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part des fruits destinés à la nourriture de l'homme flattent sa vue et son odorat. Ils sont de plus taillés pour sa bouche, proportionnés à sa main et suspendus à sa portée.

Dans une fable charmante de La Fontaine, le villageois Garo trouve mauvais que la citrouille ne soit pas portée par le chêne.

C'eût été justement l'affaire :

Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.

Le raisonneur Garo s'endort au pied du chêne; un gland tombe sur son nez. Il s'éveille en sursant:

Oh, oh! dit-il, je saigne; et que serait-ce done
S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,

Et que ce gland eût été gourde?

Il en conclut que tout est à sa place; et il s'en va en louant la Providence d'avoir suspendu un petit fruit au haut d'un grand arbre.

Cette fable, dont la morale est si vraie, induit en erreur en histoire naturelle. L'enfant à qui on la fait apprendre par cœur croit que les grands arbres ne portent point de fruits lourds; et quand il vient ensuite à savoir qu'il y a aux Indes des palmiers de plus de soixante pieds de hauteur, dont le sommet se couronne de cocos qui pèsent jusqu'à trente livres, comme ceux des îles Séchelles, il est tenté de croire qu'il n'y a plus de Providence entre les tropiques.

Nous formons notre logique, et souvent notre morale, des premières notions que nous donne la nature. Ce sont elles, et non les raisonnemens de la métaphysique, qui développent l'entendement humain. Il est donc essentiel de ne pas présenter à un enfant une erreur sur la nature, surtout lorsqu'elle est accréditée par l'autorité d'un de ses plus aimables peintres. L'erreur de La Fontaine consiste en ce qu'elle suppose à la Providence une fausse intention. Tout arbre n'est pas destiné à donner de l'ombre aux dormeurs; mais il l'est à porter des fruits, qui d'abord doivent le reproduire, et ensuite nourrir des animaux. De plus, dans chaque genre de végétal il y a des espèces réservées pour l'homme, qui sont les prototypes ou patrons de leur genre même, ainsi que nous l'avons remarqué précédemment. Nous avons observé aussi que quand leurs fruits sont tendres, ils sont d'un petit volume et peu élevés, afin de ne pas se briser dans leur chute. Ceux qui sont tendres et d'une grosseur considérable, comme les jacqs et les durions des Indes, croissent à la hauteur de l'homme, immédiatement sur le tronc de l'arbre qui les appuie. Les gourdes pesantes du calebassier sont suspendues à quatre ou cinq pieds de terre,

le long de ses branches grosses et longues qui s'abaissent à mesure que leur fruit devient plus lourd. Notre citrouille peut croitre à la même hauteur, et en tombe sans se briser. Elle est faite pour mûrir en l'air; car elle est le fruit d'une plante grimpante, qui a des vrilles pour s'attacher aux arbres. J'en ai vu plus d'une fois, d'une grosseur considérable, suspendues comme des cloches à des perches transversales.

Quant aux fruits qui viennent au sommet des grands arbres, ils sont, pour l'ordinaire, revêtus de coques dures et d'enveloppes molles ou élastiques, dont l'épaisseur est proportionnée à leur volume. Ainsi, la noix est revêtue de ses coquilles et de son brou, la châtaigne et la faine sont recouvertes d'une espèce de cuir et d'une capsule spongieuse et épineuse. Le gland est à demi enchâssé dans un chaton, qui le préserve de toute meurtrissure parmi les rameaux d'un arbre qui s'élève dons la région des tempêtes. Tous ses fruits tombent sans se briser. Les lourds coccs sont suspendus aux palmiers avec encore plus de précautions. Ils viennent en grappe, attachés à une queue commune, plus forte qu'un cordage de chanvre de la même grosseur. Ils sortent du sommet de leur palmier, et posent sur son tronc, qui les préserve en partie des secousses des vents. Ils ont des coques très-dures, revêtues d'un cair ou enveloppe filandreuse, à la fois compacte et élastique. Ils ne se rompent jamais en tombant. Il y a plus : c'est que je pense que la nature n'a fait les fruits d'un volume considérable, que pour croître sur le bord des eaux, où ils tombent sans se briser, et où ils flottent d'eux-mêmes. La citrouille grimpante me paraît de ce nombre; elle est plus volumineuse dans les lieux frais et le long des ruisseaux. Le cocotier est évidemment destiné à croître sur les rivages des mers torridiennes, car il ne prospère point dans l'intérieur des terres. On met, aux Indes, du sel marin dans les trous où l'on plante ses fruits, afin de les germer proprement. Ils se plaisaient dans le sable des bords de la mer, dont ils se font une base solide au moyen d'une multitude de longs filamens qui composent leurs racines. Leurs formes carénées les rendent propres à voguer à de grandes distances du rivage, et jusqu'au sein des mers, où leur grosseur et leur couleur fauve les font aisément distinguer à la surface des flots azurés. D'un autre côté, le noyer, chez nous, aime à croitre sur les bords des rivières, et l'humble coudrier sur ceux des ruisseaux. Sa noisette flotte et vogue ainsi que le coco. Tel rivage, tel arbre. Pour juger donc des harmonies d'un fruit, il faut connaître celles qu'il

a avec le sol où il croît, le végétal qui le porte, les animaux et les hommes qui s'en nourrissent.

Si les fruits durs annoncent leur maturité par le bruit de leur chute, ceux qui sont mous la manifestent par leurs parfums. Les premiers n'ont presque point d'odeur, et les seconds, pour l'ordinaire, en ont beaucoup. La raison de cette différence vient, je crois, de ce que les premiers fruits peuvent rester long-temps sur la terre sans se pourrir; les seconds avertissent l'odorat qu'il faut se håter de les cueillir. L'odorat est un goût anticipé; il juge, par des rapports incompréhensibles, si l'aliment convient à l'estomac ses instincts sont plus sûrs que tous les raisonnemens de la médecine. La botanique ne peut donc déterminer, par ses méthodes ordinaires, les qualités essentielles des plantes, c'est-à-dire les rapports qu'elles ont avec notre vie, puisqu'elle n'appelle ni l'odorat ni le goût pour les caractériser.

Les dictionnaires botaniques manquent même de termes propres qui puissent exprimer les odeurs primitives. Elles sont cependant aussi variées que les couleurs, les formes, les mouvemens et les sons, dont la nomenclature, d'ailleurs, est trèsbornée. On détermine les couleurs primitives par les noms de blanche, de jaune, de rouge, de bleue, de noire; les formes génératrices, par ceux de linéaire, de triangulaire, de ronde, d'elliptique, de parabolique; les mouvemens primordiaux, par ceux de perpendiculaire, d'horizontal, de circulaire, d'elliptique et de parabolique; les sons qui ne proviennent que du mouvement de l'air agité, par les noms d'aigu, de grave, de fermé, de circonflexe et de muet. Nous les retrouvons dans les différens sons de l'e, ou plutôt des cinq voyelles, dont les formes, dans l'alphabet romain, à l'exception de l'E, sont semblables à celles des formes génératrices : mais les odeurs n'ont point de nom qui leur appartienne en propre; car les expressions de suave ou de fétide, qui en sont les extrêmes, n'en caractérisent aucune. Pour les désigner, il faut les rapporter directement aux végétaux qui les produisent. Ainsi, on dit une odeur de lilas, de giroflée, de fleur d'orange, de jasmin, de rose. Pour l'ordinaire, elles tirent leurs noms des fleurs qui les portent; il en est de même de celles du musc, de la civette, qui appartiennent aux animaux dont elles portent le noms. Nous observerons ici que les parfums les plus odorans, ainsi que les couleurs les plus vives dans les végétaux, sont attachés à leurs fleurs, comme au lit nuptial de leurs amours. On les retrouve en partie dans les amours des êtres animés; car le musc, la civette, le castoréum, proviennent des parties

sexuelles des animaux du même nom. L'ambre, dont on ignore l'origine, parait engendré par la baleine. Enfin, les couleurs des oiseaux sont plus éclatantes dans la saison où ils deviennent amoureux. Il y en a même alors un grand nombre qui se revêtent de plumages nouveaux, et qui sont décorés d'épaulettes pourprées, de queues veloutées, d'aigrettes brillantes, comme d'habits destinés à leurs noces; ils brillent sur les arbres comme des fleurs. Mais nous nous occuperons, aux harmonies conjugales, des charmes dont s'embellissent les puissances de la nature à l'époque de leurs amours; ne sortons point ici de celles des végétaux et de l'homme. Quoique les parfums des fleurs soient d'une variété infinie, nous n'avons pu encore leur donner des noms primitifs. L'odeur de rose n'appartient pas seulement à la rose, mais à plusieurs sortes de bois, au fruit du jonc rose, au scarabée capricorne, etc. Il y a un grand nombre d'odeurs qu'on ne sait comment désigner. Nos notions à l'égard de l'odorat sont semblables à celles des animaux, qui connaissent les choses sans leur donner de nom : ce n'est pas la pire manière de les étudier. Jean-Jacques me disait un jour qu'on pouvait être un grand botaniste sans savoir le nom d'une seule plante: on peut étendre cette idée bien plus loin. Il m'est arrivé, dans des promenades ou des sociétés nombreuses, de me lier d'amitié particulière avec des gens qui m'intéressaient, sans que j'aie jamais eu la curiosité de demander leurs noms : il me suffisait de connaître leur personne et leur visage. Ma réserve sur ce point venait aussi de prudence; je ne voulais pas que la calomnie, si commune parmi nous, vînt flétrir dans mon cœur un sentiment d'estime et d'amitié : il suffit de mettre en évidence quelque affection secrète, pour en entendre dire du mal. Pour vivre heureux, il faut cacher ses jouissances. Je crois connaître assez bien un objet, quand il me donne du plaisir. J'étudie la nature et les hommes à la manière des animaux, avec mon seul instinct. Un chien, qui ignore souvent le nom de son maître, le connaît sous plus de rapports que ceux qui savent le mieux son nom. Il le suit à la piste, à travers les foules les plus épaisses, et il en distingue les émanations particulières d'avec celles des gens qui traversent son chemin. Quelques philosophes n'ont pas manqué, à cette occasion, d'exalter le chien, aux dépens de l'homme, privé de cet avantage. Certainement un homme ne retrouverait pas son chien au milieu d'une meute par le simple flairer; mais d'un autre côté, l'odorat si subtil du chien est indifférent à une multitude de parfums auxquels l'homme est très-sen

sible. Je crois, au reste, que chaque espèce d'odeur est en rapport avec l'odorat de quelque espèce d'animal, dont elle réveille l'instinct, mais que l'homme, sans en ressentir l'influence d'aussi loin, est affecté de toutes, sans exception. Quoiqu'elles soient très-variées, peut-être pourrait-on les réduire à cinq primitives, dont les autres ne seraient que des mélanges et des combinaisons. C'est ainsi que les couleurs, les formes, les mouvemens et les sons peuvent se rapporter à cinq termes élémentaires; peut-être aussi les odeurs primitives sont-elles bien plus nombreuses: peutétre sont-elles en rapport avec le cerveau, le sang, les nerfs, le suc gastrique et nos humeurs si variées. D'habiles anatomistes ont analysé les organes de la vue et de l'ouïe, et aucun, que je sache, n'a développé le mécanisme de l'odorat. Ce qui nous est le plus intime nous est le moins

connu.

Ce que j'ai dit des odeurs doit s'appliquer aux saveurs, aussi peu déterminées dans leur nomenclature. Les expressions de douce, d'âpre, d'acide, ne les caractérisent point; celles de salée, d'amère, de sucrée, ne dérivent point proprement des saveurs, mais des matières qui les produisent, telles que le sel, l'eau de mer, le sucre. On est obligé encore de les rapporter aux végétaux, qui les renferment toutes dans leurs fruits, comme ils renferment toutes les couleurs et toutes les odeurs dans leurs fleurs. Ainsi, on dit un goût de vin, de poivre, d'amande; mais on serait bien embarrassé, s'il fallait donner des noms primitifs à la saveur même du vin, du poivre et de l'amande, dont les couleurs cependant sont déterminées par les noms généraux de blanc ou de rouge, de gris ou de noir, de fauve ou de blanc. Les saveurs sont aussi nombreuses que les odeurs, quoique celles-ci puissent se diviser en deux classes, dont les unes, comme les parfums des fleurs, n'affectent agréablement que le cerveau, et les autres, qu'on peut appeler comestibles, aiguillonnent le goût. Cependant il n'en est aucune, même des plus fortes, qui ne se retrouve dans les alimens les plus recherchés. Le durion aphrodisi que, qui fait aux Indes les délices des hommes, et surtout des femmes, a une odeur d'ognon pourri. Le Groënlandais boit avec autant de plaisir l'huile infecte de baleine, que le Chinois des sorbets parfumés. Chez nous, combien d'hommes dans un âge avancé préfèrent le fromage le plus raffiné au laitage frais, qui faisait les délices de leur enfance! Chaque nation, chaque âge, chaque sexe, a ses goûts particuliers; mais on peut dire que l'homme réunit en lui tous ceux des animaux. Il s'approprie leurs alimens, et il les combine

de toutes les manières pour en tirer des jouissances. Nous l'avons déjà dit, et nous ne saurions trop le répéter, les divers genres d'animaux n'ont que des rayons des divers genres de sensations; l'homme en a la sphère entière : c'est cette universalité qui le distingue d'eux, même physiquement, en l'harmoniant seul avec toute la nature.

La nature paraît avoir réuni dans l'organe du goût de l'homme, aussi peu connu que celui de son odorat, tous les moyens de dégustation et de digestion qu'elle a isolés dans les divers genres d'animaux. Il y en a qui ne prennent leur nourriture que par la succion d'une trompe, comme les mouches et quelques scarabées, qui se servent de liqueurs dissolvantes; d'autres la râpent en poudre, comme les carics; ou l'avalent sans mâcher et la digèrent par des sucs gastriques, comme les reptiles; ou la broient par des triturations, comme les oiseaux avec des gésiers remplis de petits cailloux; ou l'arrachent avec un seul rang de dents et la ruminent ensuite, comme le bœuf herbivore; ou la hachent avec deux rangs de dents incisives, comme les chevaux; ou la déchirent avec les dents canines, comme les chiens et les singes; ou l'écrasent avec une gueule pavée d'os convexes et raboteux, comme certains poissons qui vivent de coquillages. L'homme a, à lui seul, des lèvres, une langue, des sucs gastriques, des dents incisives, canines et molaires, un œsophage, un estomac, des intestins; et, par ces divers moyens réunis, il s'approprie et digère tous les alimens.

Nous allons à présent jeter un coup d'œil sur les remèdes que la nature nous offre par toute la terre, pour guérir la maladie de la faim avec délices; nous parlerons ensuite de ceux qu'elle nous donne pour guérir agréablement les maladies par excès.

Nous commencerons par la zone torride, où le soleil répand toutes ses influences, et d'où l'homme a tiré son origine. Il est certain que c'est dans cette zone que se trouvent les fleurs les plus brillantes, les aromates les plus odorans et les fruits les plus savoureux. Je ne parlerai pas de ses mines d'or, d'argent, de rubis, d'émeraudes, de diamans, auxquelles les autres zones ne peuvent guère opposer que des mines de cuivre, de fer, de plomb et de cristal; mais nous empruntons des productions torridiennes végétales, les noms des couleurs, des odeurs et des saveurs dont nous voulons caractériser celles de nos climats, qui sont les plus distinguées. C'est là qu'on trouve les couleurs primitives dans toute leur naïveté, et c'est des végétaux qui en sont teints que nous tirons leurs noms, tels que le blanc du coton, le jaune du safran, le ronge

de la rose, le bleu de l'indigo, le noir de l'ébène. Il en est de même des odeurs qui n'ont pas d'autres noms propres que ceux des végétaux qui les produisent, telles que l'odeur de rose dont les Indiens tirent des essences si précieuses, celles des jasmins et de l'encens d'Arabie, des bois d'aloès, de sandal, de benjoin, etc.; c'est là que le soleil rend les parfums savoureux, et les saveurs odorantes dans le poivre, la cannelle, la muscade le girofle, la vanille, etc.; il les harmonie en mille façons dans une multitude de fruits comestibles, comme les oranges, les papayes, les ananas, les mangues, les pommes-dattes, les litchis, les mangoustans, tous supérieurs à nos confitures et à nos conserves les plus délicieuses. Les saveurs primitives alimentaires, ainsi que les odeurs, s'y retrouvent toutes pures, afin que l'homme en pui se faire à son gré de nouvelles combinaisons: tels sont l'acide du citron, le sucre de la canne à sucre, l'amer du café, l'onctueux du cacao. Dans leur voisinage croissent une multitude de farineux, les uns sous terre, en racines d'une grosseur prodigieuse, comme les cambas, les ignames, les maniocs, les patates; d'autres plus apparens sur les herbes, comme les riz, les mils, les maïs, les blés, et les grains légumineux de toute espèce; mais elle a mis en évidence sur des arbres tout ce qui était utile et agréable à la vie humaine, déja préparé et façonné : le pain dans le fruit à pain, le lait et le beurre dans la noix du cocotier; du sucre, du vin et du vinaigre dans la séve de plusieurs palmiers; du miel plus agréable que celui des abeilles, dans la datte; des toisons plus douces que celles des agneaux, dans les gousses du cotonnier; des vases de toute espèce sur le calebassier; enfin des logemens inébranlables dans les arcades du figuier des banians.

Les zones tempérées n'ont, pour ainsi dire, que la desserte de cette magnifique table. Nous sommes même obligés en Europe d'aider la nature par des travaux pénibles et assidus, tandis que les Indiens n'ont besoin que de laisser agir la terre, l'eau et le soleil. C'est même de la zone où l'astre du jour exerce tout son empire, ou au moins de son voisinage, et des climats fortunés de l'Inde orientale, que sont sortis originairement les végétaux, soutiens de notre vie. C'est dans ses hautes montagnes que se trouvent encore la vigne, le figuier, l'abricotier, le pêcher, qui font les délices de Cachemire. C'est de là aussi que sont sortis nos arts, nos sciences, nos lois, nos jeux, nos religions. C'est là que Pythagore, le père de la philosophie, fut chercher parmi les sages brachmanes les élémens de la physique et de la morale. C'est ŒUVRES POSTHUMES.

de là qu'il rapporta en Europe le régime végétal qui porte son nom, et qui fait fleurir la santé, la beauté, la vie, et, en calmant les passions, étend la sagacité de l'intelligence. Quelques ennemis du genre humain ont prétendu que ce régime affaiblissait la force du corps et le courage. Ils ne voient plus d'hommes où ils ne voient pas des bouchers et des soldats. Mais faut-il être carnivore ou meurtrier pour braver les dangers et la mort ? Dans les animaux granivores ou herbivores, la caille, le coq, le taureau, le cheval, sont-ils moins forts et moins courageux que la fouine, le renard, le loup et le tigre, qui ne vivent que de carnage? Ceux-ci, armés de dents tranchantes et de griffes, ne combattent que par ruses et par surprises, dans l'ombre des forêts ou les ténèbres de la nuit : ceux-là, quoique armés à la légère, se battent loyalement à la clarté du jour. Parmi les hommes, les Japonais, qui ne mangent jamais de viande, au rapport de Kampfer, leur meilleur historien, sont peut-être de tous les peuples les plus vigoureux, et ceux qui craignent le moins la mort. Ils se la donnent avec la plus grande facilité, dégoûtés souvent de la vie par un effet de leur éducation et de leur gouvernement qui leur inspirent dès l'enfance les funestes et insociables préjugés de l'honneur. Cependant ils ne vivent que de végétaux et de coquillages, sur leurs rochers peu fertiles, entourés de mers orageuses. Mais ils ont trouvé l'art d'employer à leur nourriture quantité de plantes marines, que nous négligeons au point que la plupart des nôtres sont inconnues, même à nos botanistes. Elles ne nous servent qu'à engraisser nos champs, lorsque les tempêtes les ont jetées sur nos rivages, Toutefois, une multitude de plantes et de fruits qui font aujourd'hui nos délices, comme le thé, le café, le cacao et notre olive, ont des amertumes ou des goûts acerbes et insupportables qu'ils ne perdent que par certaines préparations. Nous ne pourrions même user de nos légumes et de nos grains tels que la nature nous les donne, si nous ne les convertissions en alimens par la mouture, les levains, la boulangerie, l'ébullition, la cuisson et les assaisonnemens. Puisque nous sommes obligés d'employer beaucoup d'apprêts pour manger les végétaux de la terre, pourquoi n'en tenterionsnous pas d'autres, comme les Japonais, pour faire usage de ceux de la mer? Mais nous n'avons pas besoin de ces ressources pour mener, dès à présent, une vie pythagoricienne très-agréable. Plusieurs hommes de la Grèce, illustres par leur courage, leur génie et leurs vertus, l'ont embrassée dans des temps où les richesses végétales de l'Europe étaient bien moins nombreuses qu'aujourd'hui, 7

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Tels ont été Ocetès, qui, le premier, trouva le mouvement de la terre autour du soleil; Architas, tarentin, qui inventa la sphère, et qui fut si renommé en Sicile par la douceur de son gouvernement; Lysis, ami et instituteur d'Epaminondas; enfin, Epaminondas lui-même, le plus grand homme de guerre et le plus vertueux des Grecs. Pourrions-nous nous plaindre de la nature, à présent que toutes les parties du monde ont enrichi nos champs, nos jardins et nos vergers, je ne dis pas seulement de légumes savoureux, mais de fruits exquis? Nous y voyons paraitre successivement les fraises des Alpes, les cerises du royaume de Pont, les abricots de l'Arménie, les pêches de la Médie, les figues de l'Hyrcanie, les melons de Lacédémone, les raisins de l'Archipel, les poires et les noix de l'ile de Crète, les pommes de la Normandie, les châtaignes de la Sicile et les pommes de terre de l'Amérique septentrionale. Flore et Pomone parcourent dans nos climats le cercle de l'année, et en enchaînent tous les mois autour de notre table par des guirlandes de fleurs et de fruits.

Mais quand nous serions relégués jusqu'aux extrémités du Nord, dans ces contrées où il n'y a plus ni printemps ni automne, les dons de Cérès et de Palès suffiraient encore pour y rendre notre vie commode et innocente. Je me souviens que lorsque je servais en Russie dans le corps du génie, en faisant la reconnaissance des places de la Finlande russe avec le général Du Bosquet, chef des ingénieurs, nous aperçûmes les débris d'une cabane et les sillons d'un petit champ au milieu des rochers et des sapins. C'était à une lieue de Wilmanstrand, petite ville située vers le 61o degré de latitude nord. Mon général, qui connaissait beaucoup la Finlande, où il s'était marié, me raconta que ce champ avait été cultivé par un officier français au service de Charles XII, et ensuite prisonnier des Russes à la bataille de Pultawa. Cet officier avait fixé son habitation dans ce désert, où la terre, couverte de neige pendant six mois, et de roches toute l'année, ne rendait à ses cultures qu'un peu d'orge, des choux et de mauvais tabac. Il avait une vache dont il allait vendre le beurre tous les hivers à Pétersbourg. M. de La Chétardie, ambassadeur de France, le fit inviter plusieurs fois à le venir voir en lui promettant de l'emploi dans sa patrie, et de lui donner les moyens d'y retourner; il se refusa constamment à ses invitations et à ses offres. Il avait oublié entièrement sa langue maternelle, mais il entendait toujours celle de la nature. Il avait épousé la fille d'un paysan finlandais, et il ne manqua à son bonheur

que d'en avoir des enfans. Je savais déja que beaucoup d'Européens avaient embrassé en Amérique la vie des Sauvages, et que jamais aucun Sauvage n'avait renoncé à l'Amérique pour adopter les mœurs des Européens. Mais, de tous ces exemples, je n'en ai trouvé aucun d'aussi frappant que celui d'un Français qui préféra la vie laborieuse et obscure d'un paysan de la froide et stérile Finlande, à la vie oisive et brillante d'un officier, sous le doux climat de la France. La pauvreté et l'obscurité sont donc bonnes à quelque chose, puisqu'en nous entourant d'elles nous pouvons trouver la liberté au sein d'un gouvernement despotique, tandis que la fortune et la célébrité souvent nous couvrent de chaînes au milieu d'une république. Je l'avoue, les ruines de cette petite cabane, entourée de sillons moussus, m'ont laissé des impressions plus profondes et des ressouvenirs plus touchans que le palais impérial de Pétersbourg, avec ses huit cents colonnes et ses vastes jardins; palais rempli, comme tous les palais du monde, de jouissances vaines et de soucis cruels. Je me représente encore cette petite habitation de la Finlande au milieu des roches, sur la lisière d'une forêt de sapins près du lac de Wilmanstrand, n'offrant dans un été fort court que quelques gerbes d'orge à la bêche de son cultivateur, mais lui ayant donné en tout temps la liberté, la sécurité, le repos, l'innocence et un asile assuré à la foi conjugale.

Cependant, quelque stérile que soit une région où la terre laisse entrevoir ses fondemens de granit au même niveau que les sommets des Alpes, j'y ai vu des cerisiers et des groseillers y faire briller leurs rubis; les lisières même des bois y sont tapissées de fraisiers, de myrtilles, de kloukvas et de champignons comestibles. Combien d'arbres fruitiers de nos climats, et même de pays plus méridionaux, peuvent résister à ses hivers, puisque l'arbre au vernis du Japon, le mûrier à papier de la mer du Sud, et plusieurs autres des pays chauds, plantés dans nos jardins, n'ont pas succombé à des froids de 18 à 20 degrés, ainsi que nous l'avons éprouvé dans les rudes hivers de 1794 et de 1799! Comment la nature se refuserait-elle, en Finlande, aux essais des naturalistes, puisqu'elle a fait naître sous son ciel Linnée, le plus éclairé de tous? Au reste, que de mets et de boissons se tirent des seules préparations des blés, dont chaque climat peut produire au moins une espèce ! L'orge vient en Finlande tout au plus en trois mois, par un été plus chaud que celui de l'équateur. Que de légumes et de grains exotiques pourraient y croître dans le même espace de temps !

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