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RÉVOLUTIONS SOUS PIERRE III.

Sic visum Veneri: cui placet impares
Formas atque auimos jub juga ahenea
Sævo mittere cum joco.

HOR., lib. 4, od. 33.

• Vénus l'a voulu; la déesse cruelle prend plaisir à mettre » sous un joug d'airain des corps sans proportions et des

> cœurs sans amour.»

Pierre III était d'une petite taille, d'une complexion faible et d'une physionomie commune. Dès qu'il fut monté sur le trône de Russie, il se proposa de prendre pour modèle Pierre-le-Grand et le roi de Prusse son voisin. Il avait surtout pour celui-ci un respect extraordinaire: il portait l'uniforme de ses gardes; il prenait le titre de son lieutenant; quelquefois à table il s'écriait : «O mon frère! nous ferons enseinble la conquête de l'univers.» Un jour qu'il célébrait la fête du roi de Prusse, avec toute sa cour, quand on vint à boire à sa santé, suivant l'usage allemand, il s'aperçut que l'impératrice ne se levait pas; ce prince, à moitié ivre, dit à son aide-de-camp: « Allez dire à ma femme qu'elle est une folle. » L'officier s'approche en tremblant de l'impératrice, qui l'encourage à s'acquitter tout haut de sa commission: alors, les yeux baignés de larmes, sans répondre un seul mot, elle quitte la table en excitant une pitié générale.

Cependant l'empereur se préparait à faire de grands changemens; il voulait à Pétersbourg retrancher les revenus du clergé, répudier sa femme, et envoyer à l'armée ses gardes, depuis long-temps sédentaires. Pour réussir dans de si grands projets, il avait formé un régiment de Holstein, dans lequel il mettait toute sa confiance. Il comptait encore sur les principaux seigneurs de sa cour: Rasumowski, hetman des Cosaques; Woronzof, le chancelier; Nariskin, le grand-écuyer. Le maréchal Munich, âgé de quatre-vingts ans, formé par une longue expérience, et revenu de son exil depuis six mois seulement, l'avertissait souvent de se méfier d'une cour orageuse.

Il y avait à Pétersbourg deux frères, l'un capitaine d'artillerie, l'autre officier aux gardes, tous les deux plus occupés de la fortune du jeu que du sort de l'empire. Ils étaient à la fleur de l'âge, d'une taille distinguée et de la plus belle figure. Le capitaine d'artillerie était souvent de service chez l'impératrice; elle vivait dans la retraite, et sa cour était fort solitaire. Orlof, c'était son nom, ne put voir sans pitié le sort de cette princesse, menacée d'un avenir encore plus triste. Quantité de jeunes officiers des gardes se rassemblaient dans

les jeux publics. Orlof leur parle des faveurs dont Pierre III comblait les officiers allemands qu'il admettait à toutes ses parties, du mépris qu'il faisait de ses propres sujets, de la résolution prise d'envoyer les gardes en Allemagne, sous prétexte d'une guerre étrangère, mais sans doute pour les détruire. Il leur représente ce prince souvent chancelant d'ivresse au milieu des rues, entouré de bouffons et d'Italiens; il les encourage par la facilité d'arrêter tant de désordres..... N'étaient-ils pas les principales forces de l'empire? Le souffriraientils en proie à des étrangers sortis du Holstein, à quelques vagabonds incapables de résistance, à des Allemands dont l'insolence semblait croitre avec la misère publique? Il déplore le sort de leur souveraine: mère d'un prince qui devait être leur empereur, appelée par son alliance à porter une couronne qu'elle méritait par ses vertus, digne de leur reconnaissance et de leur attachement par son amour pour la nation, par son esprit, par ses grâces, par sa beauté même, elle passait sa jeunesse dans les larmes et le mépris de la cour; une rivale allait la remplacer. Que deviendrait-elle loin de sa patrie, sans amis, sans asile, rejetée du trône, abandonnée par l'empereur, séparée de son fils? Il ne lui restait d'espérance que dans leur compassion. C'était à eux qu'elle confiait les droits d'une princesse, les intérêts d'une épouse, les larmes et le désespoir d'une mère, tant d'inquiétudes, de soucis, de chagrins dévorés dans le silence, maist qui n'égalaient pas les malheurs à venir: on voulait la répudier à la face des autels, pour combler toutes ses infortunes par un outrage public.

Ces jeunes gens, excités par la vérité de ces images, jurèrent tous ensemble de la venger ou de mourir.

A cette troupe ardente se joignent quelques maris jaloux le baron de Strogonof, le comte de Bruce, le grand-yeneur Czariskin, tous trois célèbres par la beauté de leurs femmes. Elles se disputaient le cœur du faible monarque, qui était tout entier à la comtesse Woronzof, destinée à remplacer l'impératrice.

Un mécontent plus redoutable vint augmenter leur parti; c'était l'archevêque de Novogorod. Ce pontife ne put voir sans frémir l'épée de l'empire prête à moissonner les revenus de l'église. Il s'adresse aux conjurés, les prie, les conjure et les exhorte à soutenir fortement la cause de Dieu. Pour concourir avec eux, il offre des vœux, des prières et son absolution: il leur tint plus qu'il n'avait promis.

Un jour de grande fête, l'impératrice se transporta à la principale église; les portes de l'enceinte

et celles du temple se trouvaient fermées. Au travers des grilles on apercevait des images renversées et jetées çà et là. Il s'était assemblé une grande foule de peuple consterné de ce spectacle où la religion paraissait si hardiment insultée. L'impératrice, après avoir donné long-temps des marques publiques de sa douleur, retourna à son palais. Plusieurs gens du peuple la suivaient en se demandant: « Qu'a donc fait notre souveraine pour être privée de la communion des fidèles? Sans doute on veut détruire notre religion; voyez comme on a maltraité nos saints! »>

D'un autre côté, les conjurés s'assemblaient souvent chez la princesse Daschkof. Là se préparaient les avis propres à ameuter le peuple, à mécontenter les soldats, à enflammer les prêtres. On y concertait tout ce qui pouvait gagner les généraux et les courtisans: on cherchait à se les rendre favorables par des insinuations artificieuses, des promesses équivoques, de fausses confidences, enfin par toutes les illusions de cour. Le Piémontais Odard les distribuait avec tout le manége de son pays. Cependant l'empereur recevait de plusieurs endroits des nouvelles de la conjuration. On venait même d'arrêter un des chefs; il ne voulut pas différer plus long-temps de remonter à la source.

L'impératrice était à Pétershof, et lui, plus loin, à Oranienbaum. Ce sont deux châteaux à deux lieues l'un de l'autre, dans le voisinage de Pétersbourg. Pierre III envoya des gardes saisir les avenues de Pétershof, et fit dire à son épouse qu'il irait le lendemain l'interroger lui-même. Il y vint en effet à huit heures du matin; mais les appartemens étaient fermés. Il attendit son lever jusqu'à onze heures. Alors il fit enfoncer les portes; mais il ne trouva personne. Il apprit, sans pouvoir le eroire, que l'impératrice marchait à lui, à la tête des gardes et de l'artillerie. Pendant la nuit elle s'était échappée du château par les fenêtres; elle avait couru à Pétersbourg, où, dès le point du jour, elle avait rassemblé les troupes. Le corps d'artillerie refusait de prendre les armes sans les ordres du grand-maitre Villebois; sur-le-champ elle lui envoie dire de venir au palais. « Si Votre Majesté, lui dit Villebois, m'eût prévenu, j'aurais pris des arrangemens. Je ne vous ai pas fait venir, lui répondit-elle, pour m'apprendre ce que nous devions prévoir, mais ce que vous voulez faire. — Vous obéir, reprit le grand-maître. » Aussitôt l'artillerie marcha. Alors Catherine II, habillée de l'uniforme des gardes, montée sur un superbe cheval, sortit de Pétersbourg suivie de quinze mille hommes: la princesse Daschkof était à ses côtés.

Cependant tout était en confusion dans la ville.

Le peuple, plein de fureur, se précipitait dans les places publiques. Les gardes à cheval couraient, le sabre à la main, menaçant d'exterminer tous les Allemands. Des trains d'artillerie remplissaient les rues. Les marchands, saisis de frayeur, fermaient leurs maisons. Un spectacle touchant vint suspendre le tumulte tout à coup on aperçoit sur le balcon du palais un enfant de douze ans, les yeux baignés de larmes, la démarche égarée; c'était le jeune prince. « Qu'avez-vous fait de mon père? leur cria-t-il: 'qu'est devenue ma mère? Voulez-vous aussi me faire mourir comme eux? Je ne vous ai point fait de mal. » Puis, en leur tendant les bras, il implore leur compassion. L'hetman des Cosaques monte au palais, le rassure, l'embrasse, le ramène dans ses appartemens, et après lui avoir juré de lui être fidèle, il part pour détrôner son père. Cet événement laissa à cet enfant une terreur qui ne se dissipa que plusieurs mois après.

Cependant Pierre III était retourné à Oranienbaum. Inquiet de la conduite de son épouse, il envoya vers elle quelques-uns des seigneurs de sa cour, qui ne revinrent point. Les autres se retirèrent successivement. Le maréchal Munich ne l'abandonna pas, et lui conseilla de se mettre à la tête du régiment de Holstein, de donner les armes du château aux paysans des environs qui s'offraient d'eux-mêmes pour le défendre, ou de partir sur-lechamp pour joindre son armée d'Allemagne. Ce prince irrésolu laissa passer inutilement la plus grande partie du jour. Ses gardes, postés aux environs, observaient les approches de l'ennemi; mais ils mirent honteusement bas les armes à la vue de quelques hussards. Alors l'empereur s'embarqua pour Cronstadt. Il avait avec lui les femmes des seigneurs qui l'avaient abandonné; le vieux Munich le suivait toujours.

Ils arrivèrent à l'entrée de la nuit sous les batteries du port. La sentinelle ayant crié : « Qui vive? - C'est l'empereur, répondit-on. Nous ne reconnaissons, reprit le soldat, d'autre souverain que Catherine; éloignez-vous. » Et comme on le menaça de tirer sur lui, la barque revint à Oranienbaum. Les femmes jetaient de grands cris; Pierre fondait en larmes. « Que n'ai-je suivi vos conseils! disait-il à Munich. Quel parti dois-je prendre ? Je n'en connais plus, » dit Munich. Dès que Pierre III fut de retour à Oranienbaum, on se saisit de lui, et on l'enferma seul. Il rendit son épée, en s'avouant indigne de régner. Il demanda qu'on lui conservât la vie. On le lui promit. Ensuite il pria qu'on ne le laissât pas manquer de vin de Champagne et de bière d'Angleterre. Le

troisième jour de sa détention, il sentit un feu dé ́vorant dans ses entrailles. On l'entendit pousser des cris horribles. On dit que, pour mettre fin à ses tourmens, deux princes, sergens aux gardes, entrèrent dans sa chambre et l'étranglèrent avec un mouchoir.

Ainsi mourut ce malheureux prince. Il soutint sa disgrace avec aussi peu de fermeté que son élévation. Il fut faible, sans méchanceté. L'histoire ne pourra ni justifier sa punition, ni regretter sa mémoire.

Cependant Catherine II rentra, le soir, triomphante dans Pétersbourg : elle était excédée des fatigues du jour. On lui apporta des rafraichissemens; comme il se trouvait là quelques jeunes officiers, elle les obligea d'en prendre avec elle, en leur disant : « Je ne veux rien avoir que pour le partager avec vous. » Le peuple entourait le palais en jetant de grands cris de joie; mais comme ces transports pouvaient dégénérer en fureur, et exposer la fortune de quantité d'étrangers, on lui ouvrit tous les cabarets de la ville, qu'on abandonna à sa discrétion jusqu'au lendemain. On donna une pistole à chaque soldat des gardes, cinquante mille francs aux principaux conjurés. Le trône ne coûta guère plus d'un million.

On s'attendait à voir le jeune prince déclaré empereur, et Catherine nommée régente, avec un conseil; car c'étaient là les conditions qu'elle avait proposées aux principaux de la cour; mais elle profita de l'enthousiasme du peuple qui la proclamait impératrice. Elle commença par éloigner des affaires la princesse Daschkof, dont elle craignait l'ambition, et tous ceux qui comptaient partager l'autorité avec elle; et elle se hâta de se faire couronner à Moscou. Cette cérémonie se fit avec une pompe éclatante. La couronne seule, toute couverte de diamans, était d'une pesanteur extrême.

J'ai oui dire à l'ambassadeur de Pologne, le prince Lubomirski, que, se trouvant auprès de l'impératrice, il lui dit : « Votre Majesté doit être » bien fatiguée de porter un poids si considérable. >> - Non, répondit-elle, une couronne ne pèse >> point. »>

Peu de temps après, le comte de Bestuchef lui donna une requête signée de quelques seigneurs : on lui représentait que la santé du grand-duc, son fils, était très-faible; on la suppliait de pourvoir à la tranquillité de l'empire par une alliance qui lui assurât des héritiers; on ajoutait que personne ne paraissait à cet égard plus propre à remplir les vœux de la nation que le comte Orlof. Catherine envoya cette pièce au sénat, pour en délibérer. Tous les sénateurs répondirent unanimement

qu'un pareil mariage était contraire aux lois de l'empire (preuve qu'il y a des lois dans un pays despotique); que si l'héritier actuel venait à manquer, il restait Ivan; enfin, qu'ils ne reconnaitraient jamais Orlof pour leur empereur. C'était au mois de mars 1763. J'étais alors à Moscou, et je fus témoin de la fermentation où cette requête et cette réponse jetaient les esprits; elle était si grande, que je m'attendais à voir une nouvelle révolution. Le soir de ce jour-là, on doubla les gardes du palais. Le grand-maître de l'artillerie prit un prétexte pour s'éloigner quelques jours de Moscou. La cour envoya ordre à l'hetman de se retirer dans son gouvernement.

Le lendemain, l'impératrice se rendit au sénat. « Je vous ai consultés, leur dit-elle, comme une » mère consulte ses enfans, pour le bien de la fa» mille. Je ne veux rien faire contre les lois de >> l'empire; Bestuchef m'a trompée. » Et en se retirant, elle leur laissa une lettre. On y lisait : « Je vous défends de parler de moi, sous des >> peines plus grandes que l'exil. Qu'aucun soldat >> ne paraisse dans les rues, de vingt-quatre heu» res. » Les sénateurs lui envoyèrent demander si cette lettre serait communiquée : « Non-seulement » au sénat, répondit-elle, mais qu'on l'affiche. » Peu à peu les esprits se sont calmés. Elle a mis dans son gouvernement une modération inconnue avant elle. Elle fait voyager les mécontens, qu'auparavant on exilait en Sibérie. Elle a introduit le goût des spectacles, de la littérature et des arts, pour adoucir ces esprits farouches. Elle a défendu le luxe dans les habits, et les jeux de hasard, dont les Russes sont passionnés.

Afin qu'ils ne se portassent point à entreprendre quelque révolution pour établir leur fortune, elle tâcha d'engager les grands, par son exemple, à employer leurs revenus à des projets de fabrique, de commerce ou d'agriculture. Enfin elle a osé réformer les biens du clergé. Pour en venir à bout, elle a mis dans ses intérêts les évêques de Pétersbourg et de Novogorod. Elle a augmenté leurs revenus sous prétexte qu'ils avaient plus de dépenses à faire, et a réduit tous les autres à quinze mille livres de rente.

Catherine II est d'une taille au-dessus de la médiocre; sa démarche est pleine de noblesse et de majesté. Elle a le visage un peu long; le front grand et peu saillant, les yeux bleus, la bouche très-belle, et les cheveux châtains. Elle monte très-bien à cheval. Elle parle parfaitement bien le français, l'allemand et le russe. J'ai vu les deux premiers volumes du Dictionnaire encyclopédique, dont les marges étaient remplies de notes

écrites de sa main, sur les sujets les plus abstraits. Cette princesse se lève tous les jours à cinq heures; elle travaille seule jusqu'à neuf. Ses femmes alors l'approchent, et pendant qu'elles l'ajustent, elle se fait rendre compte de tout ce qui s'est passé de nouveau. A dix heures et demie, les généraux viennent prendre ses ordres, et tenir le conseil chez elle jusqu'à onze heures et demie. Alors elle va à la messe; puis elle se renferme jusqu'à sept heures du soir, qui est l'heure de la cour ou des spectacles.

Depuis Pierre-le-Grand, aucun souverain n'a entrepris un si grand nombre de projets utiles à la Russie. La postérité décidera de sa gloire; mais celle de Sémiramis, si célèbre en Orient, ne fut ni plus pure, ni plus méritée.

PROJET D'UNE COMPAGNIE

POUR LA DÉCOUVERTE

D'UN PASSAGE AUX INDES PAR LA RUSSIE,

PRÉSENTÉ A S. M. L'IMPERATRICE CATHERINE II.

Il n'y a que deux moyens d'attirer les hommes, l'appât des richesses et celui de l'honneur. L'amour des richesses a peuplé l'Amérique d'Européens; le desir de les conserver, qui en est une suite, a rempli de républicains les marais de la Hollande. L'honneur, qui paraît dans le monde sous différens noms, n'est autre chose que l'estime que nous faisons de nous-mêmes ; cette estime est proportionnée au sentiment que chaque homme a de la dignité de son être.

Le desir d'acquérir de l'honneur engage des hommes à quitter leur patrie lorsqu'il se présente une occasion d'éclat, un siége fameux, une entreprise hardie, etc. Alors on voit accourir des volontaires de toutes les nations'.

L'amour de l'honneur oblige quelquefois de quitter sa patrie pour le conserver': une injustice, un passe-droit, ont souvent plus de force sur

'Les guerres en Terre-Sainte, le siége de Candie, attirèrent une infinité d'étrangers de bonne volonté. J'ai vu à Malte, lorsque l'île fut menacée des Turcs, plusieurs gentilshommes qui n'étaient venus que dans l'intention d'acquérir de l'honneur.

Tout le monde sait l'histoire de Camille. Les peuples voisins de la France ont profité souvent de pareilles circonstances. La révocation de l'édit de Nantes répandit les arts et le commerce dans les forêts de la Prusse et dans une grande partie de l'Allemagne.

une ame fière que les liens de l'amitié et du sang. Un état qui a des retraites toutes prêtes pour de pareils hommes, en tire tôt ou tard de grands avantages.

Si la Russie veut attirer chez elle des hommes (j'entends des hommes dont le courage n'est point flétri par une excessive pauvreté), il faut qu'elle leur offre des biens qu'ils puissent acquérir avec honneur, et dont ils puissent jouir avec sécurité. Nous examinerons où l'on peut trouver ces biens, après avoir parlé des obstacles qui s'opposent ici à la tranquillité de la possession.

Le premier de tous vient de la vaste étendue de cet empire, qui oblige le souverain de se reposer entièrement sur un gouverneur. Ce gouverneur, profitant de l'éloignement, peut se rendre despotique : cette raison empêchera toujours un étranger d'exposer sa fortune et la tranquillité de sa vie au caprice d'un homme tout-puissant. S'il s'en rencontre quelques-uns, ce ne seront que des malheureux sans ressource, ou des esclaves qui changent de chaînes '.

Le second obstacle vient de la diversité des mœurs, de l'ignorance de la langue, etc. 2. Si un homme n'est tout-à-fait hypocondre, il est presque impossible qu'il se résolve à être transplanté seul parmi des gens dont les mœurs et le langage lui sont inconnus, et qui auront pour lui la mauvaise volonté qu'on a naturellement pour ceux qu'on trouve plus éclairés que soi.

On ne peut remédier à ces deux obstacles qu'en réunissant, en corps indépendant de tout gouverneur particulier, les étrangers qui chercheraient des établissemens en Russie.

DU LIEU LE PLUS FAVORABLE A UN ÉTABLISSEMENT.

S'il y avait quelque endroit sur la terre, situé sous un beau ciel, où l'on trouvât à la fois de l'honneur, des richesses et de la société, suite de la sûreté de la possession, ce lieu-là serait bientôt rempli d'habitans 3.

Cette heureuse contrée se trouve sur le bord oriental de la mer Caspienne; mais les Tartares, qui l'habitent, n'en ont fait qu'un désert. Tel est

'Comme il arrive sur les frontières de Russie et de Pologne. De pareilles transmigrations ne produisent aucun bien.

L'habitude est une seconde nature. On remarque à Moscou que les Allemands vivent rassemblés dans le schlabot; et c'est en effet la nation la plus propre à vivre en société.

Les Anglais ont peuplé la Pensylvanie avec cette seule invitation: «Celui qui y plantera un arbre en recueillera le fruit. » C'est là tout l'esprit de la loi qui permettait aux sujets de la Grande-Bretagne de former en Amérique un gouvernement particulier.

l'amour excessif qu'ils ont pour la liberté, qu'ils ne regardent les villes que comme des espèces de prisons, où les souverains renferment leurs esclaves.

Cette terre, où règne une liberté effrénée, paraît propre à l'ambition et à la fortune d'une petite république d'Européens, et mérite l'attention du gouvernement, par les avantages immenses que l'empire retirerait d'un pareil établissement.

Cette colonie d'hommes choisis assurerait de ce côté-là la tranquillité de la frontière, et engagerait, par son exemple ou par ses armes, ces peuples vagabonds à cultiver les champs qu'ils ravagent'. Mais, ce qui est bien plus intéressant, cette société deviendrait bientôt l'entrepôt du commerce des Indes, et ferait circuler les richesses du midi par la Russie, qui les distribuerait, comme autrefois, à toute l'Europe.

DE LA POSSIBILITÉ D'UN PASSAGE AUX INDES PAR LA RUSSIE.

Je suis étonné que des vaisseaux partent tous les ans des ports de l'Europe, traversent une étendue immense de mers, et pénètrent aux Indes à travers mille dangers, tandis qu'une chaloupe partie de Pétersbourg peut faire, dans la moitié moins de temps, le même voyage sur les plus belles rivières du monde. C'est la première idée qui vous vient, lorsque vous jetez les yeux sur les cartes.

En partant de Pétersbourg, vous remontez le canal et le lac Ladoga et la rivière d'Urica; vous faites un portage jusqu'à la source de la rivière Maloga, vous la descendez, ainsi que le Volga, qui se décharge à Astracan dans la mer Caspienne; vous parvenez, après avoir traversé cette mer, à l'embouchure d'un fleuve qui sort du lac Aral; vous naviguez sur ce lac, et jusqu'à la source de l'Oxus ou de l'Amu qui s'y jette; il vous reste un portage à faire jusqu'à la rivière Semil, qui se décharge dans l'Indus, que vous pouvez descendre jusqu'au golfe persique. Nous verrons que le commerce des Indes s'est autrefois frayé une route à peu près semblable. Mais il est bon de rassembler sur cette riche matière tout ce qui peut servir à l'histoire de ce commerce. On peut la réduire à trois époques.

ANCIEN COMMERCE DES INdes avec l'eUROPE PAR LA RUSSIE.

Les Russes ont porté autrefois leur commerce,

Les comptoirs des Européens aux Indes et en Afrique ont engagé une multitude de familles à s'établir auprès d'eux, par la raison qu'ils n'y éprouvaient pas une vicissitude de fortune ordinaire chez les puissances de l'Asie.

EUVRES POSTHUMES.

par le Pont-Euxin, jusqu'à Constantinople' et en Syrie; dans ce temps-là leurs vaisseaux pénétraient, par la mer Baltique et l'Océan, jusque dans la Grande-Bretagne. Il est à présumer qu'ils allaient encore aux Indes, par la raison que les Indiens venaient trafiquer chez eux jusque sur les bords de la mer Glaciale.

L'auteur qui a le mieux écrit de la Russie, le baron de Stahremberg, apporte des preuves si convaincantes de cette communication, qu'il n'est pas possible d'en douter; il avait fait un long séjour en Sibérie, et c'est comme témoin oculaire qu'il raconte ce que nous allons rapporter.

Les anciens prenaient, dit-il, pour limites de l'Europe et de l'Asie, le Don ou Tanais. Depuis le Don, traversant jusqu'au Volga; ensuite remontant, au 55° degré de latitude, la Kama; passant plus loin, le long du fleuve Kotva, la Wiserka, et remontant la Wagulka jusqu'à une petite langue de terre d'une demi-lieue, qui la sépare du fleuve Petzora; de là descendant ce fleuve jusqu'à son embouchure dans la mer Glaciale. La raison qui avait déterminé les anciens à préférer ces limites aux chaînes de montagnes qui se trouvent plus à l'est, c'est que c'était la route que tenaient les peuples qui faisaient le commerce des Indes et du nord; route aisée à atteindre par les Asiatiques et les Européens, puisqu'elle les conduisait, par eau 3, de la mer Caspienne dans la mer Septentrionale.

Il y avait, pour ce commerce, deux entrepôts, l'un auprès de l'ancienne ville de Ladoga; d'où ce commerce était continué par le lac Ladoga, le golfe de Finlande, la mer Baltique, et de là à la ville de Wisby dans l'île de Gothland, où l'on a trouvé quantité de médailles syriaques, arabes, grecques et romaines.

Le second entrepôt du commerce était dans la Grande-Permie, proche de la ville de Fzerdyn ou de Veliki-Perma. Les marchandises, venues des Indes, descendaient le Petzora, côtoyaient les bords de la mer jusqu'en Norwége, et peut-être venaient jusque dans la mer du Nord.

Au reste, ajoute Stahremberg, ce passage a été praticable, et l'est encore. Cette route, depuis Astracan, n'a que trois cents milles de longueur;

⚫ Constantin Porphyrogénète. 2 Loscher.

Les bâtimens dont ils se servaient étaient fort propres à de pareilles navigations; c'étaient des bateaux de cuir qu'ils portaient sur leurs épaules dans les endroits où les rivières cessaient d'être navigables. Stahremberg en a vu où quatorze personnes pouvaient s'asseoir. On les ploie lorsqu'on ne s'en sert plus.

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