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XIV

Tout à coup un aide-de-camp du maréchal de Castries, le chevalier de La Motte, vint à passer à bride abattue, en criant: « Dans trois minutes vous allez avoir cinq mille hussards sur les bras. » Aussitôt la plaine se couvre de fuyards. Entraîné par la multitude, M. de SaintPierre courut long-temps sans pouvoir se dégager; enfin ayant peu à peu tiré sur la droite, il se trouva seul et vit ce nuage fondre sur la gauche. Arrivé à Warburg, tout était en confusion: les équipages encombraient le pont, les troupes se dispersaient, et les généraux ne savaient quel parti prendre. Ils délibéraient encore, lorsque le brouillard, se levant peu à peu, laissa voir l'ennemi à portée du canon. Il s'avançait sur trois colonnes et débordait l'armée française qui se trouvait au milieu du feu. Dans cette situation dangereuse, les officiers, ne prenant conseil que de leur courage, tentèrent de s'ouvrir un chemin dans les rangs ennemis. Un si généreux dévouement fut inutile, et le sacrifice de leur vie ne put sauver l'armée. Les fantassins, les cavaliers, les uniformes bleus, rouges, blancs, se précipitaient pêle-mėle du haut de la montagne. On avait à peine combattu et déja la déroute était complète. M. de Saint-Pierre s'élança avec son cheval sur des rochers si escarpés, que dans un autre moment il n'eût osé les regarder de sang froid. Parvenu au bord de la Dymel, dont les eaux ne roulaient que des cadavres, il la traversa à la nage au milieu du feu le plus vif, et il atteignit l'autre rive, d'où il put contempler cet horrible désastre. Les flancs de la montagne qu'il venait de quitter étaient couverts de malheureux Français morts ou blessés ; ils apparaissaient à travers la fumée du canon comme des ombres sanglantes; et atteints de tous côtés par le feu ennemi, ils mouraient sans pouvoir se défendre. Cet affreux spectacle se prolongeait sur toute la rive.

Peu de temps après cette bataille, M. de Saint-Pierre, desservi par des chefs qui ne lui pardonnaient ni ses talens, ni sa franchise, ni d'occuper une place dans le génie militaire sans appartenir à ce corps, fut suspendu de ses fonctions, et reçut l'ordre de se rendre à Paris. Le voilà donc sans ressources, sans protections, et réduit à se justifier auprès de quelques grands, bien décidés à le trouver coupable. Il ne perdit cependant pas courage, et se rendit à Francfort, où il fit la rencontre d'un officier de hussards qui menait à sa suite une marchande de café de l'armée. Ils s'arrangèrent pour faire ensemble la route de Mayence, où ils arrivèrent un soir peu de temps avant la nuit. A l'aspect de cette grande ville, la maîtresse du hussard ne peut supporter la pensée d'y paraître en négligé. Elle fait arrêter la voiture, se relève le teint avec un peu de rouge, met des plumes sur sa tête, et s'affuble d'un mantelet de soie blanc. Pendant qu'elle prépare sa toilette, ses deux chevaliers prennent à pied le chemin de la ville, et retiennent plusieurs chambres dans la meilleure auberge. Bientôt la voiture arrive avec fracas, et la voyageuse parait dans tout l'éclat de sa parure. L'hôtesse empressée s'avance pour la recevoir; mais saisie d'un scrupule soudain à la vue de son rouge et de son mantelet de soie, elle refuse obstinément de lui ouvrir sa maison. Ni les prières ni les menaces ne peuvent la toucher. Obligés de chercher

un autre logement, nos galans chevaliers parcourent la ville entière, et partout, à l'aspect de leur compagne, ils essuient le mème refus. Enfin, après deux heures de supplications inutiles, ils furent trop heureux de se loger dans un méchant cabaret, où on leur servit un méchant souper. Il serait difficile de peindre la figure déconcertée de la pauvre voyageuse. Quant à M. de Saint-Pierre, il ne put jamais oublier cette bonne ville où un étranger pouvait coucher à la belle étoile, parce qu'une femme avait eu la fantaisie de mettre un peu de rouge.

Le lendemain il abandonna ces deux ridicules personnages et traversa la France en faisant les plus cruelles réflexions sur le mauvais état de ses affaires. Dégoûté de la guerre, n'ayant aucun dessein arrêté, il crut trouver quelques secours auprès de sa famille, et se rendit chez un de ses oncles à Dieppe. Dans le premier mo ment, sa tante parut charmée de le recevoir et le combla de caresses. Elle s'imaginait qu'il avait laissé ses chevaux et ses gens à l'auberge; mais quand elle apprit qu'il était venu seul et sur un cheval de louage, elle se refroidit insensiblement et finit par lui chercher querelle. Obligé de quitter la maison de son oncle pour se rendre au Havre, il y passa trois mois auprès de son père qui était remarié depuis un an. Mais s'étant aperçu que son séjour commençait à fatiguer sa belle-mère, il résolut de tenter encore une fois la fortune. Il lui restait six louis; un billet de la loterie de Saint-Sulpice doubla cette somme, et c'est avec ce petit renfort qu'il prit la route de Paris, vers le commencement de mars de l'année 1761.

Une aventure extraordinaire qui fut sur le point d'armer toute l'Europe, lui présenta une occasion de se tirer d'affaire. Un vaisseau de guerre turc, la Couronne ottomane, était allé, suivant l'usage, lever le carache, ou tribut payé au grand-seigneur par les Grecs des îles de l'Archipel. Il jeta l'ancre près des rives de la Morée, et une partie de son équipage étant descendue à terre avec tous les officiers, soixante esclaves français formèrent le hardi projet de s'emparer du vaisseau. Ce projet réussit, et sur quatre cents hommes restés à bord, un bien petit nombre se sauva à la nage. Aussitôt les câbles furent coupés; on laissa tomber les grandes voiles, et le vent de terre venant à souffler, les vainqueurs furent emportés en pleine mer. La nuit vint, et ils échappèrent à toutes les poursuites. Le capitan-pacha, qui était descendu à terre, paya cette imprudence de sa tête.

Cependant les fugitifs se dirigèrent vers la rade de Malte, où ils entrèrent un dimanche matin. Le grandseigneur somma l'ile de rendre le vaisseau; on craignit un siége, et plusieurs ingénieurs furent envoyés au secours de l'ordre. M. de Saint-Pierre fut du nombre; on promit de lui adresser à Toulon la commission de lieutenant et le brevet d'ingénieur-géographe. Sur la foi de ces promesses, il se rendit à Lyon au commencement de mai. La beauté de la saison et les espérances de fortune dissipèrent peu à peu ses inquiétudes. Il se livra au plaisir de voir des objets nouveaux. Cependant il n'y a guère de villes intéressantes entre Paris et Lyon. Il semble que ces deux grandes cités épuisent toutes celles qui

les environnent, comme de grands arbres étouffent les végétaux qui croissent sous leur ombre. Après quelques Jours de repas à Lyon, il se rendit à Marseille où il ne fit qu'un court séjour. Tous les soirs il se promenait sur le port, en observant les divers costumes des navigateurs que le commerce y attirait de toutes les parties du globe. Il y voyait des Tartares, des Arméniens, des Grecs, des Indiens, des Chinois, des Persans, des Moresques, etc.: c'était comme un abrégé du monde. Le port de Toulon, où il ne tarda pas à se rendre, et où il fut présenté au capitaine du vaisseau le Saint-Jean par l'ingénieur en chef, lui offrit un spectacle moins varié; mais il en emporta le souvenir d'une aventure touchante. « Au moment de » m'embarquer, dit-il, un homme, à barbe longue, en » turban et en robe, qui était assis sur ses talons à la » porte du café de la Marine, m'embrassa les genoux » comme j'en sortais, et me dit en langue inconnue » quelque chose que je n'entendais pas. Un officier de la » marine qui l'avait compris, me dit que cet homme » était un Turc esclave, qui, sachant que j'allais à Malte, et ne doutant pas que son sultan ne prit cette » ile et ne réduisit tous ceux qui s'y trouveraient à l'es» clavage, me plaignait de tomber si jeune dans une » destinée semblable à la sienne. » M. de Saint-Pierre fut d'autant plus touché de cette scène, qu'il éprouva la douleur de ne pouvoir secourir cet infortuné. L'élan généreux d'un vieillard qui oubliait ses propres maux pour génir sur ceux d'un étranger qu'il devait regarder comme un ennemi, lui montrait le cœur humain dans toute sa sublimité. Il s'étonnait cependant d'avoir excité la pitié d'un homme plus malheureux que lui, car l'expérience ne lui avait point encore révélé la profondeur de ce vers de Virgile, qu'il mit dans la suite à la tète de tous ses ouvrages:

«Non ignara mali miseris succurrere disco. »

Peu de jours après cette aventure, il se rendit à bord du vaisseau, et l'on mit à la voile. Mais il commit une imprudence qui devait le jeter dans de grands embarras : ce fut de partir sans la commission qui lui avait été promise. Les officiers du génie ne lui voyant ni titre, ni fonction, ne voulurent bientôt plus le reconnaître, et dès lors il fut en butte à l'intolérance d'un corps auquel il n'appartenait pas.

Un événement déplorable troubla cette courte aventure. Un jour on entendit crier que deux jeunes gens qui se jouaient sur les lisses venaient de tomber dans la mer. Aussitôt le vaisseau arrive, le canot est mis à flot, et l'on coupe le salva nos, espèce de grands cônes de liége, suspendus à la poupe. Toutes ces précautions furent inutiles. Le vaisseau avait été poussé si rapidement loin de ces infortunés, qu'ils ne purent jamais l'atteindre. On les voyait nager dans le lointain, mais déja l'on ne pouvait plus entendre leurs cris. Bientôt ils levèrent les bras vers le ciel ; ce fut le dernier signe de leur détresse : ils s'enfoncèrent dans les flots, et disparurent pour toujours. Ces deux jeunes gens périrent sans qu'aucun de leurs camarades, qui se jetaient tous les jours à la mer

Vœux d'un Solitaire.

pour quelques pièces de monnaie, témoignåt le moindre desir d'aller à leur secours.

Le onzième jour après le départ, on découvrit les côtes de Malte, qui sont blanches et peu élevées. On y débarqua à midi. Il y avait dans le vaisseau quatre ingénieurs; ils se réunirent pour rendre visite au grandmaitre, et laissèrent M. de Saint-Pierre seul sur le rivage, sous prétexte qu'il n'appartenait pas au corps du génie militaire. Surpris d'une pareille conduite, il l'attribua à l'oubli du ministère qui ne lui avait point envoyé la commission promise. Mais que devint-il en apprenant que l'ingénieur en chef le faisait passer pour son dessinateur? Indigné d'un pareil mensonge, il réclama successivement devant le ministre de France, le grand-maître, et M. Burlamaqui, commandant en chef. Ces réclamations n'ayant eu aucun succès, il prit le parti de se retirer et d'attendre qu'on voulût en user plus convenablement avec lui. Il loua une petite maison à un étage six francs par mois, et y vécut solitaire avec un vieux domestique qui lui coûtait le mème prix. Ce domestique était Portugais, et d'une fierté qui ne lui permettait d'obéir qu'à sa propre volonté. Il refusait même de porter des fruits achetés au marché; ce qui réduisait la plupart du temps M. de Saint-Pierre à se servir lui-même. Un jour cependant il voulut bien prendre sous son bras une harpe que son maître venait de louer; et comme ce dernier lui témoignait sa surprise d'un changement si subit, il répondit avec dignité « que tout ce qui pouvait faire honneur » à l'homme, comme les livres, les tableaux, la musique, » il était toujours disposé à s'en charger; mais que ja» mais il ne s'abaisserait à porter des vivres, » M. de Saint-Pierre rencontrait souvent ce bon homme, qui, après avoir achevé son service, se promenait gravement sur la place publique, coiffé d'une perruque à trois marteaux, et une canne à pomme d'or à la main.

Cependant les ennemis de notre jeune solitaire cherchaient tous les moyens de le perdre. De ridicules calomnies furent répandues sur sa personne et sur sa famille, et comme il en témoignait un jour son ressentiment dans les termes les plus vifs, on fit aussitôt courir le bruit que la chaleur du climat avait agi sur son cerveau, et qu'il était atteint de folie. Dans cette situation, quelques amis s'empressèrent de le consoler. Tels furent un simple chevalier nommé Pestel, le marquis de Roullet, et le Bailli de Saint-Simon. Mais quelle distraction pouvait-il espérer de la société, dans un pays où l'on ne se réunit que pour jouer, et où il n'y a ni jardins, ni promenades, ni spectacles? Le malheur ne lui avait point encore appris à obéir sans murmurer aux ordres de la Providence, et à se consoler de l'injustice des hommes par l'étude de la nature.

Le siége n'eut pas lieu, et chacun ne songea qu'à retourner en France. M. de Saint-Pierre reçut 600 livres pour les frais de son voyage, et il s'embarqua sur un vaisseau danois qui faisait voile pour Marseille. Malheureusement le capitaine n'avait aucune connaissance de cette mer où les orages s'élèvent avec une effroyable rapidité. Après avoir louvoyé long-temps, ils se trouvèrent à la vue de la Sardaigne entre le banc de la Case et les rochers à pic qui hérissent la côte. Dans cette partie,

lorsque la mer, qui n'a que vingt-cinq pieds de profondeur, est agitée par les vents, elle soulève les terres mouvantes des bas-fonds, et alors les vaisseaux courent risque d'être engloutis sous des montagnes de sable. Pour accroître l'effroi, le nom de ce lieu rappelle aux matelots le naufrage de M. de la Case, sa fin déplorable, et celle de tout son équipage.

Du côté de la terre, le péril n'est pas moins grand. Ces rives sont habitées par des paysans à moitié sanvages. On les voit accourir au milieu des tempètes, s'élancer de rocher en rocher, et achever impitoyablement les malheureux que les flots leur apportent. Sur le soir, le vaisseau se trouva arrêté par le calme entre ces deux dangers. La chaleur avait été excessive, et le ciel se couvroit insensiblement de nuages noirs et cuivrés. La nuit vint encore augmenter l'horreur de ce spectacle. On craignait le coup de vent de l'équinoxe; toutes les manœuvres furent suspendues, et l'on soupa de bonne heure pour se préparer aux fatigues de la nuit. Les passagers, assis autour de la table, attendaient dans un morne silence, lorsqu'un officier qui venait de monter sur le pont redescendit à la hâte pour annoncer qu'on allait essuyer un grain épouvantable. En effet, le vaisseau se perdit tout à coup dans une nuée prodigieuse, dont les noirs contours étaient frappés par intervalles de l'éclat subit des éclairs. Le ciel et la mer semblaient se toucher. L'équipage se háta de serrer toutes les voiles, et d'amener les vergues sur la barre de hune. On amarra ensuite la barre du gouvernail. Pendant que tout le monde était en mouvement, un bruit sourd et lointain, semblable à celui du vent qui souffle dans une charpente, se fit entendre, et s'accroissant à chaque seconde, il semblait fondre du haut du ciel. En une minute, il gronda autour du vaisseau, qui fut couché sur le côté, tandis que le vent, la pluie, la mer et la foudre le frappaient en même temps, et assourdissaient par leur horrible fracas. Les éclairs se succédaient si rapidement, que le vaisseau était comme enveloppé d'une lumière éblouissante. Cette situation durait depuis plus d'une demi-heure, lorsque le capitaine entra, une petite lanterne sourde à la main, dans la chambre où les passagers s'étaient rassemblés. Il avait les yeux égarés, le visage påle, et s'adressant en anglais à un de ses officiers, il lui montra la route pointée sur une carte, et se retira les larmes aux yeux. L'officier secoua la tète, et comme tous les regards l'interrogeaient, il annonça que si la tempête durait encore une heure, le vaisseau était perdu corps et biens.

Quelques minutes après, la nuée crève sur le vaisseau et le couvre d'un déluge d'eau ; alors le plus grand calme succède à l'orage. Le lendemain, les voiles furent tendues, et bientôt l'on découvrit les côtes de Provence. A cette vue, tous les passagers tombèrent dans une espèce d'extase, et ils voulurent aussitôt se faire conduire à terre. M. de Saint-Pierre y descendit avec eux, et soit que le bonheur d'échapper à un si grand péril l'eût préparé aux plus tendres émotions, soit que la patrie, après la crainte du naufrage, eût plus de charmes à ses yeux, avec quel frémissement de joie il toucha cette terre qu'il avait cru ne plus revoir! comme ses regards

se reposèrent doucement sur ces rives fleuries, sur ces flots hier soulevés par l'orage, aujourd'hui si calmes et si purs! Ce gazon couvert de rosée, ces bois de myrtes, d'orangers, le souffle du zéphir, le chant des oiseaux, il croyait tout entendre, tout voir pour la première fois. Dans ce ravissement, il prit la route de Paris; mais à mesure qu'il approchait de cette ville, le charme faisait place aux plus vives inquiétudes. La tempête, le naufrage, l'attendaient encore là. Il n'avait plus d'amis, plus d'argent, plus de mère ; il était seul au monde, et battu de tous les vents de l'adversité.

Il se logea dans un hôtel, rue des Maçons, et courut aussitôt rendre visite à ceux qui, avant son départ, lui avaient témoigné quelque intérét. Le Bailly de Froulay lui parla de ses propres chagrins, et déplora le sort des grands seigneurs qui n'avaient plus de crédit dans les bureaux. M. de Mirabeau, l'ami des hommes, composait un gros livre sur le bonheur du genre humain, ce qui ne lui permettait pas de s'occuper des intérêts d'un individu isolé dans la foule. M. du Bois, premier commis, le reçut avec des airs de ministre : il lui dit qu'il fallait attendre; qu'on y songerait, qu'il ne voyait que des gens qui lui demandaient, et, en parlant ainsi, il le reconduisait poliment à la porte. Le pauvre solliciteur se consola de tant d'indignités, à la vue de cent personnes qui attendaient dans l'antichambre le bonheur de voir sourire un premier commis.

Toutes ses visites eurent le même résultat. Pendant ce temps, le peu d'argent qui lui restait fut dépensé, et la crainte de l'avenir le décida à demander quelques secours à ses parens. Mais cette démarche ne fut pas heureuse : les uns lui répondirent qu'il avait mérité sa situation; les autres, qu'il était un mauvais sujet, et que sa famille ne prétendait pas s'épuiser pour satisfaire ses caprices. Les plus honnêtes ne lui répondirent pas. Dans cette extrémité, un de ses protecteurs lui offrit une place chez un maître de pension, pour apprendre à lire aux petits enfans. Un autre l'engagea à donner des leçons de mathémathiques à quelques jeunes gens qui se destinaient au génie militaire. Il accepta cette dernière proposition; mais bientôt les élèves manquèrent, et il fallut encore renoncer à cette ressource. Alors il adressa au ministre de la marine un mémoire dans lequel il proposait d'aller seul, sur une barque, lever le plan de toutes les côtes d'Angleterre. Ce mémoire singulier n'excita pas même la curiosité, et resta sans réponse, Enfin on ne lui épargna aucune humiliation. Jamais il n'avait tant senti l'amertume d'avoir besoin des hommes déja la misère commençait à l'accabler; il avait épuisé le crédit chez un boulanger; son hôtesse menaçait de le renvoyer; et, réduit à l'isolement le plus complet, il ne voyait personne dont il put espérer le plus léger secours.

Mais son courage croissait avec son malheur. Plus il se voyait dans l'abandon, plus il prétendait aux faveurs de la fortune. En un mot, ses projets de législation se réveillèrent avec tant de force lorsqu'il se vit sans ressources, qu'il ne songea qu'à réaliser au fond de la Russie les brillantes chimères de sa jeunesse. Il ne s'agissait de rien moins que de fonder une république et de

lui donner des lois. Ce projet, qui dans un temps plus heureux lui eût peut-être paru extravagant, dans son état de délaissement et de misère lui semblait aussi simple que naturel. Il se doutait bien que pour accomplir de si grandes choses un peu d'argent lui serait nécessaire; mais il n'eût pas été digne de sa haute fortune, s'il se fut arrêté à de semblables bagatelles. La difficulté fut donc aussitôt levée qu'aperçue. Un nommé Girault, son ancien camarade d'études, lui prêta vingt francs, le marquis du Roullet deux louis, un M. Sauti trente francs, un père de famille, nommé Diq, trois louis. Il vendit ensuite secrètement et pièce à pièce tous ses habits; puis ayant porté chez Girault ses livres de mathématiques et un peu de linge, il se félicita d'avoir si bien préparé cette sage entreprise, et ne songea plus qu'à partir pour la Hollande. Comme il avait peu de confiance aux lettres de recommandation, qui ne sont le plus souvent qu'un moyen honnête de se défaire d'un importun, il ne voulut en emporter que deux : une pour l'ambassadeur de Hanovre à La Haye, l'autre pour le chevalier de Chazot, commandant de Lubeck et son compatriote.

C'est ainsi qu'au lieu de chercher le bonheur dans le repos d'une condition simple et médiocre, il ne le voyait que dans les agitations de la gloire, dans les hautes vertus, dans les dévouemens magnanimes, Il voulait faire de grandes choses pour être un jour l'objet d'une grande reconnaissance, et la vie ne s'offrait à lui que comme une suite d'actions héroïques qui mènent au commandement: erreur brillante, mais fatale; résultat inévitable de cette éducation mensongère, qui nous force d'appliquer à une vie presque toujours destinée à l'obscurité les principes et les pensées qui dirigent la vie des princes et des héros. Ces dangereux souvenirs le tourmentaient sans doute lorsque, tombé dans le dénuement le plus profond, il entrevoyait la fortune la plus éclatante, imaginant que, semblable à cet infortuné voyageur des Mille et une Nuits, qu'on avait descendu dans un abîme, il ne devait en sortir que pour étre roi.

Dès que son père eut appris ses projets de voyage, il s'empressa de lui envoyer quelques papiers de famille, parmi lesquels se trouvaient ses titres de noblesse. M. de Saint-Pierre fut charmé de posséder ces papiers; car dans les cours du Nord il faut un nom pour réussir. Une seule chose l'embarrassait, c'est que son titre principal était un certificat signé du marquis de l'Aigle, qui attestait, il est vrai, la noblesse de la famille de Nicolas de Saint-Pierre, mais avec cette clause qu'un de ses ancètres avait géré les affaires de la maison de l'Aigle. Ainsi une ambition trouve toujours sa punition dans une autre ambition. Une fois entré dans cette route, il était difficile de s'arrêter. Il n'avait point d'armoiries, et n'osait en prendre de trop connues; il fit donc graver un cachet de fantaisie, qu'il enrichit de tout ce qu'il savait dans l'art du blason. Enfin il adopta le titre de chevalier, que ses amis lui donnaient depuis long-temps. Mais toutes ces précautions, qui devaient servir à le rassurer, produisirent un effet absolument contraire. Parlait-on de sa famille, il en vantait la noblesse. Prolongeait-on la conversation sur ce sujet, il coupait court,

rougissait, s'embarrassait, craignait toujours de s'entendre demander la preuve qu'il avait eu des aïeux. En un mot, les questions les plus indifférentes le faisaient frissonner, et lui apprenaient assez qu'il n'était pas né pour tromper. Dans sa vieillesse, il s'accusait d'une manière charmante de ces petits traits de vanité, et peut-être y avait-il encore quelque vanité dans cet aveu ; car alors il s'était créé d'autres titres au respect des hommes, et tout semblait lui dire qu'il venait de commencer l'illustration de sa famille par le génie et la

vertu.

Son entreprise ainsi préparée, il ne songea plus qu'à son départ. Ses dettes s'élevaient à une centaine d'écus. Il fit des obligations qu'il envoya par la poste à chacun de ses créanciers, afin que son père les acquittât, si la fortune ne lui était pas favorable; puis un beau soir il sortit furtivement de son hôtel et se rendit chez son ami Girault, qui, quoique très-malheureux lui-même, n'avait pas le courage de le suivre. Ils soupèrent ensemble. D'abord le repas fut triste : Girault s'inquiétait du présent; M. de Saint-Pierre ne songeait qu'à deviner l'avenir. Mais une bouteille de Champagne étant venue ranimer leurs espérances, le grenier où ils se trouvaient retentit bientôt des éclats de leur joie. Enfin sur le minuit il fallut se décider à revenir aux réalités, et, son petit paquet sous le bras, il s'achemina seul vers la diligence de Bruxelles, après avoir promis à son ami Girault de ne pas l'oublier au jour de la prospérité.

Arrivé à La Haye, il se hâta de présenter une lettre de recommandation qu'un homme du grand monde lui avait remise pour son ami intime le baron de Sparken, ambassadeur de Hanovre. Mais quelle fut sa confusion, lorsque l'ambassadeur lui dit qu'il ne connaissait en aucune manière la personne qui avait écrit cette lettre! Ce seigneur était déja sur l'âge et croyait à l'alchimie. Par un effet singulier de cette crédulité, il s'imagina qu'un jeune homme qui savait les mathématiques devait avoir quelques lumières sur la pierre philosophale, et il voulut bien lui promettre une petite place, n'exigeant de lui, pour toute reconnaissance, que son secret de faire de l'or. En solliciteur novice, M. de Saint-Pierre eut la bonne foi de répondre qu'il était loin de posséder un si beau secret, et surtout d'y croire. Ce n'était pas le moyen de faire sa cour: aussi l'ambassadeur lui fit-il entendre clairement qu'un homme qui ne croyait pas à l'alchimie ne pouvait espérer de service en Hollande. Il ajouta que la religion catholique eût été d'ailleurs un obstacle insurmontable à son avancement; que le bon temps était passé où les Hollandais prenaient à leur service des officiers de toutes les religions; enfin que c'était bien dommage qu'il ne se fût pas présenté quatre jours plus tôt, époque à laquelle son neveu, le comte de la Lippe, s'était embarqué pour aller commander les troupes de Portugal et combattre les Espagnols. Le voyageur déçu se retira avec ces belles paroles, persuadé de deux choses dont il éprouva la vérité le reste de sa vie: c'est que les lettres de recommandation ne mènent à rien, et qu'un homme sans crédit arrive toujours le lendemain des bonnes occasions.

Quoique soupçonné par le baron de Sparken d'avoir

la pierre philosophiale, il se vit bientôt sur le point de manquer de tout. Comme il se creusait inutilement la tête pour trouver les moyens de continuer son voyage, le hasard fit prononcer devant lui le nom de M. Mustel, journaliste français retiré à Amsterdam, et qui y jouissait d'une grande considération. M. de Saint-Pierre avait eu pour régent un ecclésiastique qui portait le mème nom. Ce souvenir l'encourage, il prend la plume, il écrit, et M. Mustel lui répond aussitôt que ce régent est son propre frère, et qu'il se croira heureux d'être utile à un de ses disciples. Sur cette lettre, M. de Saint-Pierre se décide à prendre la route d'Amsterdam, où il trouva dans M. Mustel un homme disposé à devenir son ami. M. Mustel était un sage à la manière des anciens, c'est-à-dire qu'il pratiquait la sagesse. Il passait une partie de l'été dans un petit jardin aux environs d'Amsterdam, avec la meilleure des femmes et quelques bons amis. Là, tout en fumant sa pipe, il composait son journal sous un berceau de verdure, et du sein du repos et de la solitude il traçait jour par jour le tableau des agitations de l'Europe. Doué d'un beau talent poétique, il avait eu la force de préférer le bonheur à la gloire. Dieu, la nature, sa femme et sa plume, oecupaient toutes ses pensées; et, quoiqu'il eût souvent à déplorer les revers des peuples et des rois, il les voyait sur des rives si lointaines, que jamais ses passions n'en furent excitées. Tous les vains bruits du monde venaient expirer à la porte de sa retraite, et l'histoire présente était devant ses yeux comme l'histoire des temps passés'. « Son bonheur me rendait gai, » disait souvent M. de Saint-Pierre. Un jour il me dit : « J'ai essayé inutile>ment de faire venir la laitue romaine dans mon jardin ; >> c'est que la terre est trop froide : qu'en pensez-vous? »>-Oh! lui répondis-je, ne voyez-vous pas que la lai» tue romaine ne peut croitre dans un terrain protes>> tant? » Cette idée le fit rire. Pour moi, ajoutait M. de Saint-Pierre, j'avais dans le cœur une plante qui vient partout: c'était l'ambition. M. Mustel eut bientôt apprécié le mérite de son nouvel ami; et, plein de sollicitude pour un jeune homme dont il admirait les nobles sentimens, il lui offrit la main de sa belle-sœur, avec la place de rédacteur de la Gazette, qui valait mille écus. M. de Saint-Pierre n'apprécia point alors la générosité de cette offre. C'était une belle occasion d'être heureux, s'il n'avait cherché que le bonheur; mais comment renoncer à la gloire de former un peuple, de fonder une république, et cela pour une misérable place de journaliste, pour une vie obscure! Il refusa tout, parce que son ambition n'était satisfaite de rien. Nous le verrons souvent repousser la fortune, qui se présentait à lui sous une forme simple et riante. C'était un des traits de son caractère : il voulait parvenir en suivant sa fantaisie, et non pas en suivant la fantaisie des autres.

Il partit donc d'Amsterdam, après avoir emprunté de M. Mustel l'argent nécessaire pour se rendre à Lubeck.

M. de Saint-Pierre fut tellement frappé de l'indépendance et du bonheur de M. Mustel, que dans sa vieillesse il ne put résister au plaisir d'en parler avec détail. Voyez le roman de l'Amazone.

Là il puisa encore dans la bourse du chevalier de Chazot, commandant de la ville, qui lui prêta deux cents francs pour se rendre à Saint-Pétersbourg. L'élévation de Catherine au trône impérial vint ajouter à ses espérances. L'Europe entière était dans une grande attente; Frédéric et Voltaire proclamaient déja les merveilles d'un règne commencé par un horrible attentat. Ces éloges passaient de bouche en bouche et produisaient une admiration générale. Le jeune philosophe lui-mème ne pouvait se lasser de les écouter ; il craignait d'arriver trop tard; il lui semblait que tout allait se faire sans lui, qu'on devinerait ses plans, qu'on lui ravirait sa gloire. Plein de cette inquiétude, il se donna à peine le temps de visiter l'arsenal de Luberk, où il vit cependant le sabre dont on trancha la tête à un bourgmestre qui livra aux Suédois l'ile de Bornholm, à cette seule condition qu'il aurait l'honneur de danser avec la reine de Suède.

Au moment du départ, le chevalier de Chazot recommanda vivement M. de Saint-Pierre à son beaupère, M. Torelli, premier peintre de l'empire, et qui se rendait à la cour pour faire le tableau du couronnement. 11 y avait sur le vaisseau des comédiens, des chanteurs, des danseurs, des coiffeurs français, anglais, allemands, qui tous avaient les plus hautes prétentions. Ces braves gens se croyaient déja de grands personnages : à les entendre, ils allaient éclairer la Russie et y répandre le goût brillant des arts. L'exagération de leurs espérances et la folie de leurs projets n'étaient pas une des moins piquantes distractions de M. de SaintPierre. La traversée fut d'un mois; arrivés à Cronstadt, les passagers prirent une chaloupe pour remonter la Newa, qu'ils trouvèrent semée d'iles désertes, et dont les rives étaient bordées de noires forêts de sapins. Le bruit des rames troublait seul le profond silence de ces lieux; et les passagers, les regards fixés sur ces terres sauvages, se croyaient aux extrémités du monde, lorsque tout à coup, au détour du fleuve, ils découvrirent la cité de Pierre-le-Grand avec ses vastes quais, son pont de bateaux, la tour dorée de l'Amirauté, ses dômes peints en vert, ses palais couronnés de trophées, de guirlandes et de groupes d'amours, s'élevant seule au milieu des déserts. A ce magnifique aspect, notre voyageur se sent pénétré d'une émotion indéfinissable : c'est là qu'il vient chercher la gloire et lutter avec la fortune! c'est là que ses projets vont trouver de zélés protecteurs! Cette foule empressée qu'il aperçoit sur la rive ne lui présente que des amis que déja il voudrait presser sur son sein. Ainsi tous ses projets vont s'accomplir. Pendant qu'il se berce de ces riantes chimères, la chaloupe aborde au galernoff habité par les négocians anglais. Aussitôt l'un d'eux, M. Tornton, s'empresse d'un air jovial au devant des passagers, et les invite à prendre le thé chez lui, pour donner à chacun le temps de faire avertir ses amis. Nouvelle illusion pour M. de Saint-Pierre. Il vient donc de toucher une terre où les étrangers sont accueillis à la porte des villes comme au temps des patriarches! et si l'on reçoit ainsi un homme inconnu, à quels honneurs ne doit pas s'attendre celui dont tous les vœux tendent au bonheur des hommes!

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