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dit: J'ai dit ce que je pensais. Il regardait la vérité comme le plus grand charme d'un écrivain; il préférait les relations des missionnaires capucins à celles des jésuites. Il avait lu avec grand plaisir les PP. Marolle et Carly dans leurs missions d'Afrique, quoique remplies d'ignorance; il me disait : Ces bons pères me persuadent, parce qu'ils parlent comme gens persuadés. Ce n'est pas d'ailleurs l'ignorance qui nuit aux hommes, c'est l'erreur; et presque toujours elle vient des ambitieux. Les auteurs modernes, disait-il, qui ont le plus d'esprit, font cependant peu d'effet, et inspirent peu d'intérêt dans leurs ouvrages, parce qu'ils veulent toujours se montrer. Quelle que soit la puissance de l'esprit, la vertu est si ravissante, que dès qu'on l'entrevoit au milieu mème des inconséquences de la superstition et de l'ignorance, elle se fait aimer, et préférer à tout. Voilà pourquoi Plutarque, qui a le jugement si sûr, intéresse jusque dans ses superstitions; car quand il s'agit de rendre les hommes meilleurs et plus patriotes, il adopte les opinions les plus absurdes; sa vertu le rend crédule; il se passe alors entre elle et son bon esprit des combats délicieux. Il rapporte, par exemple, que la statue de la Fortune, donnée par les dames romaines, a parlé; puis il ajoute, comme pour se persuader lui-même : Elle a parlé non-seulement une fois, mais deux. Ailleurs il remarque que sa petite fille voulait que sa nourrice présentât la mamelle à ses compagnes et à ses jouets; ceci semble un trait bien puéril; mais quand il ajoute : Elle le voulait pour faire participer de sa table ce qui servait à ses plaisirs; on voit que la bonté du cœur lui paraît supérieure à tout. Cette bonté était la base fondamentale du caractère naturel de Rousseau; il préférait un trait de sensibilité à toutes les épigrammes de Martial. Son cœur, que rien n'avait pu dépraver, opposait sa douceur à tout le fiel dont nos sociétés s'abreuvent aujourd'hui. Cependant il aimait mieux les caractères emportés que les apathiques. J'ai connu, me disait-il un jour, un homme si sujet à la colère, que lorsqu'il jouait aux échecs, s'il venait à perdre, il brisait les pièces entre ses dents. Le maître du café voyant qu'il cassait tous ses jeux, en fit faire de gros comme le poing. A cette vue, notre homme ressentit une grande joie, parce que, disait-il, il pourrait les mordre à belles dents. Du reste, c'était le meilleur garçon du monde, capable de se jeter au feu pour rendre service.

Rousseau me citait encore un Dauphinois, calme, réservé, qui se promenait avec lui en le suivant toujours sans rien dire. Un jour il vit cueillir à Rousseau les graines d'une espèce de saule,

agréables au goût; comme il les tenait à la main, et qu'il en mangeait, une troisième personne survint qui, tout effrayée, lui dit : Que mangez-vous done là? c'est du poison. · Comment! dit Rousseau, du poison! - Eh oui! et monsieur que voilà peut vous le dire aussi bien moi. Pourquoi donc ne m'en a-t-il pas averti ? — Mais, reprit le silencieux Dauphinois, c'est que cela paraissait vous faire plaisir. Ce petit événement ne l'avait point corrigé de goûter les plantes qu'il cueillait. Je me souviens qu'au bois de Boulogne, il me montra la filipendule, dont les tubercules sont bonnes à manger; j'en trouvai une qui avait deux racines; je me mis à en goûter, et je lui dis: C'est fort bon, on en pourrait vivre. Au moins, me dit-il, d ,donnez-m'en ma part; et le voilà aussitôt à genoux sur le gazon, et creusant avec son couteau pour en chercher d'autres.

Il était gai, confiant, ouvert, dès qu'il pouvait se livrer à son caractère naturel. Quand je le voyais sombre: A coup sûr, disais-je, il est dans son caractère social; ramenons-le à la nature. Je lui parlais alors de ses premières aventures. Un soir, nous étions à la Muette, il était tard; étourdiment, je lui proposai un chemin plus court à travers champs. Distrait autant que lui, je m'égarai; le chemin nous ramena dans Passy, le long de ses longues rues, où quelques bourgeois prenaient alors le frais sur la porte. La nuit approchait; je le vis changer de physionomie; je lui dis: Voilà les Tuileries. Oui, mais nous n'y sommes pas. Oh! que ma femme va être inquiète! répéta-t-il plusieurs fois. Il hâta le pas, fronça le sourcil; je lui parlais, il ne me répondait plus. Je lui dis : Encore vaut-il mieux être ici que dans les solitudes de l'Arménie! Il s'arrêta, et dit : J'aimerais mieux être au milieu des flèches des Parthes, qu'exposé aux regards des hommes. Je remis alors la conversation sur Plutarque : il revint à lui comme sortant d'un rêve.

La méfiance qu'il avait des hommes s'étendait quelquefois aux choses naturelles. Il croyait à une destinée qui le poursuivait. Il me disait : La Providence n'a soin que des espèces et non des individus. Mais vous la croyez donc, lui dis-je, moins étendue que l'air qui environne les plus petits corps? Cependant je n'ai connu personne plus convaincu que lui de l'existence de Dieu. Il me disait: Il n'est pas nécessaire d'étudier la nature pour s'en convaincre. Il y a un si bel ordre dans l'ordre physique, et tant de désordre dans l'ordre moral, qu'il faut de toute nécessité qu'il y ait un monde où l'ame soit satisfaite. Il ajoutait avec effusion Nous avons ce sentiment au fond du

cœur: je sens qu'il doit me revenir quelque chose. Quatre ou cinq causes réunies contribuèrent à altérer son caractère, dont la moindre a suffi quelquefois pour rendre un homme méchant : les persécutions, les calomnies, la mauvaise fortune, les maladies, le travail excessif des lettres, travail qui trop souvent fatigue l'esprit et altère l'humeur. Aussi a-t-on reproché aux poètes et aux peintres des boutades et des caprices. Les travaux de l'esprit, en l'épuisant, mettent un homme dans la disposition d'un voyageur fatigué: Rousseau luimême, lorsqu'il composait ses ouvrages, était des semaines entières sans parler à sa femme. Mais toutes ces causes réunies ne l'ont jamais détourné de l'amour de la justice. Il portait ce sentiment dans tous ses goûts; et je l'ai vu souvent, en herborisant dans la campagne, ne vouloir point cueillir une plante quand elle était seule de son espèce.

L'homme vertueux, me disait-il, est forcé de vivre seul; d'ailleurs, la solitude est une affaire de goût. On a beau faire dans le monde, on est presque toujours mécontent de soi ou des autres. Comme il composait son bonheur d'une bonne conscience, de la santé et de la liberté, il craignait tout ce qui peut altérer ces biens, sans lesquels les riches eux-mêmes ne goûtent aucune félicité. Dans le temps que Gluck donna son Iphigénie, il me proposa d'aller à une répétition : j'acceptai. Soyez exact, me dit-il; s'il pleut, nous nous joindrons sous le portique des Tuileries à cinq heures et demte; le premier venu attendra l'autre, mais l'heure sɔnnée, il n'attendra plus : je lui promis d'être exact; mais le lendemain je reçus un billet ainsi conçu Pour éviter, monsieur, la géne des rendez-vous, voici le billet d'entrée. A l'heure du spectacle, je m'acheminai tout seul; la première personne que je rencontrai, ce fut Jean-Jacques. Nous allâmes nous mettre dans un coin, du côté de la loge de la reine. La foule et le bruit augmentant, nous étouffions. L'envie me prit de le nommer, dans l'espérance que ceux qui l'environnaient le protégeraient contre la foule. Cependant je balançai long-temps, dans la crainte de faire une chose qui lui déplût. Enfin, m'adressant au groupe qui était devant moi, je me hasardai de prononcer le nom de Rousseau, en recommandant le secret. A peine cette parole fut-elle dite, qu'il se fit un grand silence. On le considérait respectueusement, et c'était à qui nous garantirait de la foule, sans que personne répétât le nom que j'avais prononcé. J'admirai ce trait de discrétion, rare dans le caractère national; et ce sentiment de vénération me prouva le pouvoir de la présence d'un grand homme.

En sortant du spectacle, il me proposa de venir le lundi des fêtes de Pâques au mont Valérien. Nous nous donnâmes rendez-vous dans un café aux Champs-Élysées. Le matin, nous primes du chocolat. Le vent était à l'ouest; l'air était frais; le soleil paraissait environné de grands nuages blancs, divisés par masses sur un ciel d'azur. Entrés dans le bois de Boulogne à huit heures, JeanJacques se mit à herboriser. Pendant qu'il faisait sa petite récolte, nous avancions toujours. Déja nous avions traversé une partie du bois, lorsque nous aperçûmes dans ces solitudes deux jeunes filles, dont l'une tressait les cheveux de sa compagne. Frappés de ce tableau champêtre, nous nous arrêtâmes un instant. Ma femme, me dit Rousseau, m'a conté que dans son pays les bergères font ainsi mutuellement leur toilette en plein champ. Ce spectacle charmant nous rappela en même temps les beaux jours de la Grèce et quelques beaux vers de Virgile. Il y a dans les vers de ce poète un sentiment si vrai de la nature, qu'ils nous reviennent toujours à la mémoire au milieu de nos plus douces émotions.

Arrivés sur le bord de la rivière, nous passâmes le bac avec beaucoup de gens que la dévotion conduisait au mont Valérien. Nous gravimes une pente très-roide, et nous fûmes à peine à son sommet, que, pressés par la faim, nous songeâmes à dîner. Rousseau me conduisit alors vers un ermitage où il savait qu'on nous donnerait hospitalité. Le religieux qui vint nous ouvrir nous conduisit à la chapelle, où l'on récitait les litanies de la Providence, qui sont très-belles. Nous entrâmes justement au moment où l'on prononçait ces mots : Providence qui avez soin des empires! Providence qui avez soin des voyageurs ! Ces paroles si simples et si touchantes nous remplirent d'émotion; et lorsque nous eûmes prié, Jean-Jacques me dit avec attendrissement: Maintenant j'éprouve ce qui est dit dans l'Évangile : Quand plusieurs d'entre vous seront rassemblés en mon nom, je me trouverai au milieu d'eux. Il y a ici un sentiment de paix et de bonheur qui pénètre l'ame. Je lui répondis : Si Fénelon vivait, vous seriez catholique. Il me repartit hors de lui et les larmes aux yeux : Oh! si Fénelon vivait, je chercherais à être son laquais pour mériter d'ètre son valet de chambre! Cependant on nous introduisit au réfectoire; nous nous assimes pour assister à la lecture, à laquelle Rousseau fut très-attentif. Le sujet était l'injustice des plaintes de l'homme : Dieu l'a tiré du néant, il ne lui doit que le néant. Après cette lecture, Rousseau me dit d'une voix profondément émue : Ah! qu'on est heureux de croire! Hélas! lui ré

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pondis-je, cette paix n'est qu'une paix trompeuse et apparente; les mêmes passions qui tourmentent les hommes du monde respirent ici; on y ressent tous les maux de l'Enfer du Dante, et ce qui les accroit encore, c'est qu'on ne laisse pas à la porte toute espérance.

Nous nous promenâmes quelque temps dans le cloître et dans les jardins. On y jouit d'une vue immense. Paris élevait au loin ses tours couvertes de lumières, et semblait couronner ce vaste paysage: ce spectacle contrastait avec de grands nuages plombés qui se succédaient à l'ouest, et semblaient remplir la vallée. Plus loin, on apercevait la Seine, le bois de Boulogne et le château vénérable de Madrid, bâti par François Ier, père des lettres. Comme nous marchions en silence, en considérant ce spectacle, Rousseau me dit : Je reviendrai cet été méditer ici '.

A quelque temps de là, je lui dis : Vous m'avez montré les paysages qui vous plaisent; je veux vous en faire voir un de mon goût. Le jour pris, nous partimes un matin au lever de l'aurore, et, laissant à droite le parc de Saint-Fargeau, nous suivîmes les sentiers qui vont à l'orient, gardant toujours la hauteur; après quoi nous arrivâmes auprès d'une fontaine semblable à un monument grec, et sur laquelle on a gravé Fontaine de Saint-Pierre. Vous m'avez amené ici, dit Rousseau en riant, parce que cette fontaine porte votre nom. C'est, lui dis-je, la fontaine des amours, et je lui fis voir les noms de Colin et de Colette. Après nous être reposés un moment, nous nous remîmes en route. A chaque pas, le paysage devenait plus agréable. Rousseau recueillait une multitude de fleurs, dont il me faisait admirer la beauté. J'avais une boîte, il me disait d'y mettre des plantes, mais je n'en faisais rien; et c'est ainsi que nous arrivâmes à Romainville. Il était l'heure de diner; nous entrâmes dans un cabaret, et l'on nous donna un petit cabinet dont la fenêtre était tournée sur la rue, comme celles de tous les cabarets des environs de Paris, parce que les habitans de ces campagnes ne connaissent rien de plus beau que de voir passer des carrosses, et que dans les plus rians paysages ils ne voient que le lieu de leurs pénibles travaux. On nous servit une omelette au lard. Ah! dit, Rousseau, si j'avais su que nous eussions une omelette, je l'aurais faite moimême, car je sais très-bien les faire. Pendant le repas, il fut d'une gaieté charmante; mais peu à

'On peut voir, à la fin de la Préface de l'Arcadic, d'autres détails sur la promenade au mont Valérien ; nous avons cru inutile de les rappeler ici.

peu la conversation devint plus sérieuse, et nous nous mîmes à traiter des questions philosophiques à la manière des convives dont parle Plutarque dans ses Propos de table.

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Il me parla d'Émile, et voulut m'engager à le continuer d'après son plan. Je mourrais content, me disait-il, si je laissais cet ouvrage entre vos mains; sur quoi je lui répondis Jamais je ne pourrais me résoudre à faire Sophie infidèle; je me suis toujours figuré qu'une Sophie ferait un jour mon bonheur. D'ailleurs, ne craignez-vous pas qu'en voyant Sophie coupable, on ne vous demande à quoi servent tant d'apprêts, tant de soins? Est-ce donc là le fruit de l'éducation de la nature? Ce sujet, me répondit-il, est utile; il ne suffit pas de préparer à la vertu, il faut garantir du vice. Les femmes ont encore plus à se méfier des femmes que des hommes. Je crains, répondis-je, que les fautes de Sophie ne soient plus contraires aux mœurs, que l'exemple de sa vertu ne leur sera profitable d'ailleurs, son repentir pourrait être plus touchant que son innocence; et un pareil effet ne serait pas sans danger pour la morale. Comme j'achevais ces mots, le garçon de l'auberge entra, et dit tout haut: Messieurs, votre café est prêt. Oh! le maladroit! m'écriai-je; ne t'avais-je pas dit de m'avertir en secret quand l'eau serait bouillante? Eh quoi, reprit Jean-Jacques, nous avons du café? En vérité, je ne suis plus étonné que vous n'ayez rien voulu mettre dans votre boîte; le café y était. Le café fut apporté, et nous reprimes notre conversation sur l'Émile. Rousseau me pressa de nouveau de traiter ce sujet : il voulait remettre en mies mains tout ce qu'il en avait fait; mais je le suppliai de m'en dispenser: Je n'ai point votre style, lui disais-je; cet ouvrage serait de deux couleurs. J'aimerais mieux vos leçons de botanique. Eh bien ! dit-il, je vous les donnerai ; mais il faudra les mettre au net, car il ne m'est plus possible d'écrire. J'avais renoncé à la botanique, mais il me faut une occupation; je refais un herbier.

Nous revinmes par un chemin fort doux, en parlant de Plutarque. Rousseau l'appelait le grand peintre du malheur. Il me cita la fin d'Agis, celle d'Antoine, celle de Monime, femme de Mithridate, le triomphe de Paul-Émile et les malheurs des enfans de Persée. Tacite, me disait-il, éloigne des hommes, mais Plutarque en rapproche. En parlant ainsi, nous marchions à l'ombre de superbes marronniers en fleurs. Rousseau en abattit une grappe avec sa petite faux de botaniste, et me fit admirer cette fleur, qui est composée. Nous fîmes ensuite le projet d'aller dans la huitaine sur les hauteurs de Sèvres. Il y a, me dit-il, de beaux sapins et des

PARALLÈLE DE VOLTAIRE bruyères toutes violettes nous partirons de bon matin. J'aime ce qui me rappelle le Nord: à cette occasion, je lui racontai mes aventures en Russie et mes amours malheureuses en Pologne. Il me serra la main, et me dit en me quittant; J'avais besoin de passer ce jour avec vous...

P. S. Voyez ci-après le fragment intitulé: PARALLÈLE DE J.-J. ROUSSEAU ET DE VOLTAIRE.

PARALLÈLE

DE

VOLTAIRE ET DE J.-J. ROUSSEAU.

Le public a toujours pris plaisir à faire aller de pair ces deux hommes contemporains et à jamais célèbres. Quoiqu'ils aient eu plusieurs choses de commun, je trouve qu'ils en ont eu un plus grand nombre où ils ont contrasté d'une manière étonnante. D'abord, ils semblent avoir partagé entre eux le vaste empire des lettres. Tragédies, comédies, poèmes épiques, histoires, poésies légères, romans, contes, satires, discours sur la plupart des sciences; tel a été le lot de Voltaire. Rousseau a excellé dans tout ce que l'autre a négligé : musique, opéra, botanique, morale. Jamais dans aucune langue personne n'a écrit sur autant de sujets que le premier; et personne n'a traité les siens avec plus de profondeur que le second.

La conversation de Voltaire était d'autant plus brillante, que le cercle qui l'environnait était plus nombreux: j'ai oui dire qu'elle était charmante comme ses écrits. Son esprit était une source toujours abondante; des secrétaires veillaient la nuit pour écrire sous sa dictée; on faisait des livres des bons mots qui lui échappaient à chaque instant. Au contraire, Rousseau était taciturne; il travaillait laborieusement; il m'a dit qu'il n'avait fait aucun ouvrage qu'il n'eût recopié quatre ou cinq fois, et que la dernière copie était aussi raturée que la première; qu'il avait été quelquefois huit jours à trouver l'expression propre. Sa conversation était trèsintéressante, surtout dans le tête-à-tête; mais l'arrivée d'un étranger suffisait pour l'interdire. Il ne faut, me disait-il, qu'un petit argument pour me renverser ; je n'ai d'esprit qu'une demi-heure après les autres je sais précisément ce qu'il faut répondre quand il n'en est plus temps. Le premier, toujours léger et facile dans son style, répand les grâces sur les matières les plus abstraites: mais le second fait sortir de grandes pensées des sujets les plus simples; l'origine des lois, de la plantation

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d'une fève. Le premier, par un talent qui lui est particulier, donne à sa poésie légère l'aimable facilité de la prose; le second, par un talent encore plus rare, fait passer dans sa prose l'harmonie de la poésie la plus sublime.

Tous les deux, avec de si grands moyens, se sont proposé le même but, le bonheur du genre humain. Voltaire, tout occupé de ce qui peut nuire aux hommes, attaque sans cesse le despotisme, le fanatisme, la superstition, l'amour des conquêtes; mais il ne s'occupe guère qu'à détruire. Rousseau s'occupe à la recherche de tout ce qui peut nous être utile, et s'efforce de bâtir. Après avoir nettoyé dans deux discours académiques les obstacles qui s'opposent à ses vues, il présente aux femmes un plan de réforme; aux pères, un plan d'éducation; à la nation, un projet de cours d'honneur; à l'Europe, un système de paix perpétuelle : à toutes les sociétés, son Contrat social. Le vol de tous deux est celui du génie. Las des maux de leur siècle, ils s'élèvent aux principes éternels sur lesquels la nature semble avoir posé le bonheur du genre humain. Mais après avoir écarté des mœurs des gouvernemens, et des religions qui en entourent la base, ce qui leur paraît l'ouvrage des hommes, celui-ci finit par la raffermir, et l'autre par l'ébranler.

Leur manière de combattre leurs ennemis, quoique très-opposée, est également redoutable. Voltaire se présente devant les siens avec une armée de pamphlets, de jeux de mots, d'épigrammes, de sarcasmes, de diatribes, et de toutes les troupes légères du ridicule. Il en environne le fanatisme, le harcelle de toutes parts, et enfin le met en fuite. Rousseau, fort de sa propre force, avec les simples armes de la raison, saisit le monstre par les cornes et le renverse. Lorsque dans leurs querelles ils en sont venus aux mains l'un et l'autre, Rousseau a fait voir que, pour vaincre le ridicule, il suffisait de le braver. Pour moi, me disaitil un jour, j'ai toujours lancé mon trait franc, je ne l'ai jamais empoisonné; je n'ai point de détour à me reprocher. Vos ennemis, lui répondis-je, n'en sont pas mieux traités; vous les percez de part en part.

Tous deux cependant se sont quelquefois égarés, mais par des routes bien différentes. Dans Voltaire, c'est l'esprit qui fait tort à l'homme de génie; dans Jean-Jacques, c'est le génie qui nuit à l'homme d'esprit. Un des plus grands écarts qu'on ait reprochés à celui-ci, c'est le mal qu'il a dit des lettres; mais par l'usage sublime auquel il les a consacrées en inspirant la vertu et les bonnes mœurs, il est à lui-même le plus fort argument qu'on puisse

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PARALLELE DE VOLTAIRE ET DE J.-J. ROUSSEAU.

lui opposer. L'autre au contraire vante sans cesse leur heureuse influence; mais par l'abus qu'il en a fait, il est la plus forte preuve du système de Rousseau.

Leur philosophie embrasse toutes les conditions de la société. Celle de Voltaire est celle des gens heureux, et se réduit à ces deux mots: Gaudeant bene nati! Rousseau est le philosophe des malheureux; il plaide leur cause, et pleure avec eux. Le premier ne vous présente souvent que des fêtes, des théâtres, de petits soupers, des bouquets aux belles, des odes aux rois victorieux; toujours enjoué, il abat en riant les principes de la morale, et jette des fleurs jusque sur les maux des nations: le second, toujours sérieux, gronde sans cesse contre nos vains plaisirs, et ne voit dans les mœurs de notre bonne compagnie que les causes prochaines de notre ruine. Cependant, après avoir lu leurs ouvrages, nous éprouvons bien souvent que la gaieté de l'un nous attriste, et que la tristesse de l'autre nous console. C'est que le premier, ne nous offrant que des plaisirs dont on est dégoûté, ou qui ne sont pas à notre portée, et ne mettant rien à la place de ceux qu'il nous ôte, nous laisse presque toujours mécontens de lui, des autres et de nous. Le second, au contraire, en détruisant les plaisirs factices de la société, nous montre au moins ceux de la nature.

Ce goût de Voltaire pour les puissans, et ce respect de Rousseau pour les infortunés, se manifestent dans les ouvrages où ils se sont livrés à leur passion favorite, celle de réformer la religion. Voltaire fait tomber tout le poids de sa longue colère sur les ministres subalternes de l'Eglise, les moines mendians, les habitués de paroisse, le théologien du coin; mais il est aux genoux de ses princes; il leur dédie ses ouvrages; il leur offre un encens qui ne leur est pas indifférent. Rousseau choisit pour son pontife un pauvre vicaire savoyard, et honorant dans ses utiles travaux l'ouvrier laborieux de la vigne, il ne s'indigne que contre ceux qui s'enivrent de son vin. Cependant Voltaire était sensible: il a défendu de sa plume, de sa bourse et de son crédit, des malheureux; il a marié la petite-fille de Corneille; il a usé noblement de sa fortune. Mais Rousseau, ce qui est plus difficile, a fait un noble usage de sa pauvreté ; non-seulement il la supportait avec courage, mais il faisait du bien en secret, et il ne se refusait pas dans l'occasion aux actions d'éclat. Les deux louis dont il contribua pour élever la statue de Voltaire, son ennemi, me paraissent plus généreusement donnés que la dot procurée par une souscription des ouvrages du père du théâtre, en faveur de sa parente. Au reste,

Voltaire avait réellement des vertus. C'est la réflexion qui le rend méchant ; son premier mouvement est d'être bon, disait Rousseau. Aussi ne douté-je pas, d'après le témoignage même de celui qu'il a persécuté, qu'un infortuné n'eût pu hardiment lui aller demander du pain; mais quel est celui qui n'eût partagé le sien avec JeanJacques!

La réputation de ces deux grands hommes est universelle, et semblable en quelque sorte à leurs talens celle de Voltaire a plus d'étendue, celle de Rousseau plus de profondeur. Tous deux ont été traduits dans la plupart des langues de l'Europe. Le premier, par la clarté de son style, qui l'a mis à la portée des plus simples, était si connu et si aimé dans Paris, que lorsqu'il sortait, une foule incroyable de peuple environnait son carrosse : quand il est tombé malade, j'ai entendu dans les carrefours les portefaix se demander des nouvelles de sa santé. Rousseau, au contraire, qui n'allait jamais qu'à pied, était fort peu connu du peuple ; il en a même éprouvé des insultes : cependant il s'était toujours occupé de son bonheur, tandis que son rival n'avait guère travaillé que pour ses plaisirs. Quant à la classe éclairée des citoyens qui, également loin de l'indigence et des richesses, semblent être les juges naturels du mérite, on ferait une bibliothèque des éloges qu'elle a adressés à Voltaire. A la vérité, il avait loué toutes les conditions qui établissent les réputations littéraires : au contraire, Rousseau les avait toutes blâmées, en désapprouvant les journalistes, les acteurs, les artistes de luxe, les avocats, les medecins, les financiers, les libraires, les musiciens, et tous les gens de lettres sans exception. Cependant il a des sectateurs dans tous ces états, dont il a dit du mal; tandis que Voltaire, qui leur a fait tant de complimens, n'y a que des partisans: c'est, à mon avis, parce que celui-ci ne réclame que les droits de la société, tandis que l'autre défend ceux de la nature. Il n'est guère d'homme qui ne soit bien aise d'entendre quelquefois sa voix sacrée, et un cœur répondre à son cœur; il n'en est guère qui, à la longue, mécontent de ses contemporains, ne rentre en lui-même avec plaisir, et ne pardonne à Rousseau le mal qu'il a dit des citoyens, en faveur de l'intérêt qu'il prend à l'homme. Quant à l'opinion de ceux dont les conditions sont assez élevées et assez malheureuses pour ne leur permettre jamais de redescendre à la condition commune, elle est tout entière en faveur de Voltaire. Il a été comblé de louanges et de présens par les grands, par les princes, par les rois et par les papes même. L'impératrice de Russie lui a fait dresser une sta

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