Page images
PDF
EPUB

les forêts, peuplées de vieux sylvains, plus majestueuses. Mais si la raison ne nous montre plus de divinités dans chaque ouvrage de la nature, elle nous montre aujourd'hui chaque ouvrage de la nature dans la divinité. Eclairée par le génie des grands philosophes et par l'expérience des siècles, elle nous fait voir qu'un Être infini en durée, en puissance, en intelligence et en bonté, a mis un ensemble dans toutes les parties du monde, et les balance par des contraires. La vérité a maintenant pour nous plus de charmes et de merveilles que la fable. La métamorphose d'une chenille velue en brillant papillon est au moins aussi surprenante, et sans doute plus agréable que celle de Philomèle en rossignol. Une simple fleur est un témoignage de la Providence divine. Elle est en harmonie avec tous les élémens, comme un paysage entier; elle l'est avec le soleil, par les réverbères de ses pétales; avec l'air, par les paravens de son calice; avec les pluies, par les aquéducs de ses feuilles; avec la terre, par les cordages de ses racines. Mais c'est surtout en rapportant les végétaux aux besoins des êtres sensibles que se manifestent leurs plus touchantes harmonies. Le nid d'une fauvette est défendu par un buisson épineux, et celui de la tourterelle par la hauteur de l'arbre au sommet duquel il est posé. Les familles des hommes étant les plus faibles, sont les mieux protégées : une haie, hérissée d'églantiers et de ronces, entoure leur chaumière; un chien fidèle, dont la gueule est bordée de dents plus tranchantes que des épines, veille nuit et jour à leur conservation. Cependant des nichées d'enfans se réjouissent en paix au sein des prairies et sous l'ombre des vergers.

On apprend aux enfans à parler, mais on ne leur apprend point à mettre en ordre leurs idées. Les rudimens et les traités de grammaire et de logique ne leur conviennent point, parce qu'ils ne leur présentent que des idées abstraites. Pour former leur style, il faut leur montrer d'abord des modèles agréables dans de bons écrivains; on leur en développera ensuite le mécanisme : il sera facile alors de les exercer à rendre d'une manière simple et intéressante ce qu'ils ont vu ou pensé. Si le plaisir précède la leçon, il ne tardera pas à la suivre. Il leur en resterait toujours beaucoup, quand ils ne conserveraient que de l'affection pour les premiers objets de leurs études. Souvent ils ne nous inspirent que de la haine, par les larmes qu'il nous ont fait verser dans l'enfance; mais, quand nous y avons trouvé des images riantes du bonheur ou des consolations, nous y revenons etant hommes. Plusieurs personnes ont fait les dé

lices de leur vie d'un Homère, d'un Virgile, d'un Horace, parce que ces poètes avaient fait celles de leur adolescence. Nous aimons à nous accoler à un auteur favori : c'est une colonne qui nous soutient contre les tempêtes du monde.

Jean-Jacques portait presque toujours le Tasse avec lui. Un jour, après une brouillerie qui m'en avait éloigné pendant quelques semaines, nous nous rencontrâmes tête à tête dans un café des Champs-Elysées. C'était précisément dans un petit pavillon du jardin de l'ancien hôtel d'Elbeuf, qui avait servi autrefois de cabinet de bain à la marquise de Pompadour; ce que je remarque à cause de l'étrangeté du site. Nous étions seuls. Après nous être salués, sans nous rien dire, il entama le premier la conversation. On vante beaucoup aujourd'hui, me dit-il, la perfection de nos arts; mais voici un petit livre relié, depuis plus de trente ans, en parchemin : il est aussi frais que s'il était neuf. Quel est ce livre ? lui dis-je.-C'est, me répond-il, le Tasse, que j'aime beaucoup.-Vous le traitez sans doute, repris-je, comme vos amis : vous n'en faites pas souvent usage? Il se met à rire, et me dit: Je le porte très-souvent dans ma poche. Alors il m'en fit l'éloge; il m'en cita plusieurs strophes, entre autres celle du tableau d'une armée mourante de soif, et quelques-unes de l'épisode touchant d'Olinde et Sophronie. Je lui opposai, de mon côté, Virgile et quelques passages des amours malheureuses de Didon. Il convint de leurs grandes beautés; mais il ajouta qu'il préférait Armide à Didon, parce qu'il trouvait qu'elle était plus femme. Après cette aimable conversation, nous fûmes nous promener ensemble, meilleurs amis qu'auparavant. Cet excellent homme n'avait point de ressentiment; jamais il ne m'a dit de mal de ses plus grands ennemis : tous ses défauts étaient dans sa tête, souvent troublée par le ressouvenir de ses malheurs passés, et par la crainte des malheurs à venir. Le Tasse n'était pas le seul livre où il avait cherché des consolations; il en avait trouvé beaucoup, dès son enfance, dans les Hommes illustres de Plutarque. Ce fut le seul livre de sa bibliothèque qu'il se réserva, quand le besoin le força de la vendre. Sur la fin de ses jours il s'était fait un petit livre de quelques feuilles de l'Ancien et du Nouveau Testament : c'étaient, entre autres, celles de l'Ecclésiaste et du sermon sur la montagne. Il le portait toujours avec lui; mais il me dit un jour avec chagrin qu'on le lui avait volé.

Les ames aimantes cherchent partout un objet aimable qui ne puisse plus changer, elles croient le trouver dans un livre; mais je pense qu'il vaut

mieux pour elles s'attacher à la nature qui, comme nous, change toujours. Le livre le plus sublime ne nous rappelle qu'un auteur mort, et la plus humble plante nous parle d'un auteur toujours vivant; d'ailleurs, le meilleur ouvrage sorti de la main des hommes peut-il égaler jamais celui qui est sorti de la puissance de Dieu ? L'art peut produire des milliers de Théocrites et de Virgiles, mais la nature seule crée des milliers de paysages nouveaux en Europe, en Afrique, aux Indes, dans les deux mondes. L'art nous ramène en arrière dans un passé qui n'est plus; la nature marche avec nous en avant, et nous porte vers un avenir qui vient à nous. Laissons-nous donc aller comme elle au cours du temps : cherchons nos jouissances dans les eaux, les prés, les bois, les cieux, et dans les révolutions que les saisons et les siècles y amènent. Ne portons point, dans notre vieillesse caduque, nos regards et nos regrets vers une jeunesse fugitive; mais avançons-nous avec joie, sous la protection de la divinité, vers des jours qui doivent être éternels.

L'étude de la nature est si étendue, que chaque enfant peut y trouver de quoi développer son talent particulier. On dit que D'Anville, étant au college, n'étudia dans Virgile que les seuls voyages d'Enée : il en fit un fort bon itinéraire ; toutes les beantés de la poésie disparurent pour lui; il ne vit dans le poète qu'un géographe, et il prouva ainsi qu'il le deviendrait lui-même. Mais la nature offre à l'homme un poème bien plus étendu que celui de l'Eneide laissons chaque enfant l'étudier suivant son instinct; il en résultera toujours quelque bien pour la société. Un pré leur suffit, c'est un livre à plusieurs feuillets; le botaniste y verra des systèmes, le médecin des simples, le peintre des guirlandes, le poète des harmonies, le guerrier un champ de bataille, l'amant un lieu de repos, le paysan des bottes de foin; mais quand ils ne devraient tous y voir que des bouquets, laissez-les en couronner leurs jeunes compagnes : les jeux naifs et innocens de l'enfance valent mieux que les études pénibles et jalouses des hommes.

Nous n'avions parlé jusqu'ici que des harmonies des végétaux avec les yeux des enfans; mais celles qu'elles présentent à leurs autres sens, notamment à celui du goût, les intéressent encore davantage. Nous avons déja fait observer que la plupart des arbres fruitiers sont moins élevés et plus aisés à escalader que ceux des forêts: tels sont surtout ceux qui portent des fruits tendres qui se seraient brisés dans leur chute, comme les pommiers, les figuiers, les abricotiers, etc. ; ils ont besoin d'être cueillis à la main. Au contraire, les arbres qui

portent des fruits durs sont de la plus grande taille: tels sont les châtaigniers, les noyers; et leurs fruits sont enveloppés d'un brou tendre, comme les noix, ou d'une coque hérissée de pointes non piquantes, dont le ressort est élastique, comme dans les châtaignes, de sorte qu'ils peuvent tomber sur les roches les plus dures sans s'endommager. J'ajouterai à ces observations que la maturité des fruits tendres s'annonce par des parfums qui flattent agréablement l'odorat. C'est une harmonie de plus que la Providence a mise entre nos sens et nos besoins. Les fruits bien mûrs en ont encore avec nos yeux par leurs vives couleurs, avec nos mains par leurs formes arrondies, avec nos dents par leur tendreté, quelquefois avec notre bouche par leur diamètre, enfin avec notre goût et les diverses humeurs de notre tempérament par des saveurs délicieuses et variées suivant les saisons. Les fruits rouges et rafraichissans, comme les fraises et les cerises, paraissent au commencement de l'été, saison où notre sang, dont ils ont la couleur, entre en effervescence. Les fruits fondans et sucrés, comme les prunes, les abricots et les pêches, viennent vers la fin de cette saison ardente, afin de rafraîchir doucement notre sang dont les humeurs s'alcalisent. Les fruits vineux et cordiaux, tels que les pommes, les poires et les raisins, mûrissent en automne pour fortifier notre corps épuisé par les transpirations trop abondantes de l'été. Les fruits échauffans par leurs huiles, tels que les noisettes, les noix, les amandes, fournissent de la chaleur à notre estomac, et une bile digestive à nos intestins. Enfin les semences céréales et légumineuses, comme les blés, les haricots, les pois, nous donnent en tout temps des substances farineuses, qui renouvellent les diverses humeurs de notre tempérament par une digestion qui, mieux que nos fermentations chimiques, les décompose en acides, en sucs, en esprits et même en huiles. Les herbes et les racines comestibles nous présentent une partie de ces mêmes propriétés, chacune à part.

On vient de trouver en Prusse l'art de tirer des navets un sucre abondant et excellent. L'oseille nous fournit un acide qui est un des plus puissans antidotes contre la bile surabondante; le chou est un très-bon antiscorbutique; la chicorée est pectorale; le persil, échauffant; et la laitue, rafraîchissante et laxative. Les anciens faisaient un grand usage de la mauve pectorale : Malvæ salubres corpori, dit Horace. Les enfans peuvent donc trouver à la fois leurs alimens et leurs remèdes dans les plantes de nos jardins, dans les fruits de nos vergers. Le goût particulier qu'ils ont pour les

fruits est un instinct de la nature; et cela est si vrai que ce goût se perd à mesure qu'ils avancent en âge, et que leur sang a moins besoin d'être rafraîchi, Mais il faut avoir soin que ces fruits soient d'une maturité parfaite; car autant ils sont salutaires alors, autant ils sont malsains quand ils sont verts ou pourris. Tout le monde sait que les cerises guérissent plusieurs maladies du printemps. Le médecin philantrophe Tissot assure que les raisins frais sont un remède assuré contre la dysenterie. Il cite en preuve un régiment suisse qui en fut guéri en séjournant au milieu de vignobles; cependant nous avons vu de nos jours l'armée du roi de Prusse contracter cette terrible épidémie dans ceux de Verdun, où elle fut forcée de s'arrêter. C'est que les raisins de la Suisse étaient mûrs, et que ceux de la Champagne étaient verts. La plupart des fruits qu'on apporte dans nos marchés ont ce dernier défaut, parce que nos paysans cupides se hâtent de les cueillir trop tôt; aussi font-ils beaucoup de mal, et c'est par cette raison que les maladies sont fort communes dans les années abondantes en fruits : mais ces mêmes fruits seraient très-salubres s'ils étaient cueillis à leur point. La bonté des alimens naturels ne consiste que dans les harmonies instantanées comme la vie qu'ils soutiennent; c'est à notre goût à en juger; tout ce qui se mange avec plaisir se digère avec facilité il en est de même des remèdes de nos maladies; ceux qui sont désagréables au goût ne nous donnent que des indigestions, que nous appelons purgations. Je le répète, contre tous les systèmes reçus par nos médecines et nos moralistes, je ne connais de médecines utiles au physique et au moral que celles qui nous sont agréables.

:

Mais si nous autres hommes, au milieu du climat fertile de la France et des préjugés nombreux des corps, nous ne pouvons renoncer à nos alimens carnassiers, ni aux affreux déboires de notre médecine qui en paraissent être la punition, donnons au moins des habitudes plus innocentes et plus douces à nos enfans: ils ont naturellement le goût du régime végétal. Craignons plutôt qu'ils ne s'y livrent avec excès. Ils sont passionnés pour les fruits, empêchons-les seulement de les cueillir avant leur maturité. Ce n'est que lorsqu'ils ne sont pas mûrs, ou lorsqu'ils sont corrompus ou trop desséchés, qu'ils peuvent leur nuire. J'ai vu des enfans se guérir promptement des suites de la rougeole en mangeant à discrétion des cerises; et ma fille, âgée de trois ans et demi, se guérit d'une coqueluche terrible qui avait résisté à tous les remèdes, avec des groseilles dont elle était insatiable.

Je n'ai pas besoin de dire qu'il ne faut pas accoutumer les enfans aux boissons enivrantes; il est dangereux surtout de leur faire boire du vin, quoi qu'en disent et qu'en fassent les vignerons. D'abord, les enfans, ainsi que les Sauvages, ont de la répugnance pour cette liqueur fermentée. Jugez de ses effets sur leur tempérament plein de feu, par ceux qu'il produit sur celui de leurs pères. Voyez entrer ceux-ci dans un cabaret. Ils y sont d'abord tranquilles, ensuite joyeux et pleins de cordialité les uns envers les autres; mais si vous passez dans leur tabagie deux heures après, ils font retentir la rue de juremens, de querelles et de blasphèmes. Bientôt ils en viennent aux mains; ils se jettent à la tête les chandeliers, les siéges et les lourds landiers. J'en ai vu, pouvant à peine se soutenir, chercher leur couteau pour éventrer leur compère. Leurs femmes échevelées accourent de toutes parts pour les séparer. On en remporte toujours quelqu'un horriblement balafré, qui va porter sa blessure à un chirurgien et sa plainte à un commissaire. Tous ces bons amis sont devenus dans un instant des ennemis féroces. Tant de haines et de fureurs sont sorties d'un tonneau. Vous me direz: Elles étaient renfermées dans le cœur de ce malheureux, Cela peut être, mais c'est le vin qui les a mises en évidence ; il est le feu qui a donné l'explosion à la mine c'est donc une liqueur bien dangereuse que celle qui exalte les passions, et surtout qui les rend précoces. Le vin ne convient point au tempérament ardent des enfans. Quelques médecins pensent qu'il le développe et le fortifie, mais ils sont dans une grande erreur. Comparez la taille et la force des Turcs et des peuples qui ne boivent que de l'eau, ainsi que la fraîcheur de leurs fenimes, à la taille raccourcie et au teint bourgeonné des deux sexes dans les pays de vignobles; vous en verrez la prodigieuse différence. L'usage fréquent de l'eau-devie est incomparablement plus dangereux; elle abrutit tous les sens. C'est elle encore, plus que la guerre qu'elle excite, qui a détruit peu à peu les nations sauvages de l'Amérique septentrionale. Elle nuit sans doute aussi à la population du peuple chez plusieurs nations de l'Europe : on devrait donc s'en abstenir entièrement. Quant au vin, il ne doit être employé pour les enfans que comme remède. Pris avec modération par les hommes, il peut entrer parmi leurs alimens, comme une boisson bienfaisante et cordiale. Il augmente les forces du corps et de l'ame, il dissipe les chagrins, il est utile à ceux dont le sang est glacé par les années ou par la mélancolie; mais il est nuisible aux enfans dont les soucis légers se dissipent d'eux

mêmes par la gaieté, la vivacité, l'insouciance et l'innocence de leur âge. Le vin est le lait des vieillards, et le lait est le vin des enfans.

J'approuve encore moins l'usage de donner à ceux-ci du thé, du café et du chocolat. Je n'examinerai pas ici si le thé relâche ou nettoie l'estomac, si le café alcalise le sang ou chasse les vapeurs du cerveau, si le chocolat épaissit nos humeurs ou nous fortifie. Je crois que ces boissons font du bien aux enfans, dès qu'ils les prennent avec plaisir. Je les considère ici, non sous leur rapport physique, mais sous leur rapport moral et politique. Il ne faut pas inspirer aux enfans le luxe des alimens plus que celui des habits et des meubles, ni un goût de préférence pour des productions étrangères. Il est donc aisé de voir déja que les premières bases de la morale sont dans l'histoire naturelle, et celles de la politique des nations dans la morale des enfans: nous les découvrirons de plus en plus, en suivant le plan de nos harmonies. Il est bien immoral, selon moi, de mettre le déjeuner de nos enfans en Asie et en Amérique, et de leur faire préférer les productions des pays étrangers à celles de leur patrie. C'est aussi une grande servitude pour un peuple, de faire dépendre ses premiers besoins des peuples les plus éloignés de lui, et de supporter plus difficilement la privation du thé, du café et du sucre, que celle du pain. J'ai vu les premiers désordres de Paris, dans notre terrible révolution, commencer par les blanchisseuses, qui, ne pouvant souffrir le renchérissement du sucre et du café, occasioné par la guerre, pillaient ces denrées chez les épiciers. J'ai vu depuis ces mêmes femmes à la porte des boulangers, où on leur distribuait quatre onces de pain après trois ou quatre heures d'attente, rester tranquilles et tomber d'inanition. La séparation de l'Amérique anglaise de sa métropole est venue à l'occasion d'un impôt sur le thé. Nous avons dans notre pays de quoi suppléer à ces besoins factices: le bon miel est plus sucré que le sucre ; nos plantes aromatiques peuvent nous donner des assaisonnemens aussi agréables et plus convenables à notre santé, que les épiceries des Moluques. Combien de combinaisons et de découvertes en ce genre ne pouvons-nous pas faire dans notre botanique ! Pendant des siècles, la feuille du thé a été le jouet des vents de la Chine, et le grain du café foulé aux pieds des bêtes en Arabie, sans qu'on se doutât que ces amers, harmoniés avec le feu, l'eau et le sucre, serviraient un jour aux délices de l'Europe. Notre olive même n'a-t-elle pas été long-temps la proie des oiseaux dans les îles de l'Archipel, avant qu'on s'avisât d'en tirer de

l'huile, et de la dépouiller de son amertume par une lessive? La nature avait déja donné l'olivier aux animaux; mais l'intelligence qui apprit aux Athéniens à préparer son fruit fut la Minerve qui en fit présent aux hommes. Combien de feuilles, de graines, de baies, se perdent dans nos prairies et dans nos forêts, dont les préparations pourraient nous être également utiles! Y en a-t-il qui en exige autant que le blé avant que d'être changé en pain? Si on mettait un Sauvage de l'Amérique, qui ne vit que de chasse et de patates, et ne s'habille que de peaux, au milieu de nos riches campagnes couvertes de tant de récoltes, se douterait-il que de petits grains portés par des pailles menues, servent de base à la nourriture des Européens? Il les croirait bien plus propres à celle des oiseaux. Pourrait-il imaginer que nos lins et nos chanvres produisent des fibres dont nous fabriquons notre linge, et que des chiffons de ce linge se fabrique notre papier, auquel nous confions les chefs-d'œuvre de l'esprit humain? Aurait-il l'idée de la charrue, du moulin, des moutures, de la boulangerie, d'une multitude de fabriques en tout genre, qu'alimentent nos végétaux; des papeteries, de l'écriture, de l'imprimerie, et de l'influence de nos livres, dont les plus révérés ont agité les quatre parties du monde ? Il mourrait de faim au milieu de nos moissons, de froid dans nos chaumières, et d'ennui dans nos bibliothèques. Mais que l'Européen ne s'enorgueillisse pas de ses lumières; elles sont si bornées, et il en fait un si cruel abus, qu'il n'est lui-même qu'un sauvage au sein de la nature.

Je crois que c'est à l'époque où les enfans mangent seuls, qu'on doit commencer à leur donner une idée de nos plantes domestiques et des arts qui les préparent pour nos besoins. Un homme, quelle que soit sa condition, n'est pas excusable d'ignorer comment se cultivent le blé, les divers légumes, et comment on les convertit en alimens. Il doit savoir, dans le besoin, se préparer à manger, comme il doit savoir se vêtir, se peigner, se laver; il lui serait même utile d'apprendre comment se préparent nos principales boissons: il ne sait pas où le conduira la fortune. J'ai vu en Russie, et même dans nos armées, des officiers auxquels ces connaissances ont été souvent importantes. Bien en prit au capitaine Cook, dans ses voyages autour du monde, de savoir faire de la bière avec des branches de sapinette, pour préserver sur mer son équipage du scorbut.

Mais c'est aux jeunes filles surtout, qui doivent être chargées un jour du soin de la maison, qu'il convient de savoir faire à manger, conserver des

provisions, et préparer des boissons utiles et agréables. Quel plaisir pour elles d'ètre déja nécessaires à leurs parens, et de pouvoir un jour offrir à leurs maris et à leurs enfans un pain et des mets salubres! Quelle douce joie n'éprouveront-elles pas, lorsqu'elles feront apparaître aux yeux de leur famille étonnée des légumes et des fruits conservés dans toute leur fraîcheur, au milieu des rigueurs de l'hiver! Quelle abondance ne verseront-elles pas sur leur table par une multitude de fruits de l'été, conservés par la dessication ou la cuisson! Elles doivent joindre à ces connaissances économiques l'art de préparer le lin et le chanvre, de les filer, de les tisser et de les blanchir. La chimie peut leur présenter, dans les livres élémentaires, non des principes savans, mais des résultats simples, relatifs à la composition des levains, aux fermentations, aux savonnages, aux lessives, et même à quelques teintures. C'est par ces travaux domestiques qu'elles se prépareront à elles-mêmes des mœurs innocentes, conjugales et maternelles; elles seront dans leurs maisons comme des divinités bienfaisantes. On met entre les mains des enfans des deux sexes une multitude de livres moraux et philosophiques, qui ne leur donnent rien que de l'ennui. Mais ne serait-il pas plus à propos de leur offrir une théorie claire des choses naturelles qu'il importe à un père et à une mère de connaître, pour entretenir l'abondance et la propreté dans leur famille? Ne trouveront-ils pas des preuves plus certaines de l'existence de Dieu, de la reconnaissance que nous lui devons, et de nos devoirs envers les hommes, dans les bienfaits de la nature que dans les livres? Un jour, un de mes amis fut voir un chartreux : c'était au mois de mai. Le jardin du solitaire était couvert de fleurs dans les plates-bandes et sur les espaliers. Pour lui, il s'était renfermé dans sa chambre, où l'on ne voyait goutte. Pourquoi, lui dit mon ami, avez-vous fermé vos volets?-C'est, lui répondit le chartreux, afin de méditer sans distraction sur les attributs de Dieu. - Eh! pensez-vous, reprit mon ami, en trouver de plus grands dans votre tête que ne vous en montre la nature au mois de mai? Croyez-moi, ouvrez vos volets et fermez votre imagination.

Je crois avoir rapporté ce trait ailleurs, mais il est bon de le répéter. Il donne un aperçu de la manière dont se fourvoie l'esprit humain. Que de livres sur la nature et sur son Auteur ont été écrits dans des chambres noires!

Les hommes veulent connaître les attributs de l'être invisible, et ils ne connaissent pas ceux du soleil, qui agissent sur tous leurs sens. Chaque plante est une pensée qui exprime une harmonie de l'as

tre du jour, et toute la puissance végétale n'est qu'une page du livre immense de ses propriétés. Qui osera donc calculer la puissance de l'Auteur de la nature, qui a établi les harmonies du soleil avec ses différens mondes, et celles du soleil avec tant d'autres soleils ? Bornons-nous donc ici à la connaissance de la terre que nous habitons. Je crois qu'on peut apprendre la géographie aux enfans par le moyen des plantes. Il est difficile de leur donner d'abord des idées abstraites d'équateur et de méridien, de latitude et de longitude, auxquelles nous reportons tous les points du globe. Les hommes, pour se ressouvenir d'un grand nombre de faits particuliers, les lient à des lois générales, sans lesquelles ils n'en auraient pas la connexion; mais les enfans, qui ne saisissent pas cette connexion, ne manquent pas, lorsqu'on leur parle d'une loi générale, de la particulariser en un seul fait; d'abord pour la concevoir en en faisant l'application, et ensuite pour s'en ressouvenir. Il faut à leur jugement un point qu'il puisse saisir, et où leur mémoire s'arrête. Bien des hommes sont enfans à cet égard : voilà pourquoi, comme nous l'avons déja observé, l'exemple leur est plus que le précepte.

Je commencerais donc par prévenir les enfans qu'ils doivent se défier du témoignage de leurs sens et de leur raison isolée ; je leur en donnerais pour preuve le ciel et la terre. «Le ciel, leur dirais-je, vous paraît former une voûte ronde, et la terre une surface plate; c'est tout le contraire. Le ciel n'a point de forme déterminée; c'est un espace sans bornes, et la terre est ronde si vous marchiez toujours droit devant vous, vous en feriez le tour. La terre est une grosse boule de mille deux cent soixante-treize myriamètres ou de deux mille huit cent soixante-quatre lieues de diamètre, et de huit mille cinq cent quatre-vingt-douze lieues de circonférence. Elle est suspendue dans l'espace par la puissance de Dieu, qui la balance par les lois positives et négatives de l'attraction. Vous croyez qu'elle est plus grande que le soleil, qui ne vous paraît pas aussi large que la forme de votre chapeau; vous vous trompez : le soleil est un million de fois plus gros qu'elle. Il ne vous paraît petit que parce qu'il est à plus de trente millions de lieues de distance de vous. Vous croyez qu'il se lève le matin et qu'il se couche le soir; vous vous trompez encore: il ne change point de place : c'est la terre qui tourne sur elle-même autour de lui. La sagesse de Dieu emploie toujours la voie la plus courte; elle ne fait rien en vain. Si le soleil tournait autour de la terre, il décrirait chaque jour un cercle de plus de cent quatre-vingt mil

« PreviousContinue »