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bientôt de plus profondeş sur son front. Ce n'est donc point le corps qui donne à l'ame son caractère, c'est l'ame qui le donne au corps. D'un autre côté, l'ame ne développe ses facultés et ses passions qu'après plusieurs révolutions du soleil, comme si elle tirait de lui son origine, sa nourriture et ses accroissemens.

Considérons donc l'enfant lorsqu'il vient au monde. Les groupes de ses muscles sont comme des boutons de fleurs dans leur bourre. Il ne semble d'abord formé que de portions sphériques; tous ses membres sont arrondis, et ce n'est que lorsque ses premières passions commencent à poindre, que ses os s'allongent, et que les groupes musculaires affectent les courbes les plus convénables au service de chaque organe en particulier, et à celui de tout son corps en général. De dire si une vie intérieure et expansive, inhérente à l'ame, pousse les muscles du dedans du corps, ou si le soleil les attire au dehors, comme chez les noirs, qui ont les mollets plus élevés, et dont le corps est plus allongé que celui des peuples du nord, c'est ce que je ne sais pas. Il est bien certain toutefois que tout ce qui est organisé pour la vie se dirige dans ses accroissemens vers le soleil et la lumière, comme le prouvent les végétaux, même plantés à l'ombre. Quoi qu'il en soit, je crois que ces deux forces agissent à la fois dans le développement des corps organisés, d'autant plus que la première est sans cesse en harmonie avec la seconde, comme le démontrent la veille et le sommeil, qui résultent de la présence et de l'absence du soleil dans les végétaux et les animaux. Cependant, en regardant cet astre comme le premier mobile de tout ce qui est vivant sur la terre, je ne veux pas dire qu'il soit l'auteur de la vie, car alors elle n'aurait point d'autre terme que la durée de l'astre du jour, et les corps qu'elle anime iraient toujours en croissant. Mais celui qui donne les lois au soleil, dont il a rempli l'univers, a réglé les proportions des corps sur la terre; il leur a distribué à tous une portion de vie, et lorsqu'elle est dans sa plénitude pour chacun d'eux, il la fait circuler et passer à d'autres générations par la médiation des amours.

L'enfant, qui en est le fruit, en venant à la lumière, semble d'abord fait pour le repos. Tous ses muscles arrondis sont des coussins, et le sein maternel qui le reçoit est composé de coussins hémisphériques, élastiques et chauds. Quoiqu'il ne puisse se soutenir sur ses jambes, il invoque par ses cris celles de sa mère, pour aller respirer au grand air et voir les rayons du soleil qui le réjouissent et le fortifient. Vers l'âge de six mois, il essaie de se lever tout droit on peut alors, s'il est fort, l'exer

cer à marcher avec des chaises autour d'une chambre. Quelquefois une nourrice mercenaire pose son nourrisson debout dans un trou en terre, sous prétexte de l'accoutumer à se tenir droit sur ses jambes, mais en effet pour n'être pas obligée de le porter elle-même. Dans cette attitude perpendiculaire, le poids de l'enfant affaisse les os encore tendres du tibia et du péroné, qui en deviennent cambrés.

Il est donc dangereux de faire marcher les enfans de trop bonne heure. Ne précipitons jamais rien un fruit précoce n'est souvent qu'un fruit avorté. A la vérité, j'ai vu souvent à l'île de France de petits négres de sept ou huit mois marcher tout seuls; mais c'est l'influence du soleil qui en est la cause c'est elle qui développe rapidement l'activité des puissances de la nature dans toute l'étendue de la zone torride; c'est elle qui y fait porter deux fois par an des fruits à l'oranger, et qui y rend les filles nubiles avant l'âge de douze ans. Mais dans nos climats froids, un enfant ne peut inarcher avant un an.

Quand on veut apprendre à marcher aux enfans, il ne faut se servir ni de chariots, ni de lisières qui, en les soutenant par les épaules, les rendent hautes, et les accoutumant à être toujours soutenus, les empêchent de se soutenir eux-mêmes. Un moyen plus simple, que j'ai vu pratiquer par une paysanne, est d'attacher à deux chaises deux longs bâtons parallèles, et de mettre l'enfant entre deux. Alors il pose ses mains à droite et à gauche sur les bâtons; il se promène entre eux comme dans une galerie, et il apprend à la fois à se soutenir et à marcher. C'est ainsi que ma fille marchait à dix mois; mais un de ses supports s'étant un jour détaché, elle tomba avec lui, et depuis ne voulut plus se fier au mur le plus solide : elle ne marcha qu'à l'âge de quatorze mois. C'est ainsi que ceux qui débutent dans le monde, venant à trouver un ami infidèle, s'éloignent de tous les hommes et ne veulent plus se fier même aux sages.

Je regarde comme indispensable d'élever chaque enfant pour lui-même en même temps qu'on l'élève pour les autres : il faut le former pour la solitude avant de le dresser pour la société. A la vérité, la nature nous donne les élémens en commun, mais nous en usons tous en particulier. Chacun de nous doit voir, respirer, boire, manger, marcher, se reposer, dormir et mourir pour lui seul. Si nous ne pouvions jouir de ces biens physiques que dans la société de nos semblables et avec leur secours, combien de fois serions-nous obligés de nous en passer! Il en est de même des jouissances morales combien ne sont-elles pas troublées par l'o

pinion des autres ! Ce qui est vertu dans une maison est souvent un vice dans la maison voisine. La patience du philosophe est une lâcheté aux yeux du soldat.

Sous le même toit, le monarchiste et le républicain se regardent avec horreur. Si donc un enfant n'est élevé que pour la société, à qui aura-t-il recours lorsqu'elle se divisera d'opinions et qu'elle lui deviendra contraire? Où se réfugiera-t-il, s'il n'a appris à rentrer en lui-même? Je regarde donc les principes de l'éducation solitaire de l'Emile de Jean-Jacques comme devant être les bases préliminaires de l'éducation publique. Enveloppons notre élève, dans le malheur, du manteau de la philosophie; il l'étendra, dans le bonheur, sur ses semblables.

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Au reste, toute cette éducation privée consiste uniquement à le bien pénétrer de l'existence de Dieu les preuves en sont répandues dans toute la nature. Mais dussent les sophismes et les cachots des tyrans en voiler les bienfaits à ses yeux, il en retrouvera le sentiment dans son propre cœur. C'est ce sentiment qui fait de la conscience un asile imperturbable, et du monde un séjour enchanté. Sans lui, les élémens inconstans, et les astres qui traversent l'immensité des cieux, ne paraîtraient à l'homme que des masses énormes, mues au hasard par des puissances aveugles, toujours prêtes à l'anéantir. Mais le sentiment d'une Providence le rassure, et tient son cœur en repos, tandis que tout l'univers est en mouvement. C'est lui qui, dans l'excès de la douleur, élève les yeux et les mains de l'infortuné vers le ciel, et lui fait s'écrier Ah! mon Dieu! il est le mobile de l'éloquence. C'est par lui que le sage persuade, que le législateur commande, et que le faible supplie. Il est nécessaire à toutes les conditions de la vie pour les rendre supportables, et à tous les peuples de la terre pour les lier entre eux. C'est lui qui soutint Scipion dans la solitude; Epaminondas, à la tête des armées; Socrate, dans une république inconstante et cruelle; Epictète, dans l'esclavage; Marc-Aurèle sur le trône le plus élevé du monde. L'amour des hommes n'est qu'une consonnance de l'amour de Dieu, et tous deux sont les pôles de la vie physique et morale.

Je crois l'avoir dit ailleurs, mais je le répète ici, afin d'en imprimer plus profondément l'image : la sphère de notre vie est comme celle du monde, et sa révolution comme celle de l'année. Les élémens du globe reposent d'abord sur le pôle terrestre de notre hémisphère, comme dans leur berceau. L'atmosphère et l'Océan y sont dans un état de stagnation, et leurs brumes y laissent à peine apercevoir

une terre informe; mais à peine le soleil, à l'équateur, y fait-il sentir ses influences, que les vents et les torrens qui en descendent entrainent de longues chaînes de glaces flottantes, qui vont renouveler les mers et revivifier les fleuves et les continens. Un grand nombre de ces glaces échouent dans la zone glaciale même; d'autres s'évaporent dans la zone tempérée; d'autres, totalement fondues, roulent leurs eaux à travers la zone torride, d'où elles se dissipent en orages; d'autres, après un long cours, viennent de nouveau se fixer en glace sur le pôle opposé, couvert des ombres de la nuit. Ainsi l'océan de la vie entraîne, chaque année, du pôle de l'enfance une longue génération de mortels, comme des glaces flottantes et fragiles. Les uns échouent sur les écueils du premier âge, les autres circulent et s'évanouissent dans la zone de l'adolescence; d'autres s'évaporent en météores brillans et orageux dans celle de la jeunesse ardente; un petit nombre, après avoir traversé l'âge viril, vient se fixer sur le pôle de la vieillesse par les glaces de la mort.

Combien d'enfans sont descendus du pôle de la vie sans avoir fait le tour de la sphère ! Ils n'apparaissent sur notre horizon que comme des aurores boréales, qui n'annoncent aucun jour et qui n'éclairent qu'une nuit. Ils sont dans le drame du monde comme ces personnages qui ne paraissent point sur la scène, et qui cependant font couler les larmes; ils ne sont connus que par les regrets et le désespoir de leurs mères. Mais pourquoi les plaindre? On devrait bien plutôt les féliciter d'être parvenus au port en quittant le rivage.

La mort n'est point un mal. La vie d'un enfant est comme le cours d'un ruisseau, qui, après avoir arrosé une prairie, s'épuise avec la neige qui le produit. Qui sait si les élémens évaporés de cette vie ne vont pas, comme ceux du ruisseau, ranimer d'autres objets, comme le prétendait le sage Pythagore, d'après les philosophes les plus anciens de la terre? Qui sait si la mort du vieillard n'est point un retour à une nouvelle enfance, comme le glacier polaire de notre hiver redevient à son tour la source de nos eaux pendant l'été ? Pourquoi donc craindrions-nous la mort, si nous avons vécu dans la justice ou dans le repentir? Les enfans innocens n'en ont point de peur; les superstitions seules peuvent les troubler. Ces oiseaux de ténèbres voltigent en foule autour des berceaux et des tombeaux des hommes, cherchant une proie facile dans la faiblesse des naissans et des mourans : il ne faut que la lumière du jour pour les dissiper.

LIVRE CINQUIÈME.

HARMONIES ANIMALES.

Viens me réchauffer de tes feux et m'éclairer de ta lumière, cœur du monde, œil de la nature, vivante image de la divinité! viens m'enseigner l'ordre où tu développas la matière, quand tu lui communiquas les couleurs, les formes, les mouvemens et la vie! Les planètes glacées et ténébreuses étaient stationnaires au milieu de l'espace et du silence. Si quelque clarté lointaine, échappée des étoiles, eût permis de les entrevoir, elles eussent paru ensevelies au sein de l'obscurité et des neiges, comme de vastes tombeaux couverts des sombres crêpes de la nuit et des pâles suaires de la mort. Si par hasard une affreuse avalanche se précipitait de leurs sommets informes dans leurs profonds abîmes, en vain les échos en répétaient au loin les lugubres sons: il n'y avait aucun œil pour les voir, ni aucune oreille pour les entendre; elles étaient comme ces vaisseaux immobiles surpris par l'hiver au sein des glaces boréales, où il n'est resté aucun voyageur pour en faire l'histoire.

Mais tu parus, brillant soleil. La terre, attirée par tes rayons, s'approcha de toi; son orient étincela des feux de l'aurore, son atmosphère s'alluma, ses vents alizés soufflèrent, les glaces de son équateur se fondirent, ses flancs furent allégés, ses mers circulèrent, et, tournant sur elle-même, elle s'arrondit en globe. Bientôt elle inclina tour à tour vers toi ses pôles surchargés de glaces, et, circulant autour de ton disque, elle te présenta successivement ses hémisphères verdoyans. De son mouvement de rotation naquirent les jours et les nuits; du balancement alternatif de ses pôles, les étés et les hivers, et de son mouvement de circulation, les années et les siècles. Les planètes, ses sœurs, prirent, comme elle, leur place autour de toi. Les plus éloignées furent accompagnées de réverbères; la terre, d'une lune; Jupiter et Herschell, de plusieurs satellites; et Saturne joignit aux siens un double anneau. Elles formèrent toutes autour de toi un chœur de danse, comme des filles autour d'un père, comme des épouses entourées de leurs enfans autour d'un époux, s'éclairant le jour de tes rayons, et la nuit de leurs reflets.

Cependant les eaux de la terre, liquéfiées et fécondées par tes feux, en labourèrent la circonférence. L'Océan se creusa des bassins profonds, autour desquels s'élevèrent les Alpes, les Cordilières; et toutes les grandes chaînes des hautes montagnes surmontées de neiges et de glaciers. Les fleu

ves en descendirent en mugissant, et, en parcourant les vastes plaines, portèrent à l'Océan le tribut de leurs eaux, qu'ils devaient à ses évaporations. Chemin faisant, ils excavèrent les vallées ondoyantes, et arrondirent les croupes des côteaux le long de leurs ondes azurées. Cependant les continens, les mers et leurs îles, encore nus, s'imbibaient en vain de ta lumière; mais bientôt les noirs rochers se tapissèrent de mousses, et les vallons de prairies. Les collines se couronnèrent de vergers, et les monts escarpés virent sortir de leurs flancs les majestueuses forêts. Les algues et les fucus flottèrent sur les écueils au gré des flots marins. Chaque végétal porta sa semence, sa graine ou son fruit. La terre, comme une mère, fut couverte de mamelles. Elle n'avait point encore d'enfans doués d'une vie sensible; mais bientôt on en vit éclore en foule sous tes rayons.

Des nuées d'oiseaux volèrent dans les airs, des légions de poissons nagèrent dans les eaux, d'immenses troupeaux de quadrupèdes marchèrent sur la terre. Chacune de tes gerbes lumineuses et fugitives parcourut un cercle de sa circonférence, et en féconda tous les sites; chaque site nourrit plusieurs végétaux, et chaque végétal alimenta des convives et des orateurs. Le bœuf, taillé comme un rocher, pâtura les prairies, se coucha sur leurs molles graminées, et fit retentir les vallées de ses mugissemens. L'oiseau, peint comme une fleur, se percha au sommet des plus grands arbres, picora leurs semences, et, niché dans leurs troncs caverneux, fit entendre les sons éclatans de la reconnaissance. Les tumultes de l'allégresse et les doux murmures de l'amour retentirent dans les lieux les plus désolés. Le lourd éléphant poursuivit, en pantelant de desir, sa femelle jusque dans les sables brûlans de l'Afrique. Les noires baleines bondirent de joie et de volupté au milieu des glaces flottantes des pôles; les cétacées prirent naissance où expiraient les végétaux, et ces colosses de la vie s'embrasèrent des feux de l'amour dans les régions de la mort.

O soleil ! est-ce de toi que sont sortis tant d'attractions, de couleurs, de formes, de mouvemens, de passions si diverses en particulier, et si concordantes dans leur ensemble? Est-ce dans ton sein qu'elles rentrent tour à tour? Es-tu le créateur de ces mondes divers qui tournent autour de toi, que tu meus et que tu réchauffes? Non, tu n'es toimême qu'une petite étoile de la constellation de la terre, qu'un de ces astres lumineux et innombrables que nous découvrent les nuits, un de ces palais célestes où le Dieu de l'univers a renfermé les moindres de ses trésors. Ah! si l'homme a l'em

pire de cette terre que tu éclaires, prête-toi à mes desirs. Je ne demande point que tu m'entr'ouvres, comme à Herschell, ton atmosphère ondoyante, pour me découvrir tes montagnes et tes vallons: je n'ai pour télescope que des yeux affaiblis par soixante-quatre hivers. Le plus petit de tes rayons me suffit; laisse-moi suivre tes traces fugitives dans la puissance animale; permets à mon ame de s'y ranimer elle-même comme un jet de l'immortalité; qu'elle s'y baigne et s'y plonge, comme l'insecte humide, qui sort de terre, sèche à ta lumière ses ailes irisées. Puisse mon ame y secouer de même toutes les sollicitudes de cette mort vivante que nous appelons la vie, jusqu'à ce qu'elle s'élève dans l'océan immense de ta lumière, et se réunisse à tes heureux habitans!

Pourquoi, me dira-t-on, étendez-vous vos idées vers un passé et un avenir qui vous sont également inconnus? Contentez-vous du présent, que vous connaissez à peine. Oui, si je pouvais m'en contenter. Mais qui peut avoir des pensées bornées dans un monde aussi vaste, un cœur insensible au milieu des maux de la terre et des bienfaits du ciel, et le sentiment du néant dans une ame immortelle? L'insecte même porte ses inquiétudes au-delà de son horizon et de sa vie. Au printemps i bourdonne de reconnaissance au sein des fleurs; il dépose ses œufs dans leur ovaire, et donne à ses petits un fruit pour berceau. Il étend sa prévoyance paternelle à un hiver qu'il n'a pas vu, et qu'il ne doit point voir. Son instinct passe de génération en génération dans sa postérité, et se perpétue d'avenir en avenir; ainsi il renferme en lui-même le sentiment de l'immortalité. Et moi, qui suis un homme, pourquoi ne déposerais-je pas, dans les fruits de mon expérience et de celle de mes semblables le bonheur de mes enfans? Ces feuilles, aussi légères que celles des végétaux, formeront peut-être un jour leur seul patrimoine; heureux encore s'ils n'en sont pas privés, comme leur père, par les insectes dévorans de la cupidité et de l'envie.

Le présent atteste ce qui a été et ce qui sera. La terre se présente encore à nous comme elle parut aux premiers temps du monde, montrant sur un de ses hémisphères les sombres tableaux de la nuit, de l'hiver et de la mort; tandis que l'hémisphère opposé développe toutes les harmonies du jour, du printemps et de la vie. Le pôle austral, en s'éloignant du soleil, se surcharge de glaces de nuit en nuit; son atmosphère, remplie des vapeurs de l'Océan qui l'environne, se décharge en neiges épaisses sur sa vaste coupole glaciale, dont le centre s'élève à une hauteur que l'œil de l'homme n'a jamais vue. Les bords en sont encore si exhaussés, même

au milieu de l'été austral, que Cook, qui les vit alors à près de cinq cents lieues de distance du pôle, les compare aux plus hauts promontoires. Ces glaces s'élèvent au-dessus des nues, comme des monts de cristal entassés les uns sur les autres. Dans leur hiver, elles s'étendent à plusieurs centaines de lieues au-delà; et, dans leur été, leurs débris, semblables à de grandes îles flottantes, descendent jusqu'au quarante-deuxième degré de latitude, en conservant encore plus de cent pieds d'élévation au-dessus de la mer. Mais, dans leur hiver, elles sont immobiles. L'Océan se congèle tout autour en vastes plaines, d'où sortent d'épais tourbillons de fumée. Des neiges immenses couvrent au loin les terres qu'il baignait de ses flots, les îles désolées de la Chandeleur, les écueils de la Terre-de-feu, les roches du cap Horn. Elles s'étendent en longues zones sur les crêtes pyramidales des Cordilières, jusqu'au sein de l'Amérique méridionale, où elles résistent à toutes les ardeurs du tropique. Quel être sensible pourrait habiter, dans l'absence du soleil, ces terres polaires australes, où l'été même glace les durs Européens, comme l'éprouvèrent, par leur mort, deux infortunés de l'équipage du voyageur Banks? Les pétrels et les manchots doivent fuir maintenant ces mers concrètes et ces terres pétrifiées. Aucun vaisseau n'a osé, jusqu'à présent, voguer dans leur hiver sous un ciel voilé d'une nuit profonde, et éclairé seulement de la pâle lueur des étoiles, de la lune, et de la flamme cérulée des aurores boreales. Peut-être la bonne nature a-t-elle employé quelques autres compensations dans ces affreux climats. Les courans attiédis de l'océan torridien, qui se portent à présent vers le pôle austral, doi vent tempérer son atmosphère. L'arbre de Winster, avec tous les parfums des aromates, et revêtu d'un feuillage toujours vert, ombrage les vallons du cap Horn. L'hiver doit être doux pour celui à qui l'été est rude; ainsi, sans doute, la mort a des douceurs pour celui qui fut accablé des rigueurs de la vie.

Mais si le pôle sud est, dans notre mois de mai, le tombeau de la nature, le pôle nord en est le berceau. Le soleil, au milieu de sa course torridienne, vogue jour et nuit autour de la coupole de glace qui couronne notre hémisphère; il en couvre les sommets de ses teintes d'or et de pourpre. Les vents du midi accourent du sein brûlant du Zara, et viennent en démolir les énormes voussoirs. Les flots attiédis et agités des mers septentrionales en battent les contours, et y creusent de toutes parts des voûtes profondes. D'immenses rochers de glaces, supportés par de trop faibles piédestaux, se détachent tout à coup de ses flancs, mille fois plus

volumineux que ces avalanches qui se précipitent des glaciers des Alpes dans leurs vallées profondes, en renversant les villages et les forêts. Ils roulent dans l'Océan avec les bruits des tonnerres et des volcans; ils entraînent avec eux les masses de granit, les bases des montagnes qui leur servaient d'appui, et en dispersent les débris sur les rivages des mers. Emportés par les courans du pôle, ils vont achever de se fondre dans les latitudes plus tempérées. Quelques-uns, comme ceux que rencontra le navigateur Ellis, ont trois cents toises d'élévation au-dessus des flots, et plus d'une lieue de circonférence. Des fleuves tombent en cataractes de leurs sommets. Il est tel de ces réservoirs flottans de l'Océan, qui y verse plus d'eaux que le Rhin et le Danube à la fois n'en apportent dans son sein; ils sont entourés d'un champ mobile de glaces brisées, de plus de deux cents lieues de longueur et de cinquante de largeur, comme celui qui s'opposa aux dernières tentatives de l'intrépide Cook. Quelquefois ces glaces se resserrent, se congèlent, et servent de pont au détroit du nord qui sépare l'Asie de l'Amérique. Quelquefois elles s'entassent en glissant les unes sur les autres; elles forment alors de leurs cristaux mille édifices fantastiques, des obélisques, des arcades, des temples gothiques, des palais chinois, tout éclatans du bleu du saphir et du vert de l'émeraude. Cependant l'Océan, comme un fleuve immense qui coule en mille torrens des sources du nord, les entraîne vers le midi; il circule autour du globe, et va porter la fraîcheur de la zone boréale aux zones torridiennes, et la chaleur des torridiennes aux extrémités de la zone australe. Les dernières îles du nord apparaissent au sein des mers septentrionales. Vogelsang, Cloven, Clif, Hackluyt, lèvent leurs têtes noires et humides du milieu des flots mugissans. La terre présente au soleil toutes les mamelles et tous les enfans de notre hémisphère. Le père du jour, pour les réchauffer, se reflète dans leurs brumes en arc-en-ciel, en anneaux lumineux, en éblouissantes parélies. Les écueils azurés se tapissent, sous les flots, d'algues brunes; et les rouges granits, dans les airs, de mousses et de lichens verdoyans. Des troupeaux de rennes accourent en bramant de joie dans ces prairies nouvelles; les bouleaux au feuillage d'un vert tendre, et les sombres sapins, tout jaunes d'étamines, entourent les grands lacs de la Laponie. Des nuées d'oiseaux aquatiques viennent du midi faire leurs nids dans les roseaux. D'un autre côté, des légions de poissons descendent du nord, côtoient nos rivages, et vont frayer dans les fleuves du midi, ombragés de forêts. La vie animale, diversifiée sous mille for

mes, est répandue dans tout notre hémisphère, depuis les sables du brûlant Zara, où l'affreux céraste se lève avec sa hideuse femelle, et où la panthère fait entendre la nuit ses amoureux rugissemens jusqu'aux échoueries du Spitzberg, où les chevaux marins, aux longs crocs, rangés au soleil par bataillons avec leurs petits, et les ours blancs acharnés, au milieu des glaces flottantes, sur les cadavres des baleines, disputent, la gueule béante, à l'audacieux Européen les dernières limites du jour, de la terre et des mers.

Mais c'est surtout dans nos climats tempérés que le mois de mai présente les plus douces harmonies de la vie animale. L'aurore, couronnée de roses, entr'ouvre dans les cieux les portes de l'orient, et annonce aux êtres sensibles le matin du jour et de l'année. Le zéphyr se lève au sein des mers, fait ondoyer leurs flots azurés, les myrtes de leurs rivages, les fleurs des prairies et les primeurs étincelantes de rosée. Des légions d'insectes, revêtus de robes brillantes, soulèvent les mottes de leurs souterrains, et, réjouis de voir la lumière, se répandent, en bourdonnant de joie, sur les plantes qui leur sont destinées. Les collines retentissent du bêlement des brebis, et les vallées profondes du mugissement des bœufs. Sur les lisières des bois, le bouvreuil, caché dans l'épine blanche, charme, par son doux ramage, sa compagne dans son nid, tandis que l'alouette matinale, contemplant la sienne du haut des airs, fait retentir les bocages de ses chants d'allégresse. Le soleil paraît dans toute sa splendeur, et chaque degré de l'arc qu'il parcourt dans les cieux voit éclore de nouvelles vies et de nouvelles amours. On entend dans l'atmosphère, sur les eaux, au sein des rochers, des voix qui appellent, et des voix qui leur répondent. La nuit même a ses concerts. Le rossignol, ami de la solitude et du silence, module, à la clarté de la lune, ses chants mélodieux. En vain le jaloux coucou leur oppose son cri monotone; il ne fait que redoubler, par ce triste contraste, leur harmonie ravissante: le héraut du printemps fait répéter aux échos lointains ses joies, ses peines et ses amours. Tout est animé, le jour et la nuit, à la lumière et dans l'ombre. Des chants mélodieux, des bruits confus, de doux murmures, font retentir les mousses, les roseaux, les herbes, les vergers et les forêts.

La puissance végétale ne fut créée que pour la puissance animale. En effet, si la terre ne produisait que des végétaux, ce serait en vain que les fleurs orneraient les prairies de leurs diverses couleurs, et que les fruits suspendus aux vergers exhaleraient au loin leurs parfums. Il n'y aurait

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