouvelle période dans la vie de M. de Saint-Pierre. Nous avons vu les beaux jours de sa jeunesse préservés de l'amour par l'ambition; mais enfin il connaît l'amour, et cette funeste passion lui fait oublier tout le reste. Les détails dans lesquels nous allons entrer ne sont pas sans intérêt, et cependant nous avons hésité à les donner au public. La vie de M. de SaintPierre n'étant ni une confession ni un roman, nous pouvions nous croire libre de garder le silence sur ses faiblesses; mais alors combien de passages de ses Études seraient restés inexplicables, ceux surtout où l'auteur avoue que sa jeunesse fut agitée par deux passions terribles, l'ambition et l'amour! D'ailleurs, lors même que les conseils de plusieurs personnes éclairées n'auraient pas contribué à lever nos scrupules, un autre motif nous eût décidé : c'est qu'il était impossible de ne pas reconnaître, dans les notes où M. de Saint-Pierre avait esquissé les événemens de cette époque de sa vie, quelques-unes des inspirations de son plus touchant ouvrage; et comment nous serions-nous refusé à rappeler les souvenirs d'une passion sans laquelle il n'eût peutètre jamais peint les amours de Paul et Virginie!

Dès qu'il fut libre, il vola chez la princesse Marie. Elle parut heureuse de le revoir, loua son courage, plaignit ses dangers, et voulut en entendre le récit de sa bouche. En écoutant M. de Saint-Pierre, ses yeux se remplirent de larmes, et lorsqu'il eut achevé, elle lui dit : « La fortune a trahi votre espoir, mais il ne faut pas s'en plaindre ; je l'ai toujours vue traiter ainsi ceux qu'elle voulait combler de faveurs. » Ces paroles se gravèrent profondément dans la mémoire de M. de Saint-Pierre, et, sans chercher à les expliquer, elles le remplissaient d'espérance. Cependant son aventure faisait alors le sujet de toutes les conversations; chacun voulait voir ce Français qui s'était si généreusement dévoué à la cause de la liberté, et qui, dans le malheur, avait montré tant de noblesse et de courage. Jeté tout à coup dans un tourbillon de jeunes princesses, au milieu des fetes les plus brillantes, il semblait n'avoir renoncé aux illusions de la gloire que pour s'abandonner à celles du plaisir. Mais dans ce cercle d'enchantement

il ne cherchait, il ne voyait que la princesse. Celle-ci paraissait accueillir ses vœux, son admiration; elle les appelait même avec une coquetterie qui ne pouvait échapper qu'à lui seul. Souvent, lorsque sa beauté excitait un doux murmure, elle se retirait à l'écart, et laissait voir à celui qui l'observait sans cesse plus de penchant à l'entretenir qu'à jouir des hommages de ses rivaux. Vive, légère, piquante avec tout le monde, elle se montrait avec lui sensible et réfléchie, et semblait partager ses goûts, deviner ses pensées, et s'abandonner aux agitations involontaires d'un sentiment secret. Mais, soit caprice, soit pour essayer son pouvoir, elle savait alternativement flatter ses espérances, ou le remplir d'incertitude. Ces inégalités le faisaient passer vingt fois dans un jour de l'excès de la joie à l'excès de la tristesse. Tantôt il lui semblait qu'environnée de tous les plaisirs, elle ne voyait, elle n'entendait que lui ; tantôt il ne surprenait que des regards distraits, indifférens ; et s'il devenait l'objet d'une attention passagère, c'était comme un souvenir qu'il arrachait à la politesse. Alors, dans son dépit, il s'indignait de son sort, maudissait la Pologne, jurait de partir, et cependant il ne partait pas.

Souvent, lorsqu'il venait à songer que ses plus belles années s'écoulaient inutilement pour la gloire et pour la fortune, il s'armait d'un nouveau courage, et volait chez la princesse pour prendre congé d'elle; mais un geste, un regard, avaient le pouvoir de le retenir. Un jour elle l'invita, avec un petit nombre d'amis, à venir diner dans un château qu'elle possédait à peu de distance de Varsovie. Cette invitation inattendue le jeta dans un trouble inexprimable, et fit encore évanouir toutes ses résolutions.

Les voitures préparées, chacun, suivant l'usage de la Pologne, fit apporter son lit, et l'on se mit gaîment en route, malgré la chaleur qui était étouffante, et quelques nuées pluvieuses qui commençaient à se rassembler. Le château de la princesse était situé au milien d'une forêt de chênes et de sapins aussi anciens que le monde. Ces lieux agrestes et sauvages ne devaient rien à l'art ; cependant au pied de ces vieux arbres s'élevaient des chèvre-feuilles dont les tiges, courant sur les bords de la forêt, retombaient de l'extrémité des branches en rideaux chargés de fleurs. Des sentiers émaillés de fraises et de violettes se perdaient dans ces retraites profondes, où plusieurs ruisseaux entretenaient la fraicheur; on n'y entendait d'autre bruit que le vol inquiet des rossignols et les gémissemens de la colombe. La terre y exhalait alors cette odeur vivifiante qui annonce et qui suit les pluies légères du printemps. La volupté pénétrait, agitait tous les ètres, et, dans le calme des airs, dans le murmure des eaux, dans la mollesse de ces bruits suivis d'un long silence, on sentait l'accablement général de la nature, lorsqu'elle languit dans l'attente d'un orage.

A peine descendu de voiture, M. de Saint-Pierre s'était enfoncé dans la forêt. Là, s'abandonnant aux rèveries ineffables d'un premier amour, cédant à l'impression des eaux, des bois et de la solitude, il entrevoyait une félicité dont il semble qu'aucun mortel ne puisse

donner une idée. Ce n'était pas cette joie violente qu'on reçoit sur la terre, et qui ne s'exprime que par des transports; c'était comme un abondon céleste de l'ame, comme un ravissement continuel, semblable à celui que Féuelon donne à la vertu dans les champs Elyséens : seulement il y avait dans toutes ses émotions une teinte de tristesse d'une douceur inexprimable. La mort ellemême se présentait à lui sous l'image du bonheur : il y a peu de temps encore qu'il ne l'eût pas redoutée, mais glorieuse, mais applaudie; maintenant il y trouve des charmes, il y songe avec délices, il la desire, mais ignorée, mais pleurée ! et ces larmes, il ne les demande pas au monde; il ne veut émouvoir qu'un seul cœur : elle et lui, voilà l'univers.

Depuis deux heures il était enseveli dans ces idées mélancoliques, lorsqu'au détour d'un petit sentier il aperçut la princesse, qui suivait lentement les bords d'un ruisseau; elle était seule,et comme ravie à l'aspect de ces beaux lieux. Le premier mouvement de M. de Saint-Pierre fut de s'éloigner; mais bientôt, faisant un effort pour vaincre sa timidité, il revient sur ses pas, il croit avoir mille choses à dire, et il reste interdit et muet. La princesse semblait partager son embarras; mais, remarquant les nuages qui s'amoncelaient, elle témoigna quelque crainte de l'orage, s'appuya sur le bras de M. de Saint-Pierre, et ils reprirent ensemble la route du château. Ils marchaient en silence, lorsque l'orage éclata avec une telle furie, qu'ils eurent à peine le temps de se réfugier dans un pavillon que protégeait un massif de verdure. Bientôt la pluie tomba par torrens, les roulemens éloignés du tonnerre se rapprochaient d'une manière effrayante. La princesse, craintive, éperdue, se pressait contre son amant; il distinguait les battemens de son cœur, il soutenait sa tête charmante. Un frémissement délicieux courait dans toutes ses veines; il lui semblait que la vie allait l'abandonner: mais que devint-il, lorsqu'il crut sentir une main qui pressait la sienne, des soupirs qui se mêlaient aux siens, une voix pleine d'émotion qui répondait à ses vœux ! Dans son transport il se jelte aux pieds de celle qu'il aime, il la supplie, il l'adore! Presque évanouie entre ses bras, elle était sans défense, sans force, sans volonté; elle s'abandonnait comme Julie, et il fut dans le délire comme Saint-Preux.

L'orage avait cessé, et les deux amans suivaient un sentier de gazon tracé sur la lisière de la forêt. Le ciel était pur, l'air frais et parfumé; quelques nuages chassés avec violence vers l'horizon annonçaient le retour du calme, et les petits oiseaux, cachés sous la feuillée, recommençaient leurs ramages. Il n'est point dans la nature de tableau plus aimable que celui de la campagne après une pluie de printemps : c'est comme une seconde naissance de la verdure et des fleurs; les impressions les plus douces s'échappent de tous les objets pour arriver à notre ame. Mais combien ces scènes sont plus ravissantes encore, pour deux amans qui viennent de laisser échapper le premier aveu de leur tendresse! Que de trouble dans leurs discours! que d'émotions inenarrables dans ces cœurs tout pénétrés de cette vie du ciel qui, sur la terre, reçut le nom d'amour!

Plus d'un an s'écoula dans l'oubli du monde entier. Ils se voyaient à chaque heure du jour, et chaque jour ils trouvaient quelques nouveaux sujets de s'aimer, Un matin M. de Saint-Pierre vit une pauvre esclave qui, maltraitée par son maitre, venait se réfugier auprès de la princesse. Dans ce cas, en Pologne, il est d'usage entre les grands de se renvoyer l'esclave, renvoi qui trop souvent est suivi de sévères punitions. Mais la princesse, touchée des larmes d'une inf›rtunée qui s'était confiée à sa miséricorde, ordonna qu'on en eût le plus grand soin, disant qu'il valait mieux se brouiller avec un homme puissant que de manquer à un malheureux. Elle voulut faire mieux encore; car, après avoir sollicité la grâce de cette esclave, elle la reconduisit ellemême dans la maison du maître qui venait de pardonner. Un autre jour M. de Saint-Pierre la découvrit au fond de son palais, prodiguant les plus tendres soins à une vieille femme infirme qui la bénissait. Comme il admirait tant de bonté, la princesse lui dit avec émotion :

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Il ne faut pas me louer de remplir un devoir; cette bonne femme m'a élevée; elle m'a consacré tous les momens de sa vie, il est bien naturel que je lui donne quelques momens de la mienne. » Ces actions, ces paroles le pénétraient d'une nouvelle ivresse : le charme attaché à la vertu est une des plus dangereuses séductions de l'amour.

Ainsi, M. de Saint-Pierre était comme un homme plongé dans les erreurs d'un songe; la princesse elleméme négligeait jusqu'au soin de sa réputation : ils ne pouvaient ni se voir, ni s'entendre, ni se quitter, sans se sentir troublés jusqu'au fond du cœur; et tous deux irritaient, par leurs imprudences, une famille orgueilleuse et puissante. Cependant l'inégalité des rangs, celle de la fortune, 'ne promettaient rien de durable à ce fol amour, dont la violence même brisait les liens.

Les bruits sourds de la médisance avaient déja plusieurs fois troublé leur bonheur, lorsqu'un soir M. de Saint-Pierre trouva la princesse baignée dans ses larmes. « C'en est fait, lui dit-elle, il faut nous séparer; ma mère me rappelle auprès d'elle, ma famille entière se soulève contre moi; hélas! nos beaux jours sont passés ! » Puis voyant l'agitation de M. de Saint-Pierre, elle ajouta avec l'accent de la tendresse : « Mon ami, vous aiderez mon courage, vous soutiendrez ma faiblesse; ah! je n'aurai point en vain compté sur votre vertu; si vous m'abandonniez, où trouverais-je des forces pour ne pas mourir? » Ces paroles touchantes adoucirent un moment les reproches de M. de SaintPierre; mais bientôt cédant à sa douleur : « Vous parlez de vertu, s'écria-t-il; est-ce donc un acte de vertu que d'abandonner ce qu'on aime? Où sont ces champs où nous devions vivre? cette chaumière que vous vouliez partager avec moi? Tant de projets de bonheur seraient-ils effacés? le jour d'hier est-il done oublié ? Quoi! une séparation éternelle suivrait de tels momens ! Non, chère Marie; fuyo s ces lieux, allons chercher une autre terre pour cacher une félicité qu'on nous envie! » En prononçant ces mots il fondait en larmes ; il la pressait dans ses bras, comme si on eût tenté de la lui

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