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DE LA FONTAINE.

DISCOURS

QUI A REMPORTÉ LE PRIX DE L'ACADÉMIE DE MARSEILLE EN 1774

Esopi ingenio statuam posuere Atttici. PHED., I. II, Epilog.

Le plus modeste des écrivains, La Fontaine, a lui-même, saus le savoir, fait son éloge, et presque son apothéose, lorsqu'il a dit que,

Si l'apologue est un présent des hommes, Celui qui nous l'a fait mérite des autels.

que

C'est lui qui a fait ce présent à l'Europe; et c'est vous, messieurs, qui, dans ce concours solennel, allez, pour ainsi dire, élever en son honneur l'autel lui doit notre reconnoissance. Il semble qu'il vous soit réservé d'acquitter la nation envers deux de ses plus grands poètes, ses deux poètes les plus aimables. Celui que vous associez aujourd'hui à Racine, non moips admirable par ses écrits, encore plus intéressant par sa personne, plus simple, plus près de nous, compade notre enfance, est devenu pour nous un gnon ami de tous les moments. Mais, s'il est doux de louer La Fontaine, d'avoir à peindre le charme de cette morale indulgente qui pénètre dans le cœur sans le blesser, amuse l'enfant pour en faire un homme, l'homme pour en faire un sage, et nous mèneroit à la vertu en nous rendant à la nature; comment découvrir le secret de ce style enchanteur, de ce style inimitable et sans modèle, qui réunit tous les tons sans blesser l'unité? Comment parler de cet heureux instinet qui sembla le diriger dans sa conduite comme dans ses ouvrages: qui se fait également sentir dans la douce facilité de ses mœurs et de ses écrits, et forma d'une âme si naïve et d'un esprit si fin un ensemble si piquant et si original? Faudra-t-il raison. ner sur le sentiment, disserter sur les grâces, et ennuyer nos lecteurs pour montrer comment La Fontaine a charmé les siens? Pour moi, mes. sieurs, évitant de discuter ce qui doit être senti, et de vous offrir l'analyse de la naïveté, je tâcherai seulement de fixer vos regards sur le charme de sa morale, sur la finesse exquise de son goût, sur l'accord singulier que l'un et l'autre eurent toujours avec la simplicité de ses mœurs; et dans

ces différents points de vue, je saisirai rapidement les principaux traits qui le caractérisent. PREMIÈRE PARTIE,

L'APOLOGUE remonte à la plus baute antiquité; car il commença dès qu'il y eut des tyrans et des esclaves. On offre de face la vérité à son égal : on la laisse entrevoir de profil à son maître. Mais, quelle que soit l'époque de ce bel art, la philosophie s'empara bientôt de cette invention de la servitude, et en fit un instrument de la morale. Lokman et Pilpay dans l'Orient, Ésope et Gabrias dans la Grèce, revêtirent la vérité du voile transparent de l'apologue; mais le récit d'une petite action réelle ou allégorique, aussi diffus (1) dans les deux premiers que serré et concis dans les deux autres, dénué des charmes du sentiment et de la poésie, découvroit trop froidement, quoique avec esprit, la moralité qu'il présentoit. Phèdre, né dans l'esclavage comme ses trois premiers prédé cesseurs, n'affectant ni le laconisme excessif de Gabrias, ni même la brièveté d'Ésope, plus élégant, plus orné, parlant à la cour d'Auguste le langage de Térence; Faërne, car j'omets Avie nus, trop inférieur à son devancier, Faërne qui dans sa latinité du seizième siècle sembleroit avoir imité Phèdre, s'il avoit pu connoître des ouvrages ignores de son temps, ont droit de plaire à tous les esprits cultivés, et leurs bonnes fables donneroient même l'idée de la perfection dans ce genre, si la France n'eût produit un homme uni que dans l'histoire des lettres, qui devoit porter la peinture des mœurs dans l'apologue, et l'apo logue dans le champ de la poésie. C'est alors que la fable devient un ouvrage de génie, et qu'on

(1) Lockman n'est point diffus; c'est, au contraire, un fabuliste très concis: mais Chamfort a été induit en erreur par Galland, qui a attribué à Lockman une part dans l'ouvrage de Calila et Dimna, vulgairement nommé Fables de Pilpay.

peut s'écrier, comme notre fabuliste, dans l'enthousiasme que lui inspire ce bel art: C'est proprement un charme (t).Oui, c'en est un sans doute; mais on ne l'éprouve qu'en lisant La Fontaine, et c'est à lui que le charme a commencé.

L'art de rendre la morale aimable existoit à peine parmi nous. De tous les écrivains profanes, Mantaigne seul ( car pourquoi citer is-je ceux qu'on ne lit plus ?) avoit approfondi avec agrément cette science si compliquée, qui, pour l'honneur du genre humain, ne devroit pas même être une science. Mais, outre l'inconvénient d'un langage déjà vieux, sa philosophie audacieuse, sou. vent libre jusqu'au cynisme, ne pouvoit convenir ni à tous les âges, ni à tous les esprits; el son ouvrage, précieux à tant d'égards, semble plutôt une peinture fidèle des inconséquences de l'esprit humain qu'un traité de philosophie pratique. Il nous falloit un livre d'une morale douce, aimable, facile, applicable à toutes les circonstances, faite pour tous les états, pour tous les âges, et qui pût remplacer enfin, dans l'éducation de la jeunesse,

Les quatrains de Pibrac et les doctes sentences
Du conseiller Mathieu:

MOLIÈRE.

car c'étoit là les livres de l'éducation ordinaire. La Fontaine cherche ou rencontre le genre de la fable que Quintilien regardoit comme consacré à l'instruction de l'ignorance. Notre fabuliste, si pro. fond aux yeux éclairés, semble avoir adopté l'idée de Quintilien écartant tout appareil d'instruction, toute notion trop compliquée, il prend sa philosophie dans les sentiments universels, dans les idées généralement reçues, et, pour ainsi dire, dans la morale des proverbes qui, après tout, sont le produit de l'expérience de tous les siècles. C'étoit le seul moyen d'être à jamais l'homme de toutes les nations; car la morale, si simple en elle-même, devient contentieuse au point de former des sectes, lorsqu'elle veut remonter aux principes d'où dérivent ses maximes, principes presque toujours contestés. Mais La Fontaine, en partant des notions communes et des sentiments nés avec nous, ne voit point dans l'apologue un simple récit qui mène à une froide moralité ; il fait de son livre

Une ample comédie à cent actes divers. C'est en effet comme de vrais personnages dramatiques qu'il faut les considérer: et s'il n'a point la gloire d'avoir eu le premier cette idée si heureuse d'emprunter aux différentes espèces d'animaux l'image des différents vices que réunit la nôtre; s'ils ont pu se dire comme lui?

(1) Chamfort, dans cet éloge, se plaît souvent à emprunter à La Fontaine ses propres expressions: on a eu soin de les distinguer par un caractère différent.

Le roi de ces gens-là n'a pas moins de défauts
Que ses sujets,

lui seul a peint les défauts que les autres n'ont fait qu'indiquer. Ce sont des sages qui nous conseillent de nous étudier; La Fontaine nous dispense de cette étude en nous montrant à nous-mêmes: différence qui laisse le moraliste à une si grande distance du poète. La bonhomie réelle ou apparente qui lui fait donner des noms, des surnoms, des métiers aux individus de chaque espèce : qui lui fait envisager les espèces mêmes comme des républiques, des royaumes, des empires, est une sorte de prestige qui rend leur feinte existence réelle aux yeux de ses lecteurs. Ratopolis devient une grande capitale; et l'illusion où il nous amène est le fruit de l'illusion parfaite où il a su se placer lui même. Ce genre de talent si nouveau, dont ses devanciers n'avoient pas eu besoin pour peindre les premiers traits de nos passions devient nécessaire à La Fontaine, qui doit en exposer à nos yeux les nuances les plus délicates: autre caractère essentiel, né de ce génie d'observation dont Molière étoit si frappé dans notre fabuliste.

Je pourrois, messieurs, saisir une multitude de rapports entre plusieurs personnages de Molière et d'autres de La Fontaine, montrer entre eux des ressemblances frappantes dans la marche et dans le langage des passions; mais, négligeant les détails de ce genre, j'ose considérer l'auteur des fables d'un point de vue plus élevé. Je ne cede point au vain désir d'exagérer mon sujet, maladie trop commune de nos jours; mais, sans méconnoître l'intervalle immense qui sépare l'art si simple de l'apologue, et l'art si compliqué de la comédie, j'observerai, pour être juste envers La Fontaine, que la gloire d'avoir été avec Mo. lière le peintre le plus fidèle de la nature et de la société doit rapprocher ici ces deux grands hom. mes. Molière, daus chacune de ses pièces rame. nant la peinture des mœurs à un objet philosophique, donne à la comédie la moralité de l'apologue La Fontaine, transportant dans ses fables la peinture des mœurs, donne à l'apologue une des grandes beautés de la comédie, les carac tères. Doués tous les deux, au plus haut degré, du génie d'observation, génie dirigé dans l'un par une raison supérieure, guidé dans l'autre par un instinct non moins précieux, ils descendent dans le plus profond secret de nos travers et de nos foiblesses; mais chacun, selon la double différence de son geure et de son caractère, les exprime différemment. Le pinceau de Molière doit être plus énergique et plus ferme; celui de La Fontaine plus délicat et plus fin: l'un rend les grands traits avec une force qui le montre comme supérieur aux nuances; l'autre saisit les nuances avec une sagacité qui suppose la science des grands traits. Le poète comique semble s'être plus attaché aux ridicules, et a peint quelquefois les formes passa

gères de la société ; le fabuliste semble s'adresser davantage aux vices, et a peint une nature encore plus générale. Le premier me fait plus rire de mon voisin; le second me ramène plus à moimême. Celui-ci me venge davantage des sottises d'autrui; celui-là me fait mieux songer aux miennes. L'un semble avoir vu les ridicules comme un défaut de bienséance, choquant pour la société : l'autre, avoir vu les vices comme un défaut de raison, fâcheux pour nous-mêmes. Après la lecture du premier, je crains l'opinion publique après la lecture du second, je crains ma con. science. Enfin l'homme corrigé par Molière, cessant d'être ridicule, pourroit demeurer vicieux : corrigé par La Fontaine, il ne seroit plus ni vi cieux ni ridicule; il seroit raisonnable et bon; et nous nous trouverions vertueux, comme La Fontaine étoit philosophe, sans nous en douter.

Tels sont les principaux traits qui caractérisent chacun de ces grands hommes; et si l'intérêt qu'inspirent de tels noms me permet de joindre à ce parallèle quelques circonstances étrangères à leur mérite, j'observerai que, nés l'un et l'autre précisément à la même époque, tous deux sans modèle parmi nous, sans rivaux, sans succes seurs, liés pendant la vie d'une amitié constante, la même tombe les réunit après leur mort, et que la même poussière couvre les deux écrivains les plus originaux que la France ait jamais produits (1).

Mais ce qui distingue La Fontaine de tous les moralistes, c'est la facilité insinuante de sa mo. rale; c'est cette sagesse, naturelle comme luimême, qui paroit n'être qu'un heureux dévelop pement de son instinct. Chez lui, la vertu ne se présente point environnée du cortège effrayant qui l'accompagne d'ordinaire : rien d'affligeant, rien de pénible. Offre-t-il quelque exemple de générosité, quelque sacrifice : il le fait naître de l'amour, de l'amitié, d'un sentiment si simple, si doux, que ce sacrifice même a dû paroître un bonheur. Mais s'il écarte en général les idées tristes d'efforts, de privations, de dévouement, il semble qu'ils cesseroient d'être nécessaires, et que la société n'en auroit plus besoin. Il ne vous parle que de vous-même ou pour vous-même; et de ses lecons, ou plutôt de ses conseils, naîtroit le bonheur général. Combien cette morale est supérieure à celle de tant de philosophes qui paroissent n'avoir point écrit des hommes, et qui taillent, comme dit Montaigne, nos obligations à la raison d'un autre être Telles sont en effet la misère et la vanité de l'homme, qu'après s'être mis au-dessous de lui

pour

(1) Ils ont été enterrés dans l'église Saint-Joseph, rue Montmartre *. (Note de Chamfort.

Ceci est une erreur, mais elle est générale : La Fontaine a été enterré au cimetière des Innocents.

même par ses vices, il veut ensuite s'élever audessus de sa nature par le simulacre imposant des vertus auxquelles il se condamne, et qu'il devien droit, en réalisant les chimères de son orgueil, aussi méconnoissable à lui-même par sa sagesse, qu'il l'est en effet par sa folie. Mais, après tous ces vains efforts, rendu à sa médiocrité naturelle, son cœur lui répète ce mot d'un vrai sage : que c'est une cruauté de vouloir élever l'homme à tant de perfection. Aussi tout ce faste philosophique tom. be-t-il devant la raison simple, mais lumineuse. de La Fontaine. Un ancien osoit dire qu'il faut combattre souvent les lois par la nature : c'est par la nature que La Fontaine combat les maximes outrées de la philosophie. Son livre est la loi na. turelle en action: c'est la morale de Montaigne épurée dans une ame plus douce, rectifiée par un sens encore plus droit, embellie des couleurs d'une imagination plus aimable, moins forte peutêtre, mais non pas moins brillante.

N'attendez point de lui ce fastueux mépris de la mort, qui, parmi quelques leçons d'un courage trop souvent nécessaire à l'homme, a fait débiter aux philosophes tant d'orgueilleuses absurdités. Tout sentiment exagéré n'avoit point de prise sur son ame, s'en écartoit naturellement; et la facilité même de son caractère sembloit l'en avoir préservé. La Fontaine n'est point le poète de l'héroisme : il est celui de la vie commune de la raison vulgaire. Le travail, la vigilance, l'écono mie, la prudence sans inquiétude, l'avantage de vivre avec ses égaux, le besoin qu'on peut avoir de ses inférieurs, la modération, la retraite, voilà ce qu'il aime et ce qu'il fait aimer. L'amour, cet objet de tant de déclamations,

Ce mal qui peut-être est un bien, dit La Fontaine, il le montre comme une foi. blesse naturelle et intéressante. Il n'affecte point ce mépris pour l'espèce humaine, qui aiguise la satire mordante de Lucien, qui s'annonce hardiment dans les écrits de Montaigne, se découvre dans la folie de Rabelais, et perce quelquefois même dans l'enjouement d'Horace. Ce n'est point cette austérité qui appelle, comme dans Boileau. la plaisanterie au secours d'une raison sévère, ni Cette dureté misanthropique de La Bruyère et de Pascal, qui, portant le flambeau dans l'abîme du cœur humain, jette une lueur effrayante sur ses tristes profondeurs. Le mal qu'il peint, il le rencontre les autres l'ont cherché. Pour eux, uos ridicules sont des ennemis dont ils se vengent: pour La Fontaine, ce sont des passants incommodes dont il songe à se garantir; il rit et ne hait point (1). Censeur assez indulgent de nos foibles l'avarice est de tous nos travers celui qui

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liidet et odit. JUVENAL

paroît le plus révolter son bon sens naturel. Mais s'il n'éprouve et n'inspire point

Ces baines vigoureuses Que doit donner le vice aux âmes vertueuses, au moins préserve-t-il ses lecteurs du poison de la misanthropie, effet ordinaire de ces haines. L'ame, après la lecture de ses ouvrages, calme, reposée, et, pour ainsi dire, rafraîchie comme au retour d'une promenade solitaire et champêtre, trouve en soi-même une compassion douce pour l'humanité, une résignation tranquille à la Providence, à la nécessité, aux lois de l'ordre établi; enfin l'heureuse disposition de supporter patiem ment les défauts d'autrui, et même les siens; leçon qui n'est peut-être pas une des moindres que puisse donner la philosophie.

Ici, messieurs, je réclame pour La Fontaine l'indulgence dont il a fait l'ame de sa morale; et déjà l'auteur des fables a sans doute obtenu la grâce de l'auteur des contes: grâce que ses derniers moments ont encore mieux sollicitée. Je le vois, dans son repentir, imitant en quelque sorte ce héros dont il fut estimé (1), qu'un peintre ingénieux nous représente déchirant de son histoire le récit des exploits que sa vertu condamnoit; et si le zèle d'une pieuse sévérité reprochoit encore à La Fontaine une erreur qu'il a pleurée lui-même, j'observerois qu'elle prit sa source daus l'extrême simplicité de son caractère ; car c'est lui qui, plus que Boileau,

Fit, sans être malin, ses plus grandes malices;
BOILEAU.

je remarquerois que les écrits de ce genre ne pas sèrent long-temps que pour des jeux d'esprit, des joyeusetés folâtres, comme le dit Rabelais dans un livre plus licencieux, devenu la lecture favorite, et publiquement avouée, des hommes les plus graves de la nation; j'ajouterois que la reine de Navarre, princesse d'une conduite irréprochable, et même de mœurs austères, publia des contes beaucoup plus libres, sinon par le fond, du moins par la forme, sans que la médisance se permit, même à la cour, de soupçonner sa vertu. Mais, en abandonnant une justification trop dif ficile de nos jours, s'il est vrai que la décence dans les écrits augmente avec la licence des mœurs, bornons-nous à rappeler que La Fontaine donna dans ses contes le modèle de la narration badine; et, puisque je me permets d'anticiper ici sur ce que je dois dire de son style et de son goût, observons qu'il eut sur Pétrone, Machiavel, et Boccace, malgré leur élégance et la pureté de leur langage, cette même supériorité que Boileau, dans sa dissertation sur Joconde, lui donne sur l'Arioste luimême. Et, parmi ses successeurs, qui pourroit-on

(1) Le grand Condé

lui comparer? Seroit-ce ou Vergier, ou Grécourt, qui dans la foiblesse de leur style, négligeant de racheter la liberté du genre par la décence de l'expression, oublient que les Grâces, pour être sans voile, ne sont pourtant pas sans pudeur ? ou Sénecé, estimable pour ne s'être pas traîné sur les traces de La Fontaine en lui demeurant inférieur? ou l'auteur de la Métromanie, dont l'originalité, souvent heureuse, paroît quelquefois trop bizarre? Non, sans doute, et il faut remonter jusqu'au plus grand poète de notre âge; exception glorieuse à La Fontaine lui-même, et pour laquelle il désavoueroit le sentiment qui lui dicta l'un de ses plus jolis vers:

L'or se peut partager, mais non pas la louange. Où existoit avant lui, du moins au même degré, cet art de préparer, de fonder comme sans des sein les incidents; de généraliser des peintures locales; de ménager au lecteur ces surprises qui sont l'ame de la comédie; d'animer ses récits par cette gaieté de style, qui est une nuance du style comique relevée par les grâces d'ane poésie légère qui se montre et disparoît tour-à-tour? Que dirai-je de cet art charmant de s'entretenir avec son lecteur, de se jouer de son sujet, de changer ses défauts en beautés, de plaisanter sur les objections, sur les invraisemblances; talent d'un esprit supé rieur à ses ouvrages, et sans lequel on demeure trop souvent au-dessous ? Telle est la portion de sa gloire que La Fontaine vouloit sacrifier ; et j'aurois essayé moi-même d'en dérober le souvenir à mes juges, s'ils n'admiroient en hommes de goût ce qu'ils réprouvent par des motifs respectables, et si je n'étois forcé d'associer ses contes à ses apologues, en m'arrêtant sur le style de cet immortel écrivain.

SECONDE PARTIE.

Si jamais on a senti à quelle hauteur le mérite du style et l'art de la composition pouvoient élever un écrivain, c'est par l'exemple de La Fontaine. Il règne dans la littérature une sorte de convention qui assigne les rangs d'après la distance reconnue entre les différents genres, peu près comme l'ordre civil marque les places dans la société d'après la différence des conditions; et quoi. que la considération d'un mérite supérieur puisse faire déroger à cette loi, quoiqu'un écrivain parfait dans un genre subalterne soit souvent préféré à d'autres écrivains d'un genre plus élevé, et qu'on néglige Stace pour Tibulle, ce même Tibulle n'est point mis à côté de Virgile, La Fontaine seul, environné d'écrivains dont les ouvrages présentent l'inventout ce qui peut réveiller l'idée de génie, tion, la combinaison des plans, la force et la noblesse du style; La Fontaine paroît avec des ouvrages de peu d'étendue, dont le fond est rarement

à lui, et dont le style est ordinairement familier; le bonhomme se place parmi tous ces grands écrivains, comme l'avoit prévu Molière, et conserve au milieu d'eux le surnom d'inimitable. C'est une révolution qu'il a opérée dans les idées reçues, et qui n'aura peut-être d'effet que pour lui; mais elle prouve au moins que, quelles que soient les conventions littéraires qui distribuent les rangs, le génie garde une place distinguée à quiconque viendra, dans quelque geure que ce puisse être, instruire et enchanter les hommes. Qu'importe en effet de quel ordre soient les ouvrages, quand ils offrent des beautés du premier ordre? D'autres auront atteint la perfection de leur genre, le fabuliste aura élevé le sien jusqu'à lui.

Le style de La Fontaine est peut être ce que l'histoire littéraire de tous les siècles offre de plus étonnant. C'est à lui seul qu'il étoit réservé de faire admirer, dans la brièveté d'un apologue, l'accord des nuances les plus tranchantes, et l'harmonie des couleurs les plus opposées. Souvent une seule fable réunit la naïveté de Marot, le badinage et l'esprit de Voiture. des traits de la plus haute poésie, et plusieurs de ces vers que la force du sens grave à jamais dans la mémoire. Nul auteur n'a mieux possédé cette souplesse de l'ame et de l'imagination qui suit tous les mouvements de son sujet. Le plus familier des écrivains devient tout à coup et naturellement le traducteur de Virgile ou de Lucrèce ; et les objets de la vie commune sont relevés chez lui par ces tours nobles et cet heureux choix d'expressions qui les rendent dignes du poème épique. Tel est l'artifice de son style, que toutes ces beautés semblent se placer d'elles-mêmes dans sa narration, sans interrompre ni retarder sa marche. Souvent même la description la plus riche, la plus brillante, y devient nécessaire, et ne paroît, comme dans la fable du Chêne et du Roseau, dans celle du Soleil et de Borée, que l'exposé même du fait qu'il raconte. Ici, messieurs, le poète des Grâces m'arrête et m'interdit en leur nom les détails de la sécheresse de l'analyse. Si l'on a dit de Montaigne qu'il faut le montrer et non le peindre, le transcrire et non le décrire, ce jugement n'est-il pas plus applicable à La Fontaine ? Et combien de fois en effet n'a-t-il pas été transcrit? Mes juges me pardonneroient-ils d'offrir à leur admiration cette foule de traits présents au souvenir de tous ses lecteurs, et répétés dans tous ces livres consacrés à notre éducation, comme le livre qui les a fait naître? Je suppose en effet que mes rivaux relèvent: l'un l'heureuse alliance de ses expressions, la bardiesse et la nouveauté de ses figures d'autant plus étonnantes qu'elles paroissent plus simples; que l'autre fasse valoir ce charme continu du style qui réveille une foule de sentiments, embellit de couleurs si riches et si variées tous les contrastes que lui présente son sujet, m'intéresse

à des bourgeons gâtés par un écolier, m'attendrit sur le sort de l'aigle qui vient de perdre

Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance; qu'un troisième vous vante l'agrément et le sel de sa plaisanterie qui rapproche si naturellement les grands et les petits objets, voit tour-à-tour, dans un renard, Patrocle, Ajax, Annibal; Alexand re dans un chat; rappelle, dans le combat de deux coqs pour une poule, la guerre de Troie pour Hélène met de niveau Pyrrhus et la laitière ; se représente dans la querelle de deux chèvres qui se disputent le pas, fières de leur généalogie si poétique et si plaisante, Philippe IV et Louis XIV s'avançant dans l'ile de la Conférence : que prou. veront-ils ceux qui vous offriront tous ces traits, sinon que des remarques devenues communes peuvent être plus ou moins heureusement rajeunies par le mérite de l'expression? Et, d'ailleurs, comment peindre un poète qui souvent semble s'abandonner comme dans une conversation facile; qui, citant Ulysse à propos des voyages d'une tortue, s'étonne lui-même de le trouver là; dont les beautés paroissent quelquefois une heureuse rencontre, et possèdent ainsi, pour me servir d'un mot qu'il aimoit, la grâce de la soudaineté ; qui s'est fait une langue et une poétique particulières; dont le tour est naif quand sa pensée est ingénieuse, l'expression simple quand son idée est forte; relevant ses graces naturelles par cet attrait piquant qui leur prête ce que la physionomie ajoute à la beauté; qui se joue sans cesse de son art; qui, à propos de la tardive maternité d'une alouette, me peint les délices du printemps, les plaisirs, les amours de tous les êtres, et met l'enchantement de la nature en contraste avec le veuvage d'un oiseau ?

Pour moi, sans insister sur ces beautés differentes, je me contenterai d'indiquer les sources principales d'où le poète les a vues naître ; je remarquerai que son caractère distinctif est cette étonnante aptitude à se rendre présent à l'action qu'il nous montre; à donner à chacun de ses personnages un caractère particulier dont l'unité se conserve dans la variété de ses fables, et le fait reconnoître partout. Mais une autre source de beautés bien supérieures, c'est cet art de savoir, en paroissant vous occuper de bagatelles, vous placer d'un mot dans un grand ordre de choses. Quand le loup, par exemple, accusant, auprès du lion malade, l'indifférence du renard sur une santé si précieuse,

Daube, au coucher du roi, son camarade absent,

suis-je dans l'antre du lion ? suis-je à la cour? Combien de fois l'auteur ne fait-il pas naître du fond de ses sujets, si frivoles en apparence, des détails qui se lient comme d'eux-mêmes aux objets les plus importants de la morale, et aux plus grands

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