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Semblable au feu, ce n'est d'abord qu'une petite étincelle, qui produit un incendie si nous négligeons de l'éteindre.

On doit conclure de ces principes généraux, dont l'application produirait des volumes, combien nos educations modernes sont dangereuses, puisqu'elles tendent sans cesse à donner l'essor à l'émulation, ce stimulant des passions naissantes.

L'émulation, parmi les enfans, n'est que le desir d'être le premier, et de s'élever au-dessus de ses semblables par son esprit et ses études; l'émulation, parmi les hommes, n'est aussi que le desir d'être le premier dans le monde, et de s'élever au-dessus des autres par sa fortune et son crédit; car enfin les hommes ont d'autres besoins que les enfans. Or, de cette préférence personnelle et des concurrences qu'elle fait naître, naissent évidemment tous les maux de la société. L'émulation des enfans est de même nature que l'ambition des hommes: c'est la racine du même arbre. C'est cette passion altière, que la nature nous a donnée pour subjuguer les animaux, que nous apprenons aux enfans à employer, contre leurs semblables, d'abord dans des exercices innocens, à la vérité, mais ensuite dans tous ceux de la société, lorsqu'ils seront hommes. Je reconnais dans l'enfant ambitieux, qui se couche devant un chariot attelé pour l'empêcher de déranger son jeu, l'Alcibiade qui aime mieux causer la ruine d'Athènes, que de renoncer à son ambition et à son luxe; et dans le jeune homme qui ordonne aux pirates d'applaudir à ses vers, le César qui devait recevoir un jour le sénat de Rome sans se lever.

De toutes les amitiés, il n'y en a aucune de comparable à l'amitié fraternelle. La nature a réuni autour d'elle les liens les plus forts, quand la société ne les a pas rompus dès l'enfance : ce sont ceux de la nourriture, de l'instruction, de l'exemple, de l'habitude, de la fortune. Nous avons déja observé que tout ce qui a en soi un principe de vie a des organes en nombre pair. La nature nous a donné deux yeux, deux oreilles, deux narines, deux mains, deux pieds, pour s'entr'aider fraternellement; si elle ne nous eût donné que la moitié de nos organes, qui nous semble suffisante à la rigueur, nous n'eussions pu ni marcher, ni saisir un objet, ni pourvoir à aucun de nos besoins. Si, au contraire, elle les eût triplés, quadruplés, multipliés, elle nous eût rendus semblables aux géans de la fable, aux Briarées à cent bras, dont les fonctions se seraient empêchées les unes les autres s'ils eussent existé. Elle s'est donc bornée à réunir ensemble deux parties égales, non-seulement dans l'homme, mais dans tous les êtres organisés :

ainsi, ce n'est pas un simple mouvement qui est le principe de la vie, comme le disent les matérialistes, mais c'est une harmonie fraternelle de deux moitiés égales réunies dans le même individu. Une seule de ces moitiés ne peut pas plus vivre isolée, que triplée ou quadruplée, parce qu'alors il n'y eût point eu entre elles d'harmonie, sans laquelle la vie ne peut exister. L'ordre binaire n'est pas un effet de l'impuissance de la nature, qui n'a pu aller plus loin. En doublant nos organes, elle leur a donné un équilibre nécessaire à leurs fonctions; elle ne pouvait les multiplier dans le même individu sans en détruire l'effet, mais elle l'a augmenté en donnant des frères mêmes à l'individu. Les membres d'un corps s'entr'aident mutuellement, mais ils ne peuvent agir que dans un seul lien, tandis que des frères peuvent agir,de concert dans des lieux différens, l'un aux champs, l'autre à la ville, l'un sous la zone torride, l'autre sous la zone glaciale: l'harmonie fraternelle peut étendre la puissance d'alliance d'un bout du monde à l'autre.

On a remarqué par tout pays, et il y a déja long-temps, que les familles pauvres où il y avait beaucoup d'enfans prospéraient beaucoup mieux que celles où il y en avait peu. C'est, disent les bonnes gens, la bénédiction de Dieu qui vient à leur secours. Oui, sans doute, c'est une bénédiction de Dieu, attachée, comme tant d'autres, à l'exécution de ses lois. Celle-ci résulte de l'harmonie fraternelle, cette première loi de l'ordre social. Ces familles nombreuses réussissent, parce que les frères s'entr'aident, et plus ils sont en grand nombre, plus ils ont de pouvoir.

Je trouve à ce sujet, dans l'Odyssée d'Homère, un sentiment bien touchant, c'est lorsque Télémaque compte au nombre de ses calamités celle de n'avoir point de frère. Le poète, sensible et profond dans la connaissance de la nature, en mettant cette plainte dans la bouche du fils d'Ulysse, qui cherchait partout son père, avait sans doute senti que l'amour fraternel était une consonnance de l'amour filial. En effet, les enfans ont des ressemblances avec leurs pères et leurs mères, de telle sorte que les garçons, pour l'ordinaire, en ont plus avec leurs mères, et les filles avec leurs pères : la nature les croisant d'un sexe à l'autre pour en augmenter l'affection. Mais il y a plus; c'est que lorsqu'il y a beaucoup d'enfans, chacun d'eux est caractérisé par quelques traits particuliers de la physionomie et de l'humeur de ses parens. L'un en a le sourire, l'autre la gaieté, celui-ci le sérieux, cet autre l'attitude ou la démarche; de sorte qu'il semble que les qualités physiques et morales des pères et mères soient ré

parties déja entre leurs enfans, comme des portions d'héritage. Or, quand des enfans aiment sincèrement leurs parens, ils en aiment d'autant plus leurs frères par ces ressemblances qui leur en rappellent le souvenir. L'amour fraternel dépend donc beaucoup de l'amour filial, qui lui-même n'est produit que par l'amour paternel.

Quoique l'amitié exige des consonnances dans les goûts, elle admet aussi des contrastes, sans lesquels peut-être elle ne subsisterait pas. La nature en établit parmi les frères en les faisant naître les uns après les autres, quelquefois à de si grands intervalles, que le premier aura atteint la jeunesse tandis que les autres seront dans l'adolescence, et que le dernier ne sera pas sorti de l'enfance; mais ces différences, loin d'affaiblir l'amour fraternel, le fortifient. Il en est d'une famille composée de frères inégaux en âge, [en caractères, en talens, comme de la main formée de doigts de diverses proportions, qui s'entr'aident beaucoup plus que s'ils étaient de force et de grandeur égales. Pour l'ordinaire, lorsqu'ils saisissent tous ensemble un objet, le pouce, comme le plus fort, serre à lui seul ce que les autres saisissent tous ensemble. Le plus petit, comme le plus faible, clot la main; ce qu'il ne pourrait faire, s'il était aussi long que les autres. Il n'y a point de jalousie entre les derniers qui travaillent moins, mais qui supportent les autres, et les premiers, qui tiennent la plume, ou ceux qui sont décorés d'un anneau. Quelque inégalité done qu'il y ait entre les talens et les conditions des frères, il n'y a qu'une seule chose à leur inspirer, c'est la concorde, afin qu'ils puissent agir de concert comme les doigts de la main. Une des premières attentions que les parens et les instituteurs doivent avoir, est qu'il ne s'élève point de jalousies entre les frères à l'occasion de leurs jeux. Plutarque observe, dans son Traité de l'Amitié fraternelle, dont nous avons tiré quelques bonnes observations, « que comme des divisions qui renver» sèrent la Grèce de fond en comble, naquirent des » rivalités qui s'élevèrent entre quelques citoyens » puissans, au sujet de la faveur qu'ils accordaient » à des baladins, de galeries et de viviers qu'ils >> avaient fait construire pour leurs passe-temps; » de même les jalousies qui s'engendraient entre les » frères commençaient souvent à l'occasion de quelques oiseaux, de petits chariots et autres jouets de » l'enfance, lesquelles envies venant à croître » avec l'âge, ils en venaient à se détester et à se » haïr à la mort. » Je trouve donc à propos qu'au lieu de leur donner des jeux particuliers, comme on a coutume de faire pour éviter entre eux les sujets de jalousie, on leur en donne qui leur soient

communs, afin de les accoutumer à vivre ensemble. Quand ils ont des jouets en propre, c'est alors que se forment les idées précoces du tien et du mien, si dangereuses surtout entre des fils et des frères, sans compter que celui qui perd ou qui rompt le sien, cherche à s'emparer de celui d'autrui. C'est la source la plus ordinaire des querelles entre les enfans comme entre les hommes.

Si l'on donne aux frères des jeux communs, il faut leur apprendre des métiers particuliers, afin d'éloigner d'eux tout sujet de rivalité. L'amour du plaisir réunit les hommes, mais celui de l'intérêt les divise. Les jeux veulent des compagnons, mais les ambitions les repoussent. Toutes les passions sont insociables.

D'ailleurs, les inclinations étant très-variées parmi les enfans, il faut laisser à chacun d'eux la liberté de suivre la sienne. Castor et Pollux, ces frères si célèbres chez les anciens par leur union, le furent aussi dans la guerre; mais l'un excellait à dresser des chevaux, et l'autre aux combats du ceste.

Cependant j'ai à citer une amitié moderne, mieux avérée que celle des jumeaux d'Elide sortis du même œuf : c'est celle des deux frères Pierre et Thomas Corneille. Ils étaient tous deux poètes tragiques, c'est-à-dire, de la profession qui supporte le plus malaisément des rivaux. On sait qu'ils vécurent ensemble sans partager leurs biens, jusqu'à leur mariage. Mais voici une anecdote ignorée qui prouve leur parfaite union: Ils occupaient à Rouen une petite maison; Thomas Corneille logeait au rez-de-chaussée, Pierre au-dessus de lui, dans un entresol qui communiquait avec le bas par un petit escalier; chacun d'eux travaillait à son ouvrage à la vue de l'autre. Thomas excellait à trouver sur-le-champ un grand nombre de rimes du même mot, Pierre n'avait pas la même facilité; mais quand il était embarrassé à chercher une rime, il s'adressait à son frère, qui aussitôt lui en donnait à choisir autant qu'il en avait besoin. Leur amitié si intime est, à mon gré, plus rare que leurs grands talens, d'autant plus qu'ils étaient inégaux en réputation. Si ces deux poètes fameux ont vécu dans une communauté de fortune, de plaisirs et de travaux, il faut l'attribuer à ce que les talens supérieurs ne sont pas susceptibles de jalousie, ou plutôt à ce que ces frères avaient été élevés ensemble dans la maison paternelle. Leur petite habitation subsistait encore dans mon enfance; je ne sais si on l'aura conservée sans doute les Grecs en auraient fait un temple, dédié à la fois aux Muses et à l'Amitié fraternelle.

Je tiens l'anecdote que je viens de rapporter d'un M. Mustel, né en Normandie.

Comme les tableaux hideux du vice rendent ceux de la vertu encore plus aimables, il est à propos de raconter aux enfans quelques histoires de mauvais frères qui, par leur haine mutuelle, ont causé leur ruine. Tels furent Etéocle et Polynice, dont l'inimitié fut, dit-on, si grande, qu'après leur mort la flamme même du bûcher qui consumait leur corps se sépara en deux : ces haines implacables naquirent de l'émulation d'un trône. L'ambition n'est autre chose que le desir d'être le premier, et elle est la cause de tous les malheurs du genre humain. Dans sa naissance, ce n'est qu'une étincelle brillante; mais si on l'anime, bientôt c'est un feu dévorant qui consume jusqu'à celui qui l'a allumé. Les premières fumées de ce volcan sont les envies, les intolérances, les médisances, les calomnies, l'humeur querelleuse : si vous les apercevez dans votre frère, tâchez de le ramener à la vertu par votre affection et surtout par votre exemple; mais si vous ne le pouvez, fuyez-le, car il est atteint d'un mal contagieux, et vous vous devez encore plus au bonheur de vos semblables qu'à l'amitié fraternelle. Le vertueux Timoléon ne balança pas à abandonner son frère, qui voulait être le premier dans Corinthe, sa pa trie, après avoir fait de vains efforts pour l'engager à renoncer à son ambition. A la vérité, il se repentit long-temps d'avoir consenti à sa mort, que sa mère lui avait reprochée; mais le bon Plutarque l'a blàmé de ce remords comme d'une faiblesse de courage, et il me semble en cela s'écarter du jugement qu'il a porté sur la sévérité de Brutus à l'égard de ses fils. Pour moi, j'aime à voir deux vices lutter ensemble, parce que la destraction de l'un des deux nous présente l'apparence d'une vertu; mais il n'en est pas de même du combat de deux vertus, car de l'anéantissement de l'une il résulte toujours l'apparence d'un vice. Ainsi, je n'aime point à voir l'amour de la patrie aux prises avec l'amour paternel ou fraternel; c'est mettre la guerre civile dans les cieux que de la mettre entre les vertus : ce n'est pas à l'homme à ies accorder, c'est à Dieu. Nous avons assez à faire de régler nos passions; c'est à l'auteur de la nature à en maintenir les fondemens et à les rapprocher quand ils sont ébranlés.

Il ne dépend pas plus de nous de concilier deux vertus en opposition, que deux élémens; c'est à celui qui en a créé les lois à les conserver inviolables. Nous le prions tous les jours de ne pas nous exposer à en franchir les barrières, de peur que nous ne devenions fous par notre propre sagesse, injustes par la justice, et féroces à force d'humanité. Si donc nous avons le malheur d'avoir un

frère vicieux et incorrigible, il n'y a d'autre remède que de le supporter ou de le fuir. Si la patrie nous a confié l'exécution de ses lois, empêchons-le de faire du mal; mais s'il en a fait qui demande vengeance, abstenons-nous plutôt des lois que de répandre son sang. Sous Vitellius, un frère tua son frère du parti opposé dans le combat, et en demanda la récompense. Tacite observe qu'elle lui fat refusée, sous prétexte qu'on n'était pas en état de le récompenser. Haïssons le vice dans notre propre frère, mais aimons toujours notre frère dans le vicieux. Dieu à mis sur la terre deux portes qui mènent au ciel; il les a placées aux deux extrémités de la vie, l'une à l'entrée, l'autre à la sortie. La première est celle de l'innocence, la dernière est celle du repentir : ce n'est donc pas à l'amitié fraternelle à la fermer. Il y a des exemples de frères qui, par la seule influence de l'amitié, ont ramené des frères vicieux. L'histoire de la Chine en a conservé plusieurs, tirés de l'enfance même. Tel est entre autres celui de Xuni, successeur du fameux empereur Vaus. C'était un simple laboureur qui avait un père et des frères fort méchans; il les réforma par sa patience. Vaus, touché de sa vertu, l'appela au trône au préjudice de ses propres enfans, dont il n'avait pas d'ailleurs à se plaindre. Comme l'amitié fraternelle est, à la Chine, un des cinq principaux devoirs de l'ordre social, on a grand soin d'en faire la base de l'instruction publique. D'un autre côté, le gouvernement y est encore plus attentif à recueillir les traits de vertu dans les enfans que dans les hommes. Il regarde les écoles comme des pépinières où les semences donnent quelquefois d'elles-mêmes des espèces nouvelles de fruits excellens, sans avoir besoin d'être greffés. Les vertus des enfans sont des dons de la nature, celles de l'homme ne sont souvent que des productions de l'art social.

Au reste, je desirerais que, dans les exemples que l'on cite aux enfans, on prît ceux des vices chez les étrangers, et ceux de la vertu dans la patrie. C'est par ce moyen que les Romains, et les Grecs surtout, ont illustré leur pays, au point qu'ils ont rendu leurs rochers plus fameux que nos montagnes, leurs ruisseaux plus que nos fleuves, et leur Méditerranée, avec ses petits archipels, plus célèbre que tout l'Océan avec les quatre parties du monde. Les Chinois ont été encore plus ioin; car, sans mêler la fable à leur illustration, leur histoire leur fournissait, il y a déja plus d'un siècle, trois mille six cent trente-six hommes illustres par des vertus ou des talens utiles à l'état, et deux cent huit filles, femmes, veuves, célèbres par leur chasteté ou leur amour conjugal. Les in

scriptions, les monumens, les statues, les temples, les arcs de triomphe qu'on leur a élevés aux lieux où ils étaient nés, ou à ceux où ils avaient vécu, décorent partout les grands chemins, les montagnes, les forêts, les fleuves et les villes. Joignez-y leurs éloges historiques, les drames et les poésies en leur honneur, qui sont répandus dans toutes les bibliothèques et tous les lieux où l'on apprend à lire aux enfans, vous aurez la véritable raison de la longue durée de cet empire, et de l'attachement religieux qui lie les Chinois à leur patrie. Les exemples illustres de vertus des ancêtres font le ciment moral qui consolide toutes les parties de cet antique édifice par lui il a résisté au débordement des Tartares et aux mines souterraines des religions étrangères. A la vérité, ils regardent le reste des hommes comme des barbares, mais autant en faisaient les Grecs et les Romains. Rome moderne elle-même ne gouverne-t-elle pas les peuples par les vies de ses saints, qu'elle leur propose à imiter? et l'exemple d'un Vincent de Paul ne sert-il pas à faire aimer et respecter sa puissance?

Pour nous, qui desirons élever des enfans, nonseulement pour leur village, mais pour le monde entier, puisque nous en voulons faire des hommes, nous pensons qu'il faut leur chercher les plus grands exemples de vertu dans tous les pays; mais lorsque le nôtre en offre d'éclatans, on doit sans doute leur donner la préférence; c'est un devoir filial qu'il faut remplir envers notre patrie, et c'est par elle que nous devons commencer à aimer le genre humain. L'amitié de Caton d'Utique pour son frère Lépidus n'a rien de plus touchant que celle de Turenne pour le dac de Bouillon, son frère. Ce grand homme, si célèbre dans la guerre, déclarait hautement qu'il lui devait tout ce qu'il savait de mieux; il n'entreprenait rien sans le consulter, et il ne supporta sa perte qu'avec une extrême douleur.

Ce que nous avons dit de l'amitié entre les frères s'entend de celle qui doit régner entre les sœurs les femmes en sont au moins aussi capables que les hommes, et les exemples en seraient fréquens dans l'histoire, si elle ne s'occupait pas plus des talens brillans d'où résultent souvent les malheurs des nations, que des vertus obscures qui font le bonheur des familles. L'amitié des sœurs entre elles égale au moins celle des frères en affection, en constance, en désintéressement, et elle l'emporte en attentions, en délicatesse, en bienséances. Si l'amitié n'est au fond qu'une union entre deux êtres faibles et malheureux, les femmes y ont plus de part que les hommes, parce qu'elles ont plus de besoins et de faiblesse. L'amitié d'O

reste et de Pylade, qui veulent mourir l'un pour l'autre, me paraît moins touchante que celle de Myro et de sa sœur, filles du tyran d'Elée, qui, innocentes des crimes de leur père, et condamnées à mort à la fleur de leur âge et de leur beauté, se demandaient en grâce l'une à l'autre de mourir la première. L'aînée avait déja mis sa ceinture autour de son cou, en disant à sa jeune sœur de la regarder faire et de l'imiter ensuite, lorsque celleci la supplia de ne pas lui donner la douleur de la voir mourir. Alors Myro prit le cordon fatal, l'arrangea autour du cou de sa cadette, et, en l'embrassant, lui dit : « O ma chère sœur! je ne vous >> ai jamais rien refusé de ce que vous m'avez de» mandé, recevez de moi la dernière et la plus » forte preuve de mon affection. » Puis, quand elle la vit expirée, elle couvrit son corps, et, avant de mourir elle-même, elle pria les assistans qui, malgré leur haine contre la tyrannie, fondaient en larmes, de ne pas permettre qu'il leur fùt fait aucun déshonneur après leur mort.

S'il n'y a pas entre les femmes d'amitié aussi célèbre que l'amitié fraternelle des Gracques, c'est que des sœurs ne sont guère exposées à lutter contre des factions furieuses; mais souvent elles ont à combattre ensemble les infirmités, la pauvreté, la vieillesse, ces autres tyrans de la vie, d'autant plus difficiles à supporter qu'on leur résiste sans gloire. Combien de sœurs ont vieilli jusqu'au tombeau, irréprochables dans l'amitié!

Mais y a une harmonie peut-être plus touchante et plus forte que la fraternelle et la sororale, c'est l'amitié réciproque d'un frère et d'une sœur. Dans celle de frère à frère ou de sœur à sœur, il y a consonnance, mais dans celle-ci il y a, de plus, de doux contrastes. L'amitié entre les frères a je ne sais quoi de brusque et de rude, d'emporté, d'incivil; il entre quelquefois dans celle des sœurs de la faiblesse, de la politique et même de la jalousie; mais l'amitié entre le frère et la sœur est une consonnance mutuelle de faiblesse et de protection de grace et de vigueur, de confiance et de franchise. J'ai souvent remarqué que dans les familles où il y avait un frère et plusieurs sœurs, celui-ci était sans contredit plus doux, plus honnête et plus poli que les enfans des familles où il n'y avait que des garçons; et que dans celles où il y avait une sœur et plusieurs frères, la sœur avait plus d'instruction, plus de force dans le caractère, et moins de penchant à la superstition, que dans une famille où il n'y avait que des filles.

Plutarque, dans son Traité de l'Amitié fraternelle, ne cite qu'un exemple d'amitié semblable. On avait donné à une femme l'alternative de choi

sir de la mort de son frère ou de son fils : elle préféra celle de son fils, parce que, dit-elle, je peux bien avoir encore un autre enfant, mais de frère je ne puis, mon père et ma mère étant morts. Cependant on peut regarder comme un effet de l'harmonie fraternelle, autant que de la conjugale, la conduite des Sabines, lorsque, tout échevelées et portant entre leurs bras leurs petits enfans, elles se jetèrent entre leurs époux et leurs frères près de s'entr'égorger, et leur firent tomber les armes des mains en appelant, dit le bon Plutarque, « ores les Sabins, ores les Romains, » par les plus doux noms qui soient entre les hommes. On peut encore citer en exemple la vertueuse et infortunée Octavie, sœur d'Auguste et femme d'Antoine, dont l'amour fraternel et conjugal servit long-temps seul de barrière à l'ambition de ces deux rivaux; mais lorsque Antoine, subjugué par son amour pour Cléopâtre, eut brisé tous les liens de l'amour conjugal en chassant son épouse de sa propre maison, alors l'empire romain perdant son équilibre, qu'une femme avait maintenu, fut renversé de fond en comble.

Quelles que soient les spéculations de la politique, il est certain que les seules harmonies morales forment la chaîne qui lie toutes les parties de la société humaine. L'harmonie fraternelle fait passer les hommes par une enfance plus longue que celle des an maux, afin de former et de fortifier les premiers liens de la société par l'amour maternel; mais l'harmonie conjugale réunit tout le genre humain : elle s'embellit des enchantemens de l'amour; et c'est de son sein qu'on voit sortir ces tendresses ravissantes qui unissent les enfans à leurs mères et les hommes à leur patrie.

LIVRE HUITIÈME.

HARMONIES CONJUGALES.

L'amour est un sentiment moral dans les enfans, qui se manifeste en eux bien avant le développement des sexes. Ils sont d'abord très-sensibles à la beauté, et ils ont, pour la reconnaître, un tact souvent plus sûr que celui des hommes. Amenez un petit garçon dans un cercle de femmes : il va à coup sûr porter ses caresses à la plus belle; et si c'est une petite fille au milieu d'une société d'hommes, elle ira, toute honteuse, se réfugier auprès du plus aimable; mais les gens laids, et surtout les vieillards décrépits, leur répugnent singulièrement. Jean-Jacques m'a raconté que les

auteurs de l'Encyclopédie ayant donné entre eux un bal où il se trouva, ils imaginèrent d'en faire faire l'ouverture par Fontenelle, qui avait alors plus de quatre-ving-dix ans, et une petite fille fort aimable, qui en avait sept à huit. Mais à peine eut-elle jeté les yeux sur le front ridé de Fontenelle et sur ses joues pendantes et terreuses, qu'elle retira sa main et se mit à pleurer. Le Nestor de la philosophie en fut affecté. Il dut, sans doute, trouver fort étrange, lui qui était si recherché par toutes les classes de la société, de se voir repoussé par un enfant uniquement sensible à l'instinct de la nature. Il sentit alors, malgré les grâces toujours nouvelles de son esprit, toute la décrépitude de son corps, par l'effroi qu'elle inspirait à l'enfance, et que les deux extrémités de la carrière humaine ne formaient qu'un constraste hideux du commencement de la vie et du commencement de la mort.

Mais les enfans recherchent avec ardeur la société des enfans de leur âge, et les plus beaux sont toujours entre eux les plus fêtés; leur affection se détermine souvent en faveur d'un de leurs compagnons exclusivement aux autres. La jeune fille, en cherchant à plaire à un garçon, est en garde contre lui; elle veut à la fois lui inspirer de l'amour et du respect, par un instinct combiné de coquetterie et de pudeur. Pour lui, il est déja rempli pour elle d'égards et de soins attentifs. Quel est celui qui ne s'est pas amusé cent fois des jeux de ces amans enfans, de leurs promesses de s'aimer toujours, des noms de mari et de femme qu'ils se donnent mutuellement, de leurs jalousies et de tous les mouvemens de cette passion inquiète, d'autant plus naturels, qu'ils ne se règlent point sur les préjugés de la société? Il se forme entre eux quelquefois des affections si violentes, qu'on en a vu sécher et mourir de jalousie; et cette maladie morale et physique est assez commune parmi les filles, qui, dans la plus tendre enfance, en deviennent quelquefois toutes jaunes. De ces affections innées dans les deux sexes se composent des mœurs qui annoncent déja la différence de leurs caractères. A peine une jeune fille sait-elle marcher, qu'elle aime à se regarder dans un miroir et à s'occuper de sa parure; déja elle prend des soins maternels de sa poupée. Dès qu'elle sait parler, elle s'exerce à chanter. De toutes les chansons, elle préfère celles d'amour. La plus réservée et la plus silencieuse en recueille de toutes les sortes, pour l'absence, pour la rupture, pour la réconciliation, etc.; elle y renferme toute sa politique et sa morale. Quant au garçon, il sent déja qu'il doit protéger l'objet qu'il aimera. Négligé

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