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j'en ai toujours payé les frais. Mais je ne la cesserai pas, au prix même de ma fortune, car je défends, non ma cause, non la cause des gens de lettres, mais l'intérêt de la justice, qui est d'une toute autre importance! Il n'est pas moral de laisser le vol sans punition; si les tribunaux le tolèrent, la publicité doit le déshonorer. - Cette pensée est généreuse, mais elle pourrait n'ètre pas comprise! - Eh bien, reprit vivement Bernardin de Saint-Pierre, j'ajouterai pour les faibles intelligences, que si je redemande mon bien aux contrefacteurs, c'est qu'il me convient mieux de vivre du fruit de mon travail que de celui de l'intrigue, et que si je ne suis pas sénateur, c'est qu'il me parait plus honnête de vendre mes ouvrages que ma conscience!

Cette réponse, mon ami, peint à la fois Bernardin de Saint-Pierre et son siècle. Croyez-moi, si au lieu de réclamer une pension due à ses services, il eût aspiré hautement aux premiers emplois de l'Etat; si au lieu de vivre du produit de ses ouvrages, il eût vendu sa conscience et se fût traîné avec son siècle dans la fange révolutionnaire, on ne l'accuserait point aujourd'hui de bassesse et de cupidité. Environné de ses complices, couvert des stigmates de la servitude, en recevant de l'or, il eût comme eux entendu l'apologie de son désintéressement; en servant la tyrannie, il eût comme eux entendu l'éloge de son courage! La fortune, la puissance lui eussent fait ces nombreux prôneurs que ne donnent ni la sagesse ni la pauvreté. Car c'est l'innocence de sa vie qui a irrité les coupables, c'est la simplicité de ses goûts qui a servi leurs calomnies, c'est sa volonté ferme de conserver son indépendance qui a soulevé contre lui un peuple d'esclaves et de calomniateurs!

Ceci change toutes mes idées, reprit mon vieil ami. Au lieu de s'afiliger de l'article de M. Durosoir, je vois qu'il faut s'en réjouir. En effet, n'est-il pas heureux qu'il se soit trouvé un homme assez intrépide pour se charger à lui seul du poids de toutes ces infamies? En les

réunissant dans un seul tableau, il a mis le public à mème d'en apprécier la valeur. Il voulait noircir la mémoire d'un grand homme, et il a donné la mesure de la bassesse et de la sottise de ses ennemis. Oh! le rapprochement inattendu de tant de belles inventions est une idée excellente! il étonnera, j'en suis sûr, les inventeurs eux-mêmes. Je me range donc à votre avis, piont de réponse à M. Durosoir : mais en le repoussant de la lice vous devez y entrer; votre devoir est d'opposer la vérité aux mensonges, une apologie à une diatribe, les raisons du disciple aux injures des calomniateurs.

Vous voilà redevenu juste, lui dis-je : répondre aux injures de M. Durosoir, c'était trop descendre; mais tracer l'apologie de Bernardin de Saint-Pierre, c'est, comme vous le dites, un devoir, et je le remplirai.

Socrate appelé devant ses juges discourait des actions de sa vie, comme s'il eût oublié ses accusateurs. Hermogènes lui dit: Il me semble, Socrate, que tu devrais songer à te défendre! — Est-ce qu'il ne te parait pas que je me défende, répondit Socrate, lorsque je réfléchis sur la manière dont j'ai passé ma vie! — Et en quoi cela peut-il te défendre? En t'apprenant que je n'ai rien fait d'injuste '!

La défense de Bernardin de Saint-Pierre sera comme celle de Socrate! c'est en réfléchissant sur les actions de sa vie, que je montrerai aussi qu'il ne fit rien d'injuste.

A ces mots, mon digne ami se leva, et me regardant avec des yeux satisfaits : Vous voilà chargé d'une noble tache, me dit-il; pour la remplir dignement, n'invoquez que la vérité; car la vérité suffit pour louer le sage qui lui consacra sa vie. En prononçant ces mots, il me serra la main et sortit.

Xénophon, Apologie de Socrate.

Voyez à la tête de ce volume-ci, le fragment intitulé : « De l'auteur de Paul et Virginie, et de l'influence de ses ouvrages. »

VOYAGES

DE BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

EN HOLLANDE, EN PRUSSE, EN POLOGNE ET EN RUSSIE.

VOYAGE EN HOLLANDE.

DU PAYS.

Pour forcer ta prison tu fais de vains efforts; La rage de tes flots expire sur tes bords.

Louis RACINE.

La Hollande est cette partie de l'Europe située au fond du golfe formé par la mer d'Allemagne, dont elle occupe toute la largeur. Dans cette position, les vents du nord, qui soufflent fréquemment et sans obstacle, poussent sans cesse les flots contre les terres. Il est vraisemblable que ce pays était autrefois plus étendu; mais ces terres étant basses et sablonneuses, il s'y est formé des baies, de petites mers méditerranées, un grand nombre d'iles, et des bancs qui, pour l'ordinaire, sont des terrains tout-à-fait submergés.

Cette plage unie, sans coteaux et sans rochers, est bordée en quelques endroits, le long de la mer, de dunes qui n'ont pas vingt pieds de hauteur; ailleurs, l'art supplée à la nature : l'Océan est retenu par des digues: sans elles la mer inonderait les terres, et on la voit, avec surprise, élevée au dessus des prairies.

Si la Hollande a tout à craindre des eaux, elle est aussi leur ouvrage. Le Rhin et la Meuse y déposent continuellement des sables et des vases qui couvrent les marais remplis de joncs et de roseaux : on en trouve partout, à peu de profondeur, changés en tourbe. C'est une masse de limon noir et de végétaux qui ont fermenté; on y reconnaît des débris de feuilles, de tiges et de racines. On s'en sert pour le chauffage. Un autre bienfait des eaux est une grande quantité de poissons, peut-être les meilleurs de l'Océan. Les anguilles, les turbots, les saumons, EUVRES POSTHUMES.

servent en beaucoup d'endroits de nourriture au peuple: quelques-uns, comme les veaux marins, fournissent des peaux et des huiles pour les fabriques ajoutez à cela, car ce peuple économe ne laisse rien perdre, les plumes d'une multitude de canards et d'oiseaux aquatiques, les joncs des canaux dont ils font des nattes, une terre propre à faire de la brique, une autre propre à faire des pipes voilà tous les trésors de leur territoire. D'ailleurs, ils manquent des choses les plus nécessaires à la vie : il y croit fort peu de blé. Il n'y a point de forêts: hors le tilleul, qui y est magnifique, peu d'arbres s'y plaisent. Ils n'ont point de pierre à bâtir. L'air y est malsain; beaucoup d'habitans y ont le scorbut, et les fièvres y sont com

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munes.

Pendant l'été, les eaux se putréfient, les canaux sont couverts de poisson mort; une forte odeur de soufre sort du sein de la terre; l'air y est si empesté qu'on est obligé, en traversant les rues, de se boucher la respiration. Les vents du nord-ouest amènent des orages mêlés de tonnerres affreux; les vagues se brisent contre les digues, et quelquefois les ébranlent; souvent elles jettent sur les sables des baleines monstrueuses. On voit la mer couverte de vaisseaux presque sans voiles, penchés sur les flots par la violence de la tempête : ils s'éloignent de ces rivages peu profonds; et près d'aborder leur patrie, ils gagnent la haute mer et craignent que le port ne leur devienne funeste.

La liberté a peuplé ces sables, malgré la corruption des élémens, le peu de sûreté des côtes et les fureurs de l'Océan. Cette terre, plus ingrate même que celle d'Égypte, nourrit un peuple plus riche et plus sage. On n'y voit point de monumens élevés à la gloire des rois; mais l'industrie des hommes y a travaillé à l'utilité publique.

DES HOLLANDAIS.

Nonne vides croceos ut Tmolus odores,
India mittit ebur, molles sua thura Sabæi;
At Chalybes nudi ferrum, virosaque Pontus
Castorea.....?

VIRG., Georg., lib. 1, v. 56-59.

Voyez comme le mont Tmolus nous envoie son safran, » l'Inde son ivoire, les douces contrées des Sabéens leur en» cens, les Chalybes leur fer, et le Pont ses castors. »

Les Hollandais sont grands, robustes, chargés d'embonpoint. La plupart sont blonds, et ont les yeux bleus. L'usage fréquent du thé leur gâte les dents. Leurs femmes sont fraîches, et communément belles. Une grande douceur, des mœurs simples, les soins du ménage, une tendresse extrême pour leurs époux et leurs enfans: voilà leurs grâces, leurs plaisirs et leurs passions. Les hommes ne sont point admis à leurs sociétés. Elles s'assemblent entre elles, et la conversation roule sur l'arrangement du logis et la propreté des meubles; c'est pour elles un objet inépuisable de dissertations, d'éloges, de complimens et quelquefois de médisance. Une Hollandaise ne passe point la semaine sans faire une revue générale de sa maison. Tout ce qui est métal est écuré et poli. Le fer dans les cuisines brille comme l'argent; le bois et la pierre, les planches, les portes, l'escalier, la façade même, tout est lavé, frotté, essuyé, blanchi, peint ou vernissé. La mauvaise qualité de l'air rend ces soins nécessaires, et ils seraient agréables, si, à force d'être répétés, ils ne devenaient incommodes; mais il n'y a pas moyen de modérer là dessus l'activité des dames.

Leurs maris ont des amusemens plus tranquilles ; une pipe, de la bière et une gazette leur suffisent, car ils sont flegmatiques et sérieux dans leurs plaisirs comme dans leurs affaires.

L'architecture de leurs maisons est simple et commode. On y entre par un perron élevé, à cause de l'humidité des rues. Elles sont de brique, à plusieurs étages: le toit en est fort aigu, et le frontispice est découpé comme les degrés d'un escalier. Souvent une cigogne vient y faire son nid; ils la respectent, comme le symbole de l'hospitalité. Ils écrivent sur la façade quelque sentence latine, ou simplement le nom du maître et de la maitresse. C'est le temple de l'hymen; il est bien rare que les lois en soient violées. En ce pays on ne sait ce que c'est que de faire sa cour aux femmes, et l'adultère ne s'y appelle point galanterie. Leurs mariages sont tranquilles et suivis d'une nombreuse postérité. Il est rare de voir ailleurs de plus beaux enfans; ils les aiment passionnément; le père occupe de bonne heure les garçons aux objets actifs du commerce. Ils grondent peu leurs enfans et ne

les frappent point. On prétend que cette indulgence est cause de leur grossièreté. La rudesse des manières vient sans doute d'un défaut d'éducation; mais mille tourmens et des vices sans nombre sont les fruits d'une mauvaise. Quoi qu'il en soit, dans un âge avancé la reconnaissance filiale est égale à la tendresse paternelle; les enfans écoutent en tout temps les conseils de leurs parens, et soulagent les infirmités de leur vieillesse avec la même amitié que ceux-ci ont supporté la faiblesse de leur enfance.

La propreté qui règne dans leurs maisons n'en exclut pas la magnificence. Souvent les marteaux des portes, les gonds, les serrures, sont de cuivre; les cuisines incrustées de carreaux de faience, les appartemens revêtus de marbre blanc, les buffets garnis de porcelaines de la Chine, les meubles de bois des Indes d'une beauté et d'une durée éternelle. Ils joignent à cela de très-beau linge, quelquefois des tableaux précieux, et un jardin où ils cultivent les fleurs les plus rares. Les gens du peuple portent sur leurs habits des boutons d'argent massif, et leurs femmes des chaînes d'or. Ce luxe est sage en ce que ces dépenses vont sans perte à leur postérité.

Leurs villes se ressemblent, comme leurs maisons. Les rues sont bordées de tilleuls, et le milieu est occupé par un canal où vont et viennent un grand nombre de bateaux : ce sont les chariots du pays. On y voit rarement des carrosses sur des roues; ceux dont on se sert sont montés sur des traîneaux; le cocher est à pied, conduisant d'une main le cheval, et tenant de l'autre une queue de chanvre imbibée d'eau, qu'il oppose de temps en temps au traîneau, afin qu'il glisse avec facilité. Ils mettent des droits considérables sur les voitures roulantes, parce qu'elles détruisent aisément les chemins, qui sont pavés de brique.

De toutes leurs villes, Amsterdam est la plus considérable, et la bourse y offre chaque jour le plus singulier des spectacles: c'est une grande place carrée, entourée d'une colonnade; chaque colonne y est le centre du commerce de quelque partie du monde, et y porte les noms de Surinam, de Londres, d'Archangel, de Bordeaux, etc., etc.

Ce sont là véritablement les colonnes de la république, qui appuie son commerce sur les principales villes de l'univers. A l'heure de midi, une foule de négocians s'y rassemblent; là, arrivent de toutes parts les avis de ce qui manque ou de ce qui abonde chez les autres nations: tous projettent, tous calculent. Une multitude de vaisseaux sont prêts à partir à tous les vents; ils portent au midi les bois du nord, au nord les vins et les fruits du midi. Ici l'intérêt l'emporte sur les préjugés: on

voit des juifs converser avec des Espagnols; des Anglais traitent avec des Français, des Turcs avec des chrétiens. Aucun objet de commerce n'y est exclu. On y trouve des domestiques à louer, des commis à placer; on y propose des achats de terre et de maisons, des filles à marier, des armées à approvisionner et des flottes à équiper. Quelquefois on y marchande des villes, des provinces, et même des couronnes.

Il semble que les Hollandais sont les propriétaires de toute la terre, dont les autres peuples ne sont que les fermiers. En Russie et en Suède sont leurs chantiers pour les mâtures, leurs magasins de chanvre, de cuirs, de salpêtre et de goudron; leurs mines de cuivre et de fer, enfin leurs arsenaux de marine et de guerre. Leurs greniers sont à Dantzick, où la Pologne leur envoie chaque année ses blés et ses bestiaux. Leur garde-robe est l'Allemagne, qui leur fournit à Leipsick et à Francfort les toiles et les laines de Saxe et de Silésie. Leurs haras sont dans le Holstein et en Danemarck. Leurs vignobles en France, et leur cave à Bordeaux. Les Provençaux et les Italiens cultivent pour eux leurs jardins; c'est pour eux qu'ils cueillent l'orange et le citron, d'un usage si universel dans le nord; pour eux qu'ils dessèchent le raisin et la figue et marinent l'olive. L'Asie et ses iles leur fournissent le thé, le girofle, les épiceries, les soieries et les perles. Pour eux le Chinois pétrit la porcelaine, et l'Indienne file la mousseline. C'est pour eux que l'Afrique brûlée étale sur ses rivages le poivre et les gommes; c'est pour eux qu'elle envoie ses noirs enfans fouiller l'or au Pérou et les diamans au Brésil, et planter en Amérique le cacao, le sucre, le café, l'indigo, le coton et le tabac. Les Hollandais vivent au milieu de ces richesses, comme s'ils n'en étaient que les dépositaires. Leurs alimens sont le beurre, le fromage et quelques légumes. Ils mangent cru et sans apprêt le poisson sec, le saumon fumé et le hareng salé, qu'ils regardent comme un remède souverain contre les fièvres bilieuses. Leurs habillemens sont simples et d'une couleur modeste; quand ils sortent de leur pays, ils ne changent en rien leurs anciennes coutumes; on ne voit sur eux ni dentelles ni galons. Quelque quantité qu'ils trouvent de vivres et d'étoffes, ils n'emploient à leur usage que les provisions qu'ils ont tirées de leur patrie. Ainsi, conservant leur économie dans le sein de l'abondance, et des mœurs parmi là dissolution des étrangers, ils retrouvent partout la Hollande qu'ils portent avec eux.

Outre les soins du commerce, l'agriculture et les arts utiles les occupent tour à tour. Beaucoup de

Hollandais sont à la fois laboureurs, fabricans, marchands, et même mariniers. Plus la terre est ingrate, plus ils la cultivent. Ils sont parvenus, à Scheveling, à faire croître des chênes dans le sable tout pur. Tel arbre y a été planté plus de vingt fois. Peu avares de leurs peines, ils n'économisent que sur les moyens. Leurs grains ne sont point serrés dans des granges; les gerbes sont disposées en cercle autour d'un mât planté au milieu d'un champ, les épis en dedans Quand la meule est suffisamment élevée, ils la couvrent d'un toit de chaume qui glisse le long du mât. C'est dans les prairies et dans les bestiaux que consiste leur plus grand revenu; ils en tirent une quantité prodigieuse de fromage, qu'ils ont le secret de préparer et de conserver en le trempant dans des lies de vin. On peut connaître combien l'agriculture et le commerce se prêtent mutuellement de forces, puisqu'à Sardam, village près d'Amsterdam, il y a des paysans si riches, qu'un seul entreprend la construction d'un vaisseau de guerre, et assure en même temps un vaisseau de la compagnie des Indes.

De tous les arts, l'architecture hydraulique est celui qu'ils ont porté à une plus grande perfection. Leurs digues sont construites avec le plus grand soin. Ils en lient les terres en y plantant des arbres, et y mêlant des racines de chiendent. Les eaux qui filtrent sont pompées par des moulins, et rendues à la mer. Chaque ville communique de l'une à l'autre par des canaux. En quelques endroits, ces canaux passent sur des aquéducs; c'est ainsi qu'ils se traversent sans confondre leurs eaux. Ailleurs ils se communiquent par des sas; ce sont des réservoirs renfermés entre deux écluses où l'on fait monter et descendre les barques sur des terrains de niveaux différens. Si les eaux leur ouvrent des routes pour le commerce, elles servent en même temps à la défense des places par la facilité qu'ils ont de les répandre aux environs. D'ailleurs, leurs fortifications rasantes ne donnent aucune prise à l'ennemi; les feux y sont multipliés par un grand nombre de demi-lunes et des galeries trèsmeurtrières; joignez à cela la difficulté de faire des circonvallations dans un pays coupé de canaux, d'ouvrir des tranchées dans une terre marécageuse, de trouver des fascines dans des prairies, de faire agir des mines dans le sable, vous aurez une idée de la difficulté d'y faire des siéges. L'architecture qui règne dans leurs villes a quelque singularité : ils inclinent le haut de la façade de leurs maisons du côté de la rue, soit pour donner plus de largeur aux appartemens supérieurs, soit par quelque curiosité recherchée. Leurs jardins sont découpés en formes bizarres et décorés de petites pyramides,

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