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jours couvert de vapeurs, cette terre semblable au fer, tout inspire dans ces déserts l'horreur et la mélancolie. Quelquefois un ours, poursuivi par des loups affamés, tombe avec eux dans ce torrent, dont les rives en pente sont toujours humides; alors ils sont emportés comme une flèche, ils roulent en tout sens au gré de ces vagues furieuses, ils sont heurtés, meurtris, et leurs os brisés à travers leur peau couverte de longs poils: les cailloux même qui tombent dans ces abîmes pirouettent, s'écornent et prennent mille formes bi

zarres.

Un officier français, échappé de la bataille de Pultava, s'était retiré dans ces lieux si tristes : j'ai vu les restes de sa cabane; cet homme y a vécu jusqu'à quatre-vingts ans, cultivant la terre et de temps en temps portant ses denrées à la ville: : une longue barbe descendait jusqu'à sa ceinture; il avait oublié sa langue maternelle. Ce pays est si désert, que, dans un voyage de quatre cents lieues, je n'y ai pas vu vingt villages. On est obligé de changer de relais au milieu des bois, et de porter, outre les provisions nécessaires, des essieux et des roues pour les voitures. Les grands chemins sont couverts d'herbes, et celui de la frontière est si rempli d'arbres, que nous fûmes obligés d'y aller à cheval. Je n'y ai vu d'autre oiseau que des moineaux, et c'était alors signe que nous étions près de quelque habitation.

Les forêts de Finlande sont remplies de framboisiers, de champignons, de mousses, et de kloukva, petit fruit rouge, excellent, dit-on, pour les maladies scorbutiques. On y trouve des mines d'antimoine et de mauvais grenat. Le pays fournit an commerce des goudrons, des planches et des måtures.

La Sibérie produit des cristaux, des topazes, des agates couleur de rose, des cornalines, du jaspe sanguin, des mines de cuivre et de fer inépuisables. Près du fleuve Amur, vers la Chine, est une mine d'or très-abondante : c'est vers la partie méridionale qu'on recueille la rhubarbe, dont les premières tiges, au printemps, se mangent cuites: aliment, dit-on, aussi salutaire qu'agréable. Ses plus grandes richesses sont dans ses pelleteries; on en tire des hermines, des chats sauvages, des renards blens et noirs d'un prix excessif : j'ai vu un bonnet de l'impératrice, estimé dix mille francs; le poil en est soyeux, d'un noir brillant, et si long et si souple, qu'il se couche en tous sens.

On y trouve de l'ivoire dans le sein de la terre ; on prétend que ce sont des dépôts du commerce ancien des Indiens; mais d'autres assurent que ce sont les dents d'un animal qui ronge la terre, et

perd la vie lorsqu'il prend l'air; on les trouve, dit-on, quelquefois sanglantes.

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La Tartarie russe nourrit des troupeaux de moutons et de chevaux sauvages. Ceux-ci sont infatigables on tâche d'en prendre de jeunes pour les apprivoiser; mais quand on les mène en campagne et qu'ils aperçoivent leurs anciens camarades, ils s'efforcent de recouvrer leur liberté, et assez sou vent ils y réussissent: on les reconnaît ensuite entre les autres à la selle et au harnais qu'ils portent jusqu'à ce que le temps ait détruit ces marques de leur esclavage. On recueille dans cette partie la meilleure rhubarbe et le fameux ginseng, dont les qualités, dit-on, sont merveilleuses en amour. Cette racine échauffe les tempéramens froids, et ralentit ceux qui ont trop de chaleur. Le lait de vache dans cette partie est si maigre, qu'on n'en peut faire du beurre : c'est peut-être la raison qui engage les Tartares à se servir du lait de jument.

et

La province d'Astracan produit des melons délicieux, des raisins qu'on apporte à Pétersbourg dans des tonneaux de millet pour les conserver, des coings qui sont bons à manger crus. On y recueille du tabac semblable à celui d'Espagne. On connaît la finesse de ses peaux d'agneaux : pour les avoir, on tue le petit dans le ventre de la mère.

L'Ukraine, si féconde et si peu cultivée, produit de bon tabac; l'indigo même y croit; on fauche les asperges parmi l'herbe des prés. On y engraisse une quantité prodigieuse de bœufs qui ne valent pas plus de douze francs la pièce; on les conduit jusqu'à Dantzick, de là en Allemagne et jusqu'en Flandre. Rien n'est si méprisable que leurs pâtres; ils sont vêtus d'une grosse chemise de toile trempée dans le suif, pour détruire, disent-ils, la vermine. La terre y est remplie de salpêtre, et l'endroit surtout où se donna la bataille de Pultava en produit en quantité. Ainsi, les principes les plus puissans de la destruction se trouvent dans l'homme même.

On trouve en abondance, par toute la Russie, des perdrix, des coqs de bruyère, des lièvres, et dans quelques endroits, comme en Ukraine, des ortolans et des cailles qu'on sale.

Les loups y vont par troupe comme des meutes de chiens. Ils suivent souvent les voyageurs, et il est nécessaire d'être bien armé. J'en ai vu une douzaine nous suivre pendant une partie de la nuit, quoique nous courussions en poste : ils étaient divisés en deux bandes à droite et à gauche du chemin; un seul était sur nos traces ; ils se répondaient alternativement par des hurlemens. La peau des loups blancs est chère; une seule pelisse vaut jusqu'à cinq cents livres.

Les ours sont sujets dans le nord à une espèce de peste qui se communique aux hommes. Un paysan de Finlande, en 1763, trouva un ours mort dans les bois; il en prit la peau qu'il emporta chez lui; le lendemain on le trouva mort dans sa maison avec sa femme et ses enfans; des voisins qui étaient venus les visiter eurent le même sort en aussi peu de temps. L'impératrice envoya promptement des médecins on brûla la peau, les meubles et les maisons.

Le froid empêche d'élever des ânes et des lapins; les chevaux étrangers y dégénèrent; ceux du pays, sans être beaux, sont très-vigoureux.

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On ne connaît en Russie que deux saisons, l'été et l'hiver. L'été commence au mois de juin, et finit au mois de septembre : ce temps suffit pour labourer, semer et recueillir. Le milieu de cette saison est d'une chaleur brûlante; l'air est rempli de mouches de différentes grosseurs : on prétend que c'est de ces insectes que la Moscovie tire son nom. Vers le milieu d'octobre l'air se charge de vapeurs, le soleil n'y paraît qu'à travers des nuages sombres; même dans les plus beaux jours, son lever et son coucher n'offrent jamais de couleurs brillantes, les nuages sont toujours gris et plombés. On voit une multitude de cygnes, de bécasses, de canards et d'oiseaux de toute espèce s'envoler vers le midi; les corbeaux seuls se réfugient dans les villes, et remplissent les rues et les places publiques. Des tempêtes furieuses agitent les forêts; une neige épaisse couvre les villes, les champs et les lacs alors on se hâte de calfeutrer les maisons, on double les châssis, on abandonne les étages supérieurs qui deviennent insupportables. Bientôt la rigueur du froid produit partout des effets surprenans. Les lièvres, les loups et les renards deviennent blancs, les écureuils petit-gris, et la belette hermine; le poil des chevaux se change en une espèce de laine frisée. Les personnes qui sortent dans des carrosses bien fermés sont exposées à avoir le nez ou les joues gelées; le seul remède est de frotter ces parties avec de la neige jusqu'à ce qu'elles rougissent si on entrait sans cette précaution dans un appartement chaud, elles tomberaient sur-le-champ en corruption. Dans les maisons les vitres se couvrent d'un pouce de glace. Lorsqu'on ouvre les portes, les vapeurs du dedans, frappées de l'air extérieur, se changent tout à coup en flocons de neige. Les solives se fendent avec un bruit terrible; le fer, exposé à l'air, devient aussi brûlant que le feu la peau des mains s'y attache, et on ne peut l'en arracher qu'avec la plus vive douleur; un verre d'eau, jeté par la fenêtre, n'arrive point liquide à terre, l'esprit-de

:

:

vin gèle, et quelquefois le mercure se fixe comme le métal.

C'est alors que commence pour les Russes la saison de l'abondance. On apporte les denrées de plus de trois cents lieues: du gibier, des moutons, des poissons de la mer glaciale, des esturgeons du Borysthène, tout aussi durs que le marbre : on les met tremper dans l'eau froide, qui les dégèle sans en altérer le goût ni la forme. Bientôt le ciel, dégagé de vapeurs, devient serein. La neige brille comme un sable de diamans; l'air est rempli d'une poussière étincelante que le soleil tient dans un mouvement continuel; c'est peut-être la cause des aurores boréales. Ce sont des rayons lumineux qui s'élancent du nord après le soleil couché, et qui vacillent dans les airs comme des traînées de poudre qui s'enflammeraient par intervalles. L'éclat de ces feux, joint à la lumière tremblante de la lune, rend les nuits d'une magnificence singulière; le paysage est éclairé d'un jour sombre et doux. Les sapins en pyramides à différens étages, les bouleaux en masse plus étendue, les villages, semblables à des terrasses, sont couverts de neige qui réfléchit la lumière, et présentent aux yeux mille objets fantastiques. On croirait voir des forêts, des colonnes, de vastes portiques, des sphinx, des avenues entières d'obélisques et de majestueux palais d'albâtre. Si l'on marche, la scène s'anime : ce sont des centaures, des harpies, des monstres hideux; puis des tours crénelées, une forteresse inexpugnable, le dieu Thor et sa massue, enfin toute la mythologie du nord et du midi. On n'est point le maître de son imagination, et ces jeux de la vision sont quelquefois aussi frappans que si ces objets étaient véritables.

DES RUSSES.

Ce sont eux dont la main, frappant Rome asservie, Aux fiers enfans du nord a livré l'Italie.

VOLTAIRE.

Le peuple russe est formé d'un mélange de toutes sortes de nations, depuis l'extrémité de l'Asie jusqu'au golfe de Finlande : c'était autrefois une multitude de petites hordes qui vivaient dans l'indépendance et le brigandage. Il y a à Moscou près de vingt mille familles d'anciens knès, ou chefs de ces peuples que la religion chrétienne a rapprochés et subjugués.

Ceux dont je parlerai, parce que je les ai connus, sont les Livoniens, les Finlandais, les Cosaques, les Zaporoviens, les Calmouks, les Tartares Boukariens, et enfin les Russes proprement dits.

Les Livoniens sont beaux, bien faits, et ressem

blent aux Allemands dont ils ont les mœurs. Ils fournissent à la Russie la plus grande et la meilleure partie de ses officiers; ce sont les plus industrieux des habitans du nord. Il y a à Riga un pont de bateaux fort commode pour le commerce; il est formé de radeaux attachés avec des ancres. Les vaisseaux ont la proue rangée des deux côtés, et servent à la fois de parapet et de magasin. Ils font usage de traîneaux dans la ville, parce que le pavé est glissant on pourrait se servir de ces voitures plus aisément que des chariots dans des endroits marécageux ou sablonneux. On y trouve de bons ouvriers, entre autres d'excellens armuriers.

Les Finlandais sont maigres, pâles et blonds. Ils sont d'une pauvreté extrême; ils mangent en quelques endroits du pain fait de la seconde écorce du bouleau et d'une racine de marais. Leur seul plaisir est de fumer du tabac qu'ils cultivent dans un climat si froid; ils le suspendent à la fumée de leurs foyers, pour ajouter à sa séve par l'âcreté des sels. Leur église est une pauvre cabane couverte de mousse sur le haut d'un rocher. Ils sont fort superstitieux. Chez les gens aisés on mange le poisson avant la soupe; mais ils ne touchent point à la tête du saumon, et ils disent que cela porte malheur. J'ai lu dans leur ancienne mythologie que le dieu Thor, dans un combat avec les dieux, ayant pris la forme de ce poisson, fut saisi par la tête.

Les Cosaques sont les habitans de l'Ukraine. Ce sont de beaux hommes; ils sont vêtus comme les Polonais auxquels ils ressemblent beaucoup. Ils montent des chevaux infatigables qui vont jour et nuit; ils les nourrissent d'écorce d'arbre et de mousse, qu'ils mangent sans s'arrêter. Ils passent les plus grands fleuves à la nage. Les cavaliers soat armés d'une lance attachée au bras par une longue courroie; ils la jettent à vingt pas, et la retirent après avoir percé leur ennemi. Ils préfèrent pour champ de bataille les bois, où leur manière de combattre leur donne de grands avantages. Ils sont fort avides de butin, pillent ce qui leur convient, brisent et brûlent le reste. Ils ne respectent ni les églises, ni les tombeaux : ils se font un jeu barbare d'en tirer des cadavres, et de les piacer dans les maisons dans des attitudes borribles; ils n'épargnent pas les vivans: on a vu des milliers de ces brigands assouvir leur brutalité sur une seule femme.

Voilà ce qu'ils sont au dehors pendant la guerre. Chez eux ils sont hospitaliers, et offrent aux étrangers tout ce qu'ils possèdent sans intérêt. Lorsqu'un Cosaque a de l'argent, il achète un chariot chargé de vins, s'habille superbement, par

court les villages en jouant du violon, et invite en dansant tout le monde à boire avec lui.

Les Zaporoviens ne vivent que de brigandage. C'est un amas de ce qu'il y a de plus méprisable chez toutes les nations on trouve parmi eux des Italiens, des Français, des Anglais, mais pour la plupart ce sont des esclaves fugitifs. Ils jurent aux Tures, aux Juifs et aux prêtres une guerre éternelle. Ils regardent leur république comme aussi distinguée que celle des chevaliers de Malte, et inscrivent parmi eux les généraux étrangers pour lesquels ils ont de l'estime. M. de Lœwendal, qui avait servi en Russie, était sur leur liste. Ils observent entre eux une égalité parfaite. Ils n'ont point de femmes. Leurs villages sont formés d'une douzaine de maisons semblables à des hales. Là chacun expose à l'usage commun ce que le pillage lui a procuré. Il n'est pas permis de rien réserver pour soi; on met au milieu de la cabane un tonneau défoncé où chacun puise à son gré. Lorsque l'un d'entre eux a mérité la mort, il est jugé à la pluralité des voix. On l'attache à un poteau à l'entrée du village, on met près de lui un bâton et un pot plein d'eau-de-vie; ceux qui sortent et qui rentrent lui présentent à boire, boivent ensuite, et lui donnent un coup sur la tête. Ils adoucissent ainsi par cet usage d'hospitalité ce qu'une justice nécessaire a de trop cruel.

Les Calmouks sont les plus laids de tous les hommes; ils sont petits et n'ont point de barbe. Ils ont le visage plat et le nez écrasé; leurs yeux ne s'ouvrent qu'à moitié; leur teint est jaunâtre et beaucoup marqué de petite-vérole. J'ai vu présenter les chefs de cette nation à l'impératrice; ils se mirent à genoux, remuèrent la tête et les mains à la chinoise, et voulaient lui baiser les pieds, ce qu'elle ne voulut pas souffrir. Il n'y a pas de domestiques plus fidèles que les gens de cette nation.

Les Tartares Boukariens habitent au delà de la mer Caspienne. Ils s'occupent tranquillement du commerce, que les princes exercent eux-mêmes. Il en vient des caravanes à Moscou et à Pétersbourg, où elles apportent la plupart des pierreries de Perse; ils viennent aussi vendre du lapis-lazuli, dont ils ont des mines considérables. Ils tirent de l'arc avec beaucoup d'adresse.

Près des frontières de la Chine, au nord, sont des Tartares qui n'ont jamais eu aucune communication avec les Européens. Il n'y a pas trente ans qu'ils s'avancèrent jusque sur le glacis d'une place frontière de Russie. Le commandant leur fit dire de se retirer et les menaça de faire feu sur eux. Comme ils ne savaient pas ce que cela voulait

dire, ils se mirent à défier la garnison. On tira quelques coups de canon: étonnés du bruit et du sifflement des boulets, ils se retirèrent deux cents pas plus loin, et envoyèrent ensuite prier qu'on fit feu encore; ce qu'on exécuta pour la seconde fois. Alors ils se reculèrent à une plus grande distance, et firent signe, pour la troisième fois, qu'on tirât sur eux; mais cette fois, épouvantés de la rapidité des boulets, ils s'enfuirent, persuadés que ces armes terribles pouvaient les atteindre jusqu'au bout du monde.

Il y a, outre cela, un grand nombre d'autres nations en Russie. Il en vint des députés au couronnement de l'impératrice. Il y avait des Ostiaks, qui vivent de poisson desséché sur la mer Glaciale. L'impératrice, touchée de leur pauvreté, leur fit dire qu'elle leur remettait la moitié de leur tribut; ce sont deux peaux d'hermine par tête. Ces bonnes gens, fort affligés, représentérent qu'ils ne savaient en quoi ils avaient pu lui déplaire, puisqu'elle refusait d'accepter cette marque de leur entière affection. Catherine s'est fait présenter l'état de tous les étrangers qui sont à son service; il s'en est trouvé de toutes les parties du monde des Américains, des Chinois, des Nègres; il y a même un général de cette nation. Il y a encore des peuples dont les noms ne sont point connus. Dernièrement, un lieutenant d'artillerie, avec quarante hommes, a conquis un pays de plus de trente lieues de largeur, dans les montagnes de la mer Caspienne.

Les Russes qui, à proprement parler, peuvent s'appeler tels, sont la nation comprise depuis Pétersbourg jusqu'à Moscou. Communément ils sont de moyenne taille, le visage plein, coloré et court, les yeux bruns et enfoncés, le nez un peu camard, les épaules larges, et d'une constitution très-robuste. Quoique situés au nord, les blonds ne sont pas communs chez eux. Il n'y a que deux classes dans cette nation, les paysans et la noblesse.

Les paysans portent tous la barbe; ils sont vêtus d'une robe courte de peau de mouton, dont la laine est en dedans; cet habit ne vient guère au dessous du genou : ils le ferment d'une ceinture de cuir. Ils sont coiffés d'une toque garnie de pelleterie. Leurs bas sont faits d'une bande d'étoffe qu'ils tournent autour de la jambe. Leur chaussure est un tissu d'écorce de bouleau.

Ils sont esclaves; mais ils ne sont pas traités si durement qu'en Pologne. Ils paient un petit tribut à leur seigneur, et ils sont libres de disposer du fruit de leurs travaux. Ils ne manquent point d'industrie; ils font eux-mêmes toutes les choses qui leur sont nécessaires, sans se servir d'autre outil

que d'une hache qu'ils portent à la ceinture. Elle leur sert à construire des chariots dont les roues sont d'un seul arbre ployé, des traîneaux, des barques, des maisons et tous leurs meubles, sans qu'ils emploient à ces choses aucun clou ni ferrement. Ils n'ont besoin des secours d'aucun ouvrier; chacun est cordonnier, tailleur, charpentier et maçon.

Leurs villages sont assez agréables; il n'y a qu'une rue: ce sont deux longues files de maisons élévées qui bordent le grand chemin. Pour les construire, ils couchent par terre des troncs de sapins dépouillés simplement de leur écorce et de leurs branches : ils en posent quatre en carré, qui se maintiennent par des mortaises pratiquées aux extrémités : sur ceuxci, ils en placent d'autres dans le même ordre, jusqu'à ce que la maison soit suffisamment élevée ; ils en ajoutent d'autres à côté qui forment autant de chambres; tout l'édifice se termine en pyramides comme nos maisons et forme un avant-toit sur la façade; ensuite ils garnissent de mousse toutes les jointures. Le feu y fait souvent de grands ravages; mais si on peut les brûler dans une heure, on peut les rétablir dans un jour. On en vend de toutes faites dans les marchés; et j'ai connu un négociant anglais qui en avait envoyé une tout entière en Angleterre. Ils ont des poêles très-bien construits : il est défendu de les allumer la nuit, de crainte des incendies; ils sont si bien disposés que la chaleur s'y conserve vingt-quatre heures. Ils sont faits de plusieurs rangs de briques et de terre glaise; la flamme y fait plusieurs détours, parce qu'ils sont fort élevés. Il est très-dangereux de les fermer lorsque les charbons jettent encore une flamme bleuâtre. Il n'y a point d'hiver où des familles entières ne soient victimes de leur imprudence. Lorsque cette vapeur se répand dans les appartemens, on sent une pesanteur de tête, des maux de cœur, un assoupissement, et enfin la mort; le seul remède est d'ensevelir le malade tout nu dans la neige.

Leurs enfans courent tout nus dans l'intérieur des maisons. Les femmes et les filles ne sont couvertes que d'une chemise fermée, qui descend du cou jusqu'aux talons; les extrémités en sont brodées de fil rouge: elles n'ont aucune chaussure. Les filles se rassemblent dans les longues nuits d'hiver; elles sont assises sur des bancs, autour de la chambre, par rang d'âge. Elles filent au fuseau, en chantant tantôt ensemble, tantôt séparément. Les garçons s'y rassemblent pour danser; leurs danses sont toutes pantomimes. L'amant poursuit sa maîtresse, puis celle-ci, à son tour, poursuit son amant; leurs mouvemens sont voluptueux et lascifs.

Ils ne connaissent point la pudeur : les hommes,

les femmes et les filles se baignent publiquement tout nus. Ils plongent les enfans nouveau-nés dans l'eau glacée des fleuves. Pour eux, pendant l'hiver, ils entrent nus dans des étuves, et lorsque la chaleur les a couverts de sueur, ils se jettent dans des trous au milieu de la glace. Ce passage subit du chaud au froid les trempe comme le fer, et leur donne une santé que rien n'altère. Lorsque la guerre les a portés loin de leur pays, ils mangent sans distinction et sans apprêt les productions les plus agrestes de la campagne : les poires sauvages, les fruits verts, et jusqu'aux ognons des fleurs qu'ils trouvent dans les jardins. On a vu deux paysans partir à pied, sans argent, des environs de Moscou, et venir à Paris se plaindre à l'ambassadeur Czernichef, leur maitre, de la tyrannie de son intendant; ils avaient vécu de ce que le hasard leur fournissait sur la route.

Leur pain est blanc, mais sans levain et mal cuit; leur boisson est de l'eau où ils ont fait aigrir un peu de farine, et l'eau-de-vie faite de grains; ils en boivent en quantité. Ils cultivent pour légumes le chou, qu'ils salent à la manière des Allemands, et le concombre, qu'ils conservent dans le sel; ils en font une grande consommation. On prétend que, lorsqu'il est ainsi préparé, l'usage en est fort sain. Ils mangent crus les carottes, les pois verts et les ognons; on les présente au dessert, dans de bonnes tables, et j'ai vu des femmes de lieutenans genéraux en manger des bottes entières à la promenade.

Ce peuple, comme nous l'avons vu, ne manque pas d'industrie. A quelques égards on peut imiter les Russes. Ils descendent fort adroitement des rivières où il se trouve des chutes, avec des barques qui ont deux gouvernails, l'un à la poupe, l'autre à la proue. Ils ont imaginé des pontons de toile fort légers, et enduits d'une gomme qui empêche l'eau de les pénétrer. Ils travaillent le fer admirablement, et lui donnent un très-beau poli en le frottant avec de la séve de tilleul.

Leur industrie ne va guère au-delà de leurs besoins. J'ai vu une mappemonde de leur façon : Moscou en occupait le centre et la plus grande partie, le reste de l'empire remplissait la carte; les autres parties du monde étaient rangées tout autour, comme des points. Jusqu'ici, ils n'ont pu réussir à faire du papier blanc; celui qui sort de leurs fabriques est gris et grossier. Leurs toiles sont molles et de peu de durée; je l'attribue à ce qu'ils laissent mûrir les graines de lin, ce qui affaiblit les fils de la plante. L'agriculture est fort négligée. Ils ne fument point la terre; ils brûlent une partie de leurs forêts: la terre, fertilisée par les

cendres, rapporte pendant dix ans. Elle se repose ensuite vingt ans, jusqu'à ce que de nouveaux arbres lui fournissent un nouvel engrais. On a planté, le long des lignes de l'Ukraine, des mûriers qui ont bien réussi; mais il n'a pas été possible d'engager les habitans à en faire usage. Ils répondent froidement que cela leur porterait malheur; cette réponse est plus sage qu'elle ne paraît. Qui est le mieux logé, le mieux nourri, d'un paysan du Borysthène qui ne cultive que sa moisson et du reste vit dans l'indolence, ou d'un paysan italien qui travaille du matin au soir, et, au bout de l'année, n'a pas de quoi vêtir sa famille ? C'est un grand malheur à un peuple subjugué de cultiver les arts.

Ils n'ont aucun goût pour les arts agréables : lorsqu'on leur donne quelques-uns de nos modèles à imiter, ils en copient jusqu'aux imperfections: ils jugent, par exemple, d'un tableau par la finesse de la toile, par la quantité de couleurs qu'on y a employées, et des talens de l'artiste par les journées de l'ouvrier. Ils préfèreront une image gothique et enfumée aux tableaux de Rubens et du Titien. Ils représentent la Vierge avec une physionomie fort longue et rembrunie. Ils jouent quelquefois des comédies pieuses: par exemple, l'ange vient annoncer à la Vierge la naissance d'un fils; Marie répond qu'il en a menti : l'envoyé céleste donne des preuves de sa mission; la Vierge, persuadée, lui dit : « Viens donc boire la chale avec moi. » La chale est un verre d'eau-de-vie qu'on offre aux étrangers.

Les Russes sont fort superstitieux; beaucoup ne veulent pas manger de pigeon, parce qu'il ressemble, disent-ils, au saint Esprit. Ils observent des carêmes fort rigoureux, où le laitage, les œufs et le beurre sont défendus; on s'interdit même pendant ce temps les devoirs du mariage; ceux qui contreviennent à ces règlemens sont exclus de l'Eglise pendant un an. Les maris rentrent dans leurs droits le jour de la Saint-Thomas; et c'est une grande fète pour toutes les femmes, qui, ce jour-là, se visitent et se complimentent comme de nouvelles mariées.

Pâque est, chez eux, la fête la plus célèbre; ils passent la nuit de la veille en prières; ils tiennent à la main des rameaux dont ils se frappent après avoir éteint les lumières. Lorsque le jour est venu, ils se saluent et s'embrassent, maîtres et valets, en disant : « Christ est ressuscité. » On répond : « Réjouissons-nous. » Ensuite, ils se font présent d'œufs enjolivés de peintures. Ils respectent beaucoup les églises et les images: ils ne passeraient point devant un clocher sans faire quantité de signes de

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