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gétaux ou à leurs dissolutions, même dans les ichthyophages. C'est pour en recueillir les débris aux embouchures des fleuves, que tant de poissons y abondent : les uns allongés pour passer entre les détroits des rochers, tels que les merlans, les congres, les murènes; les autres aplatis pour barboter dans les vases ou les sables, comme les plies, les limandes, les carrelets, les flétans. D'autres, comme les baleines armées d'une large queue, remontent en hiver jusqu'aux extrémités de la mer du Nord, et påturent au fond de ses baies où les courans du sud déposent les alluvions des mers du midi. Là elles reposent leur vaste corps sur de grandes prairies de glaïeuls, couvertes d'insectes marins qu'elles brisent dans leurs fanons. Elles y bravent le choc des glaces flottantes de l'été, au moyen du lard épais dont une nourriture abondante les a matelassées.

Il était bien juste que la nature donnât à chaque genre d'animal des moyens de progression divers, puisqu'elle avait placé les alimens de chacun d'eux sur différens sites et à différens étages. Ils sont répandus au sommet des montagnes et au fond des vallées, dans l'épaisseur de la terre et dans la profondeur des mers, sur des racines, des mousses, des herbes et des arbres. Il y a plus, chaque végétal nourrit dans chacune de ses parties des animaux de genres différens. Il alimente de sa seve les animaux microscopiques; de ses feuilles, les pucerons et les gallinsectes; de ses fleurs, les mouches et les papillons; de ses semences, les oiseaux; de ses tiges, les quadrupèdes; de ses débris, les vers tarières et les fourmis; de ses décompositions, les poissons. Si nous joignons à ces animaux frugivores les carnivores, qui vivent de ceux-ci, et dont les genres sont peut-être aussi nombreux en insectes, en oiseaux, en quadrupèdes et en poissons, nous trouverons que la plus petite plante est le centre d'une sphère vivante d'animaux, dont chaque rayon nourrit des genres différens. Ainsi, la plus petite mousse peut fort bien nourrir un insecte dans son sein, un quadrupède par ses agrégations, et un cétacée par ses décompositions. Telle est sans doute celle dont le renne se paît dans le nord. Elle donne un asile au taon terrible qui le persécute : mais, précipité par les vents au sein des mers, ily devient peut-être lui-même la proie de la baleine. Comme chaque harmonie d'un élément avec le soleil a ordonné sur chaque site de la terre plusieurs genres et plusieurs espèces de végétaux, chaque harmonie d'un végétal avec le soleil a ordonné à son tour plusieurs genres et plusieurs espèces d'animaux, qui, par conséquent, sont beaucoup plus nombreux que les premiers. Il y a cinq ou six mille

espèces de mouches en France, et il n'y a pas deux mille espèces de végétaux.

Il n'est aucun animal qui manque d'organes nécessaires à son genre de vie, ou qui en ait de superflus. Les oiseaux aquatiques qui barbotent dans les vases des rivières pour y chercher des racines ou des vers, ont le bec large et aplati, tels que les canards, les oies, les cygnes. Les frugivores, qui vivent des fruits mous, comme les sansonnets et les merles, ont un bec long et pointu. Il est court, à large base, un peu voûté, et tranchant sur les côtés pour casser les graines, dans les granivores, tels que les serins et les chardonnerets. Il est aigu et courbé comme les mordans d'une tenaille, dans les oiseaux qui vivent de semences renfermées dans des coques très-dures, tels que les perroquets. Il est très-remarquable que le nombre cinq, qui forme la première division proprement dite du cercle, et en ramène la circonférence à un centre, se trouve employé dans les cinq petales des fleurs en rose, si communes, parce qu'elles réunissent le plus de rayons du soleil à leur foyer; et, dans la division de la main de l'homme en cinq doigts, comme la plus propre à rassembler, à contenir et à saisir un objet, il est, dis-je, trèsremarquable que ce même nombre cinq se retrouve dans l'organe du toucher des oiseaux. A la vérité, ceux qui ne perchent pas n'ont que trois doigts à chaque pate, et ceux qui perchent en ont quatre; mais les uns et les autres saisissant pour l'ordinaire leur nourriture avec la pate et le bec, on peut dire que leur bec est le cinquième doigt, en le considérant comme divisé en deux dans les oiseaux à trois doigts, et comme unique dans ceux qui en ont quatre. Ce rapprochement est d'autant plus sensible, que le bec des oiseaux est d'une matière cornée comme celle des ergots de leurs doigts; qu'il est de la même teinte et dans les mêmes proportions de formie et de longueur. Les uns et les autres sont crochus dans les oiseaux de proie, épatés dans les oies, longs dans les bécasses, et courts dans les moineaux. Les doigts des oiseaux forment donc une véritable main, et leur bec en est en quelque sorte le ponce. La même division se rencontre aussi dans les crabes si voraces: le père Dutertre en compare avec justesse les huit pates et les deux pinces à deux mains ambulantes, adossées l'une à l'autre. Les animaux herbivores quadrupèdes ont des lèvres épaisses pour saisir l'herbe et l'arracher, et un double rang de dents pour la broyer. D'autres, tels que le bœuf et la chèvre, n'ont qu'un seul rang de dents pour la hacher; mais ils ont un double estomac pour ruminer et remâcher des herbes mal broyées. Qui pourrait nombrer et décrire les

organes du goût dans les insectes? Les uns ont des tarières, comme le ver de bois qui en porte le nom; d'autres, des mâchoires quadruples, qui agissent à la fois de droite et de gauche, et de haut en bas, comme celles de la sauterelle herbivore. Ils ont des råpes, des rabots, des pompes, des dissolvans, des ventouses, des ciseaux, des gouges, des limes, des burins, etc., etc., qui leur servent à extraire leur nourriture de toutes les parties des végétaux. Qu'on ne nous vante plus l'ingénieux Dédale, qui inventa la scie pour réduire en planches les troncs noueux des arbres; les insectes, avec les plus faibles outils, les réduisent en poudre. Enfin les animaux rendent, par leurs excrémens sulfurés, la fécondité aux plantes dont ils se nourrissent; souvent ils en ressèment les graines avec eux. Si le buisson donne à l'oiseau un asile fortifié dans ses rameaux épineux, et des vivres dans ses baies pierreuses, l'oiseau, à son tour, ressème les semences indigestibles du buisson. Ainsi la nature entretient les harmonies de ses puissances les unes par les autres.

Nous observerons que les chemins sont bordés de plantes qui conviennent tellement à la plupart de nos animaux domestiques, qu'on s'en sert pour les élever, les engraisser et les guérir. La renouée, qui étend ses cordons noueux le long des sentiers les plus battus, et croît, pour ainsi dire, sous les pieds des passans, plaît singulièrement aux porcs, qui cherchent volontiers leur vie le long des voies publiques: ils préfèrent cette herbe succulente aux graminées, et même au blé. C'est à cause de cette préférence que les paysans appellent la renouée l'herbe au porc. Au reste, les bœufs en mangent avec plaisir, et j'en ai vu faire de bons et verts påturages sur des côteaux secs et arides. L'ortie, qui croît si vigoureusement le long des murs des métairies, plaît aux poules d'Inde au point que, lorsqu'elle est hachée, elle est la meilleure nourriture que l'on puisse donner à leurs poussins. L'anserina potentilla, si aimée des canards et des oies, tapisse de ses fleurs jaunes les bords des mares, où ces oiseaux se plaisent à barbotter. Le chardon, qui vient dans les terrains les plus négligés, fait les délices de l'âne solitaire. L'herbe au chat, qui croît d'ellemême dans nos jardins, attire la nuit autour d'elle, par son odeur forte de menthe, les chats du voisinage; ils se roulent dessus, la caressent, et en mangent avec un plaisir extrême. Le chiendent, ainsi appelé parce que le chien le mange pour se purger, croit partout; mais ce végétal cosmopolite sert encore à des animaux aussi utiles à l'homme: les chèvres le broutent avec délices, et leur toison en devient plus belle. Ce n'est point à l'air d'An

gora qu'il faut attribuer la finesse, la longueur et l'éclat des poils de chèvre dont les Turcs font leurs magnifiques camelots, ainsi que l'ont dit quelques naturalistes, ni à ses rochers qui n'existent point, quoique j'y en aie supposé moi-même dans mes Études de la Nature, mais au chiendent long et soyeux que produisent uniquement ses vastes plaines. C'est au voyageur Busbecq que je dois cette observation; et il faut en croire cet aimable philosophe, auquel l'Europe est redevable du lilas, qu'il apporta d'Orient.

Les plantes cosmopolites croissent en général le long des grands chemins. Ce sont des espèces d'hospices que la nature y a établis pour les animaux domestiques voyageurs. Il y a apparence qu'ils en ressèment eux-mêmes les graines indigestibles à leurs estomacs; mais, d'un autre côté, ils les empêchent, en les broutant, de se propager avec trop d'abondance. La fleur femelle ouvre ses pétales à l'insecte, qui la féconde par les poussières d'une fleur mâle; l'herbe se met en touffe pour la bouche du quadrupède, qui en ressème les grains dans ses excrémens; l'arbre, ensemencé par l'oiseau, se divise en rameaux pour lui offrir des asiles; mais l'insecte, à son tour, dépose un ver rongeur dans le sein de la fleur; le quadrupède, en tondant les prés, les empêche de grener, et ouvre des voûtes dans les forêts, en broutant leurs branches inférieures; enfin l'oiseau essémine les arbres en mangeant leurs fruits. Les puissances végétale et animale se mettent en équilibre par des flux et des reflux : j'en citerai ici un exemple frappant. Tous les gens de lettres connaissent la charmante description de l'île de Tinian, faite par le chapelain de l'amiral Anson. Cet écrivain élégant et exact nous a représenté les forêts de cette ile entremêlées de grandes clairières, où paissaient de nombreux troupeaux de bœufs tout blancs; elles étaient arrosées de ruisseaux qui, descendant des montagnes lointaines, allaient se rendre à la mer, après avoir arrosé des plaines couvertes d'une multitude de coqs et de pigeons, qui remplissaient l'air de leurs chants et de leurs roucoulemens. Il nous représente cette île solitaire comme une riche métairie au sein de la mer du Sud. Des voyageurs modernes dignes de foi, entre autres le capitaine Marchand, traitent aujourd'hui cette description de fabuleuse ; ils n'ont trouvé à Tinian qu'une forêt impénétrable et des marais fangeux, sans troupeaux et sans volatiles. Ces voyageurs, anglais et français, ont également raison. Lorsque Anson aborda à Tinian, cette ile était peuplée de bœufs sauvages, qui broutaient les branches inférieures des arbres, et entretenaient dans ses forêts des

avenues, des pelouses et des clairières. Les navigateurs, et surtout les Espagnols des îles voisines, ont détruit ces animaux par des chasses qui étaient déja fréquentes du temps d'Anson. Alors les arbres ont poussé de toutes parts; les herbes ont grené, et leurs débris, non pâturés, ont obstrué les ruisseaux; les belles clairières et les pelouses ont disparu. Ainsi les animaux pâturans répriment le luxe de la puissance végétale; ils sont les premiers jardiniers de la terre qu'ils fécondent et qu'ils embellissent sans le savoir; mais leurs harmonies végétales ne sont pas encore comparables à celles de l'homme.

HARMONIES VÉGÉTALES

DE L'HOMME.

Nous avons montré, dans le premier aperçu de la puissance végétale, que les genres des végétaux avaient été ordonnés aux quatre tempéramens de l'homme et à ses principaux besoins dans les différentes latitudes de la terre, en raison inverse des influences du soleil. Nous allons développer ici, dans un plus grand détail, les harmonies végétales de l'homme, auxquelles nous joindrons les harmonies humaines des végétaux, afin de les réunir toutes dans le même tableau. Nous les présenterons successivement aux puissances élémentaires et organisées, suivant notre ordre harmonique, et nous verrons se développer les rapports actifs et passifs des végétaux avec tous les sens de l'homme, et surtout avec la nutrition, qui leur est particulièrement ordonnée. Nous les verrons en proportion avec sa taille, son marcher, son repos, son berceau et son tombeau. Il nous suffira, aux harmonies humaines proprement dites, de récapituler ses rapports généraux avec les puissances de la nature, pour nous donner la plus juste idée de son ensemble, dont ces paragraphes ne sont que des études particulières.

Qui n'est pas ému des harmonies que les végétaux forment avec les élémens par rapport à nous? En commençant par celles de la lumière, quels charmans effets l'aurore ne produit-elle pas sur les fleurs des prairies et dans les feuillages des forêts! Elles ressemblent alors à d'immenses voûtes de verdure supportées par des colonnes de bronze antique. Lorsque le soleil, au milieu de sa carrière, embrase les campagnes de ses feux verticaux, les arbres nous offrent de magnifiques parasols. Il est très-remarquable que, de toutes les couleurs, la verte est la plus amie de la vue. C'est une couleur harmonique, formée de la couleur jaune de la terre et de la bleue du ciel aussi la nature en

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a couvert les plaines, les vallons, les montagnes et les végétaux, qui prêtent leurs ombrages au repos de l'homme. La nuit, malgré son obscurité, nous présente avec eux de nouveaux accords. La lune éclaire les forêts de sa lumière tremblante, qui guide encore les pas du voyageur; les étoiles à l'orient se montrent tour à tour à l'extrémité de leurs rameaux, et viennent couronner leurs cimes. On dirait que les arbres portent des constellations. Ces bienfaits de la lumière sont communs aux animaux comme aux hommes. Le lever du soleil est le réveil de toute la nature, et celui d'une étoile est celui d'un oiseau de nuit ou d'un insecte nocturne, aussi bien que celui d'un chef d'escadre ou d'un général d'armée. Mais voici le bienfait qui est particulier à l'homme dans le partage de la lumière c'est pour lui seul que l'arbre renferme dans son bois l'élément du feu. Lorsque la nuit a couvert l'horizon de ses voiles, le pêcheur allume sa torche, et l'ouvrier sa lampe; les divers étages des maisons sont éclairés ; une ville paraît de loin constellée comme une portion des cieux. Cependant l'homme, à cet égard, n'a aucun avantage sur quelques insectes: des mouches et des vers répandent au sein des buissons une lumière qui leur est propre. Mais le feu seul a donné l'empire de la terre à l'homme. C'est pour l'entretenir au sein des plus rudes hivers, que la Providence a couvert les contrées septentrionales d'arbres résineux, tels que les pins et les sapins; elle les a destinés aux besoins de l'homme, et non à ceux des animaux. Jamais l'ours blanc, si vigoureux, ni le renard, si subtil, n'en ont éclaté les troncs ou rompu des branches pour en faire des torches flamboyantes et en réchauffer leurs tanières. La vue seule du feu épouvante ces enfans de la nuit au milieu de leurs glaces, tandis qu'elle y réjouit le Lapon et le Samoïède. La nature, en confiant à l'homme cet élément céleste émané du soleil, n'a remis qu'entre ses mains le sceptre de l'univers.

Les végétaux renouvellent l'atmosphère, en changeant l'air méphitique des marais en air pur, comme l'ont démontré les expériences du docteur Ingenhousz, et après lui celles de plusieurs naturalistes. Ces avantages sont communs à l'homme et aux animaux, mais le premier en tire de particuliers, qui lui sont de la plus grande utilité. Les arbres lui donnent à la fois les moyens de se préserver du calme suffocant de l'air et de ses tempêtes. Ils lui fournissent, dans les pays chauds, des éventails, tels que les feuilles du palmier qui en portent le nom. On en peut voir la forme sur les papiers peints des Chinois qui en font un fréquent usage. Non seulement les rameaux des arbres lui

donnent des parasols et des ventilateurs, mais ils lui offrent, par leurs grands bosquets, des remparts qui abritent ses cultures de la fureur des ouragans, Au moyen du feu, il en détache des perches, des palissades, d'énormes poutres, et il en fabrique le toit où il se met à couvert avec sa famille. Les herbes et les plantes, telles que le cotonnier, le lin, le chanvre, lui fournissent des toiles propres, par leur légèreté et leur souplesse, à mettre son corps à l'abri de toutes les injures de l'air. Au moyen des voiles qu'il en fabrique, il se sert du vent, comme d'un esclave, pour faire tourner son moulin ou pour faire voguer son bateau; quelquefois il se l'associe comme un ami, et, au moyen des cannes et des roseaux, il le fait soupirer ses amours dans les chalumeaux des flûtes et des hautbois.

Les forêts attirent les vapeurs de l'atmosphère au sommet des montagnes, et en entretiennent les sources qui en découlent : ce sont les châteaux d'eau des fleuves. Il y a aussi plusieurs végétaux qui semblent destinés à être les réservoirs des eaux de la pluie qui doit rafraîchir les lieux les plus arides. Dans nos climats, les aisselles des feuilles du chardon de bonnetier en contiennent un petit verre; la feuille contournée en burette d'une espèce de balisier d'Amérique en renferme un grand gobelet ; une plante parasite, en forme de pomme d'artichaut, qui croit sur les pins de la baie saumâtre de Campêche, en tient une bonne pinte; la liane à eau de roche des Antilles, étant coupée, coule comme une fontaine ; le baobab des sables marins de l'Afrique en conserve plusieurs tonneaux dans son tronc caverneux : c'est une citerne végétale. Mais toutes ces prévoyances de la nature semblent s'étendre aux animaux aussi bien qu'à l'homme. Il n'en est pas de même de la flottaison des arbres, qui ne paraît utile qu'à celui-ci. Quoique leurs bois soient plus solides que la pierre, et quelquefois durs comme le fer, ils sont plus légers que l'eau : s'ils étaient pesans comme les minéraux, ils couleraient à fond. De ce seul inconvénient, il s'ensuivrait que l'Océan ne pourrait être navigué, et que ses îles seraient sans habitans. Il est remarquable que les végétaux les plus légers, et par conséquent les plus propres à voguer, croissent sur les bords des fleuves: aux Indes, les bambous; dans nos climats, les saules et les peupliers; au nord, les bouleaux. Quoique leurs tiges soient tendres comme celles des bois blancs, creuses comme celles des bambous, et qu'ils portent des cimes fort étendues, elles résistent par leur élasticité aux vents, qui rompraient des colonnes de granit du même diamètre et de la

même hauteur. Mais, au moyen du feu, l'homme excave et façonne les troncs les plus durs; il en fait des vases, des tonneaux, des canots. C'est avec des pirogues qu'il a d'adord fait le tour du monde, et peuplé les îles et les continens qu'entoure le vaste Océan.

La puissance végétale couvre la terre d'arbres, d'herbes et de mousses, qui servent de toits et de litières aux animaux comme à l'homme. Elle tapisse même les flancs perpendiculaires des roches, de lianes, de lierres, de vignes vierges, de buissons, qu'elle présente, comme des échelles et des degrés, à plusieurs quadrupèdes ainsi qu'à l'homme. Mais l'homme est le seul qui varie à son gré les paysages de son horizon, au moyen du feu et de son intelligence. C'est un spectacle digne de l'attention d'un philosophe, de voir les défrichés d'une colonie naissante au sein d'une île nouvellement découverte. C'est là que les cultures de l'homme contrastent de la manière la plus frappante avec celles de la nature. J'ai joui fréquemment de ces oppositions dans un voyage que je fis à pied en 1770, autour de l'île de France. Tantôt, en côtoyant les bords de la mer, sur une pelouse parsemée de lataniers, je traversais de sombres forêts de benjoins, de bois d'olive, d'ébéniers, de tatamaques; tantôt j'entrais dans des défrichés où les troncs monstrueux de ces arbres, renversés par la hache et quelquefois par la poudre à canon, gisaient sur la terre où le feu les consumait, et exhalaient dans les airs d'épais tourbillons de fumée. Leurs cendres concrètes conservaient quelquefois une partie de leurs formes et de leurs masses; mais partout elles couvraient le sol à plus d'un demi-pied d'épaisseur, et lui préparaient, par des sels nouveaux, une longue et abondante fertilité. Sur les terrains précédemment défrichés du voisinage, on voyait toutes les cultures d'une habitation briller d'une verdure naissante. Une montagne, élevant dans l'atmosphère ses hautes et murmurantes forêts, où se rassemblaient les nuages, semblait dire : Je suis l'ouvrage de la nature, et j'ai été ensemencée pour tous les animaux de cette île par la puissance végétale. La montagne voisine, sa sœur, moins élevée en apparence par la chute de ses arbres antiques, mais revêtue de champs nouveaux de maniocs, de patates, de cafiers, de cannes à sucre, divisées çà et là par des haies de roses et d'ananas, semblait dire : Je suis l'ouvrage d'une Providence, amie particulière de tous les hommes blancs ou noirs, et j'ai été plantée par la puissance humaine.

Les arbres, par leurs harmonies propres, donnent les moyens de les escalader. S'ils croissaient

par les simples effets de l'attraction, ou de la colonne d'air verticale, comme le prétendent plusieurs botanistes, ils ne produiraient que des tiges perpendiculaires et nues, telles que celles des blés; mais la plupart, au contraire, se garnissent, depuis la racine jusqu'au sommet, de branches étagées et divergentes, afin de donner à l'homme particulièrement les moyens d'y monter. Les quadrupèdes frugivores grimpans, tels que les rats, les écureuils, les singes, n'ont besoin que de leurs ongles durs et crochus, qu'ils enfoncent dans l'écorce des arbres, pour en atteindre les sommets. Les palmiers, dont les cimes sont très-élevées, ont des troncs couverts de hoches formées par la chute successive de leurs palmes, et l'homme s'en sert, comme nous l'avons dit, pour aller cueillir leurs fruits. C'est sans doute par cette raison de convenance avec lui, que les lianes sont si communes dans les pays torridiens, et qu'elles tournent en spirale autour des troncs des arbres, dépourvus, pour la plupart, de branches à une grande élévation. J'ai remarqué aussi dans ces climats que la plupart des végétaux qui produisent des fruits mous et d'un volume considérable, les portent appuyés sur leur tronc et à la hauteur de l'homme tels sont les bananiers, les papayers, les jacquiers, et même les calebassiers. Les arbres fruitiers de nos vergers, dont les fruits tendres peuvent se briser en tombant, sont environnés d'une verte pelouse, et s'elèvent à une hauteur médiocre tels sont les pommiers, les poiriers, les pêchers, les abricotiers, -les pruniers, les figuiers. Ils présentent à la fois le fruit et l'échelle pour le cueillir. Mais l'homme, au moyen du feu, varie à son gré les harmonies des végétaux. Il brûle tous ceux qui lui sont inutiles, et qui, sans lui, resteraient long-temps sur la terre. Avec le feu, il abat les plus grands arbres, et en tire des perches pour supporter les plantes rampantes, et des cerceaux pour en faire des tonnelles. Par le feu, il convertit à ses besoins et à ses plaisirs un grand nombre de productions végétales âpres ou insipides dans leur origine; la café, par la torréfaction; le thé, par l'ébullition; le tabac, par la fumigation ; les légumes, par la cuisson; le blé, par la panification. Enfin, l'homme est le seul des animaux qui exerce l'agriculture et les arts innombrables qui en dérivent ; et c'est par le feu qu'il donne aux végétaux les harmonies extérieures qui lui conviennent, et qu'il en extrait celles que la nature y avait renfermées pour ses besoins intérieurs.

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L'homme tourne encore à son avantage les harmonies végétales des animaux. C'est par les plantes qui leur plaisent qu'il en a subjugué plusieurs.

Avec les trèfles, les graminées, les vesces, les orges, il a attiré et attaché à son domicile la chèvre, la vache, l'âne, le cheval, et jusqu'à des oiseaux, tels que la poule et le pigeon, qui, ayant des ailes, semblaient destinés à une liberté perpétuelle. S'il a attiré et fixé dans son habitation les animaux herbivores par des herbes bienfaisantes, il éloigne d'elle les animaux carnassiers par les végétaux épineux dont il l'environne. Il y a plus, il leur fait une guerre avantageuse avec des armes que lui fournit la puissance végétale, au moyen du feu. Jamais on n'a vu le singe, habitant des forêts, s'armer pour combattre ses ennemis; mais l'homme, avec le feu et son intelligence, coupe et façonne en massue la racine noueuse d'un arbre; il en courbe la branche en arc, et l'écorce en carquois; il en taille les jeunes plants en flèches, et les grands en lances. Avec ces armes végétales, il terrasse le lion et le tigre. Heureux si, en employant l'élément du soleil et une raison divine pour les fabriquer, il ne s'en fût jamais servi à la destruction de ses semblables!

Les harmonies végétales immédiates de l'homme sont bien plus étendues que toutes les précédentes. Si la nature a mis à sa disposition les nourritures végétales des animaux domestiques, elle l'a mis lui-même en rapport direct avec une multitude de plantes alimentaires. Elle l'a placé d'abord au centre du système végétal, par son attitude et par sa taille. Ce n'est point pour voir le ciel, comme l'ont dit les poètes, qu'elle l'a mis, seul des animaux, debout et en équilibre sur deux pieds. Les oies, les canards, et surtout les pingoins, jouissent du même avantage. Dans cette attitude, ses yeux ne sont dirigés que vers l'horizon; et sa hauteur, qui est entre cinq ou six pieds, ne l'élève guère au-dessus de la terre. Mais il est très-remarquable que cette grandeur le met au centre de la puissance végétale; de manière qu'il a autant de végétaux au-dessus de lui dans les arbres, qu'il en a au-dessous dans les herbes; ainsi, il en aperçoit toutes les productions, au moyen de son attitude perpendiculaire et de la position horizontale de sa tète. Les oiseaux qui vivent dans les arbres renversent aisément leurs têtes en arrière pour voir leur nourriture qui est au-dessus d'eux; mais les quadrupèdes portent les leurs inclinées vers la terre, où ils trouvent leurs alimens. L'homme, dont la tête horizontale se meut en haut et en bas, à droite et à gauche, aperçoit à la fois l'herbe qu'il foule aux pieds et les sommets des plus grands arbres.

Mais c'est surtout avec les arbres fruitiers qu'il est dans un rapport parfait. Par tous pays, la plus

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