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i en exclut les hommes et les plantes. Cette règle est moins de nécessité que de bienséance, puisque ni Ésope, ni Phedre, ni aucun des fabulistes ne l'a gardée tout au contraire de la moralité, dont aucun ne se dispense. Que s'il m'est arrivé de le faire, ce n'a été que dans les endroits où elle n'a pu entrer avec grâce, et où il est aisé au lecteur de la suppléer. On ne considère en France que ce qui plaît: c'est la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule. Je n'ai done pas cru que ce fût un crime de passer par-dessus les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvois les mettre en usage sans leur faire tort. Du temps d'Ésope, la fable étoit contée simplement : la moralité séparée et toujours ensuite. Phèdre est venu, qui ne s'est pas assujetti à cet ordre : il embellit la narration, et transporte quelquefois la moralité de la fin au commencement. Quand il seroit nécessaire de lui trouver place, je ne manque à ce précepte que pour en observer un qui n'est pas moins important: c'est Horace qui nous le donne. Cet auteur ne veut pas qu'un écrivain s'opiniâtre contre l'incapacité de son esprit, ni contre celle de sa matière. Jamais, à ce qu'il prétend, un homme qui veut réussir n'en vient jusque là; il abandonne les choses dont il voit bien qu'il ne sauroit rien faire de bon:

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Il ne reste plus qu'à parler de la vie d'Ésope. Je ne vois presque personne qui ne tienne pour fabuleuse celle que Planude nous a laissée On s'imagine que cet auteur a voulu donner à sou héros un caractère et des aventures qui répondi-sent à ses fables. Cela m'a paru d'abord spécieux; mais j'ai trouvé à la fin peu de certitude en cette critique. Elle est en partie fondée sur ce qui se passe entre Xantus et Ésope on y trouve trop de niaiseries. Eh! qui est le sage à qui de pareilles choses n'arrivent point? Toute la vie de Socrate n'a pas été sérieuse. Ce qui me confirme en mon sentiment, c'est que le caractère que Planude donne à Ésope est semblable à celui que Plutarque lui a donné dans son Banquet des sept Sages, c'est-à-dire d'un homme subtil, et qui ne laisse rien passer. On me dira que le Banquet des sept Sages est aussi une invention. Il est aisé de douter de tout: quant à moi, je ne vois pas bien pourquoi Plutarque auroit voulu imposer à la postérité dans ce traité-là, lui qui fait profession d'être véritable partout ailleurs, et de conserver à chacun son caractère. Quand cela seroit, je ne saurois que mentir sur la foi d'autrui : me croirat-on moins que si je m'arrête à la mienne? Car ce que je puis est de composer un tissu de mes conjectures, lequel j'intitulerai Vie d'Ésope. Quelque vraisemblable que je le rende, on ne s'y assurera pas; et, fable pour fable, le lecteur préférera toujours celle de Planude à la mienne.

Nous n'avons rien d'assuré touchant la naissance d'Homère et d'Esope : à peine même sait-on ce qui leur est arrivé de plus remarquable. C'est de quoi il y a lieu de s'étonner, vu que l'histoire ne rejette pas des choses moins agréables et moins nécessaires que celles-là. Tant de destructeurs de nations, tant de princes sans mérite, ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu'aux moindres particularités de leur vie; et nous ignorons les plus importantes de celles d'Ésope et d'Homère, c'est-à-dire des deux personnages qui ont le mieux mérité des siècles suivants. Car Homère n'est pas seulement le père des dieux, c'est aussi celui des bons poètes. Quant à Esope, il me semble qu'on le devoit mettre au nombre des sages dont la Grèce s'est tant vantée, lui qui enseignoit la véritable sagesse, et qui l'enseignoit avec bien plus d'art que ceux qui en donnent des définitions et des regles. On a véritablement recueilli les vies de ces deux grands hommes; mais la plupart des savants les tiennent toutes deux fabuleuses, particulièrement celle que Planude a écrite. Pour moi, je n'ai pas voulu m'engager dans cette critique. Comme Planude vivoit dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Esope ne devoit pas être encore éteinte, j'ai cru qu'il savoit par tradition ce qu'il a laissé. Dans cette croyance, je l'ai suivi, sans retrancher de ce qu'il a dit d'Esope que ce qui m'a semblé trop puéril, ou qui s'écartoit en quelque façon de la bienséance.

Esope étoit Phrygien, d'un bourg appelé Amorium. Il naquit vers la cinquante-septième olympiade, quelque deux cents ans après la fondation de Rome. On ne sauroit dire s'il eut sujet de remercier la nature, ou bien de se plaindre d'elle; car, en le douant d'un très bel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine figure d'homme, jusqu'à lui refuser presque entièrement l'usage de la parole. Avec ces défauts, quand il n'auroit pas été de condition à être esclave, il ne pouvoit manquer de le devenir. Au reste, son ame se maintint toujours libre et indépendante de la fortune.

Le premier maître qu'il eut l'envoya aux champs labourer la terre, soit qu'il le jugeât incapable de toute autre chose, soit pour s'oter de devant les yeux un objet si désagréable. Or il arriva que ce maître étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des figues: il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre à son sommelier, appelé Agathopus, de les lui apporter au sortir du bain. Le hasard voulut qu'Esope eût affaire dans le logis. Aussitôt qu'il y fut entré, Agathopus se servit de l'occasion, et mangea les figues avec quelques-uns de ses cama. rades puis ils rejetérent cette friponnerie sur Esope, ne croyant pas qu'il se pût jamais justifier, tant il étoit bègue et paroissoit idiot! Les châtiments dout les anciens usoient envers leurs esclaves étoient fort cruels, et cette faute très punissable. Le pauvre Esope se jeta aux pieds de son maître; et, se faisant entendre du mieux qu'il

put, il témoigna qu'il demandoit pour toute grâce qu'on sursit de quelques moments sa punition. Cette grâce lui ayant été accordée, il alla quérir de l'eau tiède, la but en présence de son seigneur, se mit les doigts dans la bouche, et ce qui s'ensuit, sans rendre autre chose que cette eau seule. Après s'être ainsi justifié, il fit signe qu'on obligeât les autres d'en faire autant. Chacun demeura surpris on n'auroit pas cru qu'une telle invention pût partir d'Esope. Agathopus et ses camarades ne parurent point étonnés. Ils burent de l'eau comme le Phrygien avoit fait, et se mirent les doigts dans la bouche; mais ils se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L'eau ne laissa pas d'agir, et de mettre en évidence les figues toutes crues epcore et toutes vermeilles. Par ce moyen Esope se garantit ses accusateurs furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour

leur méchanceté.

Le lendemain, après que leur maître fut parti, et Esope étant à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés (aucuns disent que c'étoient des prêtres de Diane) le prièrent, au nom de Jupiter hospitalier, qu'il leur enseignât le chemin qui conduisoit à la ville. Esope les obligea premièrement de se reposer à l'ombre; puis leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et ne les quitta qu'après qu'il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense. A peine Esope les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s'endormir. Pendant son sommeil, il s'imagina que la Fortune étoit debout devant lui, qui lui delioit la langue, et par même moyen lui faisoit présent de cet art dont on peut dire qu'il est l'auteur. Réjoui de cette aventure, il s'éveilla en sursaut; et en s'éveillant: Qu'est ceci? dit-il: ma voix est devenue libre; je prononce bien un rateau, une charrue, tout ce que je veux. Cette merveille fut cause qu'il changea de maître. Car, comme un certain Zenas, qui étoit là en qualité d'économe et qui avoit l'œil sur les esclaves, en eut battu un outrageusement pour une faute qui ne le méritoit pas, Esope ne put s'empêcher de le reprendre, et le menaça que ses mauvais traitements seroient sus. Zénas, pour le prévenir et pour se venger de lui, alla dire au maître qu'il étoit arrivé un prodige dans sa maison, que le Phrygien avoit recouvré la parole, mais que le méchant ne s'en servoit qu'à blasphe mer et à médire de leur seigneur. Le maître le erut, et passa bien plus avant; car il lui donna Esope, avec liberté d'en faire ce qu'il voudroit. Zénas, de retour aux champs, un marchand l'alla trouver, et lui demanda si pour de l'argent il le vouloit accommoder de quelque bête de somme. Non pas cela, dit Zénas; je n'en ai pas le pouvoir : mais je te vendrai, si tu veux, un de nos esclaves. Là-dessus, ayant fait venir Esope, le marchand dit: Est-ce afin de te moquer que tu me proposes l'achat de ce personnage? On le prendroit pour

une outre. Dès que le marchand eut ainsi parlé, il prit congé d'eux, partie murmurant, partie riant de ce bel objet. Esope le rappela, et lui dit: Achète-moi hardiment; je ne te serai pas inutile. Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchants, ma mine les fera taire : on les menacera de moi comme de la bête. Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien trois oboles, et dit en riant: Les dieux soient loués! je n'ai paş fait grande acquisition, à la verité; aussi n'ai - je pas déboursé grand argent.

Entre autres deurées, ce marchand trafiquoit d'esclaves si bieu qu'allant à Ephèse pour se défaire de ceux qu'il avoit, ce que chacun d'eux devoit porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi et selon leurs forces. Esope pria que l'on eût égard à sa taille; qu'il étoit nouveau venu, et devoit être traité doucement. Tu ne porteras rien, si tu veux, lui repartirent ses camarades. Ésope se piqua d'honneur, et vou lut avoir sa charge comme les autres. On le laissa done choisir. Il prit le panier au pain: c'étoit le fardeau le plus pesant. Chacun crut qu'il l'avoit fait par bêtise: mais dès la dinée le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d'autant; ainsi le soir, et de même le lendemain de façon qu'au bout de deux jours il marchoit à vide. Le bon sens et le raisonnement du personnage furent admi

rés.

Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve d'un grammairien, d'un chantre, et d'Esope, lesquels il alla exposer en vente à Samos. Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu'il put, comme chacun farde sa marchandise: Esope, au contraire, ne fut vêtu que d'un sac, et placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre. Quelques acheteurs se présenterent, entre autres un philosophe appelé Xantus. Il demanda au grammairien et au chantre ce qu'ils savoient faire. Tout, reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien: on peut s'imaginer de quel air. Planude rapporte qu'il s'en fallut peu qu'on ne prît la fuite, tant il tit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles, son grammairien trois mille; et, en cas que l'on achetât l'un des deux, il devoit donner Esope par-dessus le marché. La cherté du grammairien et du chantre dégoûta Xantus. Mais, pour ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplète, ses disciples lui conseillèrent d'acheter ce petit bout d'homme qui avoit ri de si bonne grâce on en feroit un épouvantail; il divertiroit les gens par sa mine. Xantus se laissa persuader, et fit prix d'Esope à soixante oboles. Il lui demanda, devant que de l'acheter, à quoi il Jui sera propre, comme il l'avoit demandé à ses camarades. Esope répondit: A rien, puisque les deux autres avoient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le sou pour livre, et lui en donnèrent quittance sans rien payer.

Xantus avoit une femme de goût assez délicat, et à qui toutes sortes de gens ne plaisoient pas : si bien que de lui aller présenter sérieusement son nouvel esclave, il n'y avoit pas d'apparence, à moins qu'il ne la voulût mettre en colère et se faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d'en faire un sujet de plaisanterie, et alla dire au logis qu'il venoit d'acheter un jeune esclave le plus beau du monde et le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui servoient sa femme se pensé.

rent battre à qui l'auroit pour son serviteur; mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L'une se mit la main devant les yeux: l'autre s'enfuit; l'autre fit un cri. La maîtresse du logis dit que c'étoit pour la chasser qu'on lui amenoit un tel monstre ; qu'il y avoit long-temps que le philosophe se lassoit d'elle. De parole en parole, le différend s'échauffa jusqu'à tel point, que la femme demanda son bien et voulut se retirer chez ses parents. Xantus fit tant par sa patience, et Esope par son esprit, que les choses s'accom moderent. On ne parla plus de s'en aller; el peut être que l'accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave.

Je laisserai beaucoup de petites choses où il fit paroître la vivacité de sou esprit; car, quoiqu'on puisse juger par là de son caractère, elles sont de trop peu de conséquence pour en informer la pos térité. Voici seulement un échantillon de son bon sens et de l'ignorance de son maître : Celui-ci alla chez un jardinier se choisir lui-même une salade. Les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui satisfaire l'esprit sur une difficulté qui regardoit la philosophie aussi bien que le jardinage; c'est que les herbes qu'il plantoit et qu'il cultivoit avec un grand soin ne profitoient point, tout au contraire de celles que la terre produisoit d'elle même sans culture ni amendement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a coutume de faire quand on est court. Esope se mit à rire; et, ayant tire son maître à part, il lui conseilla de dire à ce jardinier qu'il lui avoit fait une réponse ainsi générale, parce que la question n'étoit pas digne de lui; il le laissoit donc avec son garçon, qui assurément le satisferoit. Xantus s'étant allé promener d'un autre côté du jardin, Esope compara la terre à une femme qui, ayant des enfants d'un premier mari, en épouseroit un second qui auroit aussi des enfants d'une autre femme nouvelle épouse ne manqueroit pas de concevoir de l'aversion pour ceux-ci, et leur ôteroit la nourriture afin que les siens en profitassent. Il en étoit ainsi de la terre, qui n'adoptoit qu'avec peine les productions du travail et de la culture, et qui réservoit toute sa tendresse et tous ses bienfaits pour les siennes seules: elle étoit marâtre des unes, et mère passionnée des autres. Le jardinier parut si content de cette raison, qu'il offrit à Esope tout ce qui étoit dans son jardin.

sa

11 arriva quelque temps après un grand diffé rend entre le philosophe et sa femme. Le philosophe, étant de festin, mit à part quelques friandises, et dit à Ésope: Va porter ceci à ma bonne amie. Ésope l'alla donner à une petite chienne qui étoit les délices de son maître. Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de son présent, et si on l'avoit trouvé bon. Sa femme ne comprenoit rien à ce langage; on fit venir Esope pour l'éclaircir. Xantus, qui ne cherchoit qu'un prétexte pour le faire battre, lui demanda s'il ne lui avoit pas dit expressément : Va-t-en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. Ésope répondit làdessus que la bonne amie n'étoit pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçoit de faire un divorce; c'étoit la chienne, qui enduroit tout, et qui revenoit faire caresses après qu'on l'avoit battue. Le philosophe demeura court; mais sa femme entra dans une telle colère qu'elle se retira d'avec lui. Il n'y eut parent ni ami par qui

Xantus ne lui fit parler, sans que les raisons ni les prières y gagnassent rien. Esope s'avisa d'un stratagème. Il acheta force gibier, comme pour une noce considérable, et fit tant qu'il fut rencontré par un des domestiques de sa maîtresse. Celui-ci lui demanda pourquoi tant d'apprêts. Esope lui dit que son maître, ne pouvant obliger sa femme de revenir, en alloit épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle retourna chez son mari, par esprit de contradiction ou par jalousie. Ce ne fut pas sans la garder bonne à Esope, qui tous les jours faisoit de nouvelles pièces à son maître, et tous les jours se sauvoit du châtiment par quelque trait de subtilité. Il n'étoit pas possible au philosophe de le confondre.

Un certain jour de marché, Xantus, qui avoit dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d'acheter ce qu'il y auroit de meilleur, et rien autre chose. Je t'apprendrai, dit en soimême le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans l'en remettre à la discrétion d'un esclave. Il n'acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toute les sauces: l'entrée, le second, l'entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louérent d'abord le choix de ce mets; à la fin ils s'en dégoûtèrent. Ne t'ai-je pas commandé, dit Xantus, d'acheter ce qu'il y auroit de meilleur; Eh! qu'y a-t-il de meilleur que la langue? reprit Esope. C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison par elle on båtit les villes et on les police; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées, on s'acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien! dit Xantus (qui prétendoit l'attraper, achète-moi demain ce qui est de pire: ces mêmes personnes viendront chez moi, et je veux diversifier.

Le lendemain, Esope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde. C'est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu'elle est l'organe de la vérité, c'est aussi celui de l'erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on dé truit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d'un côté elle loue les dieux, de l'autre, elle profère des blasphèmes contre leur puissance. Quelqu'un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui étoit fort nécessaire; car il savoit le mieux du monde exercer la patience d'un philosophe. De quoi vous mettez-vous en peine? réprit Esope. Eh! trouve-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de

rien.

Esope alla le lendemain sur la place; et, voyant un paysan qui regardoit toutes choses avec la froideur et l'indifference d'une statue, il amena ce paysan au logis. Voilà, dit-il à Xantus, l'homme sans souci que vous demandez. Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l'eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire, quoiqu'il sût fort bien qu'il ne méritoit pas cet honneur; mais il disoit en lui-même : C'est peut-être la coutume d'en user ainsi. On le fit asseoir au haut bout; il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blâmer son cuisinier; rien ne lui plaisoit : ce qui étoit doux, il le trouvoit trop sale;

et ce qui étoit trop salé, il le trouvoit trop doux. L'homme sans souci le laissoit dire, et mangeoit de toutes ses dents. Au dessert, on mit sur la table un gâteau que la femme du philosophe avoit fait: Xantus le trouva mauvais, quoiqu'il fût très bon. Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j'aie jamais mangée; il faut brûler l'ouvrière, car elle ne fera de sa vie rien qui vaille ; qu'on apporte des fagots. Attendez, dit le paysan, je m'en vais quérir ma femme: on ne fera qu'un bücher pour toutes les deux. Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l'espérance de jamais attraper le Phrygien.

Or, ce n'étoit pas seulement avec son maitre qu'Esope trouvoit occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l'avoit envoyé en certain endroit: il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il alloit. Soit qu'Esope fût dis trait, ou pour une autre raison, il répondit qu'il n'en savoit rien. Le magistrat, tenant à mépris et irrévérence cette réponse, le fit mener en pri son. Comme les huissiers le conduisoient: Ne voyez-vous pas, dit-il, que j'ai très bien ré pondu? Savois-je qu'on me feroit aller où je vais? Le magistrat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d'avoir un esclave si plein d'esprit.

Xantus, de sa part, voyoit par là de quelle importance il lui étoit de ne point affranchir Esope, et combien la possession d'un tel esclave lui faisoit d'honneur. Meme un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Esope, qui les ser voit, vit que les fumées leur échauffoient déjà la cervelle, aussi-bien au maître qu'aux écoliers. La débauche de vin, leur dit il, a trois degrés'. le premier, de volupté ; le second, d'ivrognerie; Je troisième, de fureur. On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s'en donna jusqu'à perdre la raison, et à se vanter qu'il boiroit la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu'il avoit dit, gagea sa maison qu'il boiroit la mer tout entière; et, pour assurance de la gageure, il déposa l'anneau qu'il avoit au doigt.

Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrêmement surpris de ne plus retrouver son anneau, lequel il tenoit fort cher. Esope lui dit qu'il étoit perdu, et que sa maison l'étoit aussi par la gageure qu'il avoit faite. Voilà le philosophe bien alarmé: il pria Esope de lui enseigner une défaite. Esope s'avisa

de celle ci.

Quand le jour que l'on avoit pris pour l'exécu tion de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la bonte du philosophe. Celui de ses disciples qui avoit gagé contre lui triomphoit déjà. Xantus dit à l'assemblée: Messieurs, j'ai gagé vé ritablement que je boirois toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans : c'est pourquoi, que celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. Chacun admira l'expédient que Xantus avoit trouvé pour sortir à son honneur d'un si mauvais pas. Le disciple confessa qu'il étoit vaincu, et demanda pardon à son maître. Xantus fut reconduit jusqu'en son logis avec ac clamation.

Pour récompense, Esope lui demanda la liberté. Xanins la lui refusa, et dit que le temps de l'affranchir n'étoit pas encore venu; si toutefois

les dieux l'ordonnoient ainsi, il y consentoit: partant, qu'il prit garde au premier présage qu'il auroit étant sorti du logis, s'il étoit heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa vue, la liberté lui seroit donnée; s'il n'en voyoit qu'une, qu'il ne se lassât point d'être esclave. Esope sortit aussitôt. Son maître étoit logé à l'écart, et apparemment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu'il aperçut deux corneilles qui s'abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir lui-même s'il disoit vrai. Tandis que Xantus venoit, l'une des corneilles s'envola. Me tromperas tu toujours? dit-il à Esope : qu'on lui donne les étrivières. L'ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Esope, on vint inviter Xantus à un repas ; il promit qu'il s'y trouveroit. Hélas! s'écria Esope, les présages sont bien men. teurs moi, qui ai vu deux corneilles, je suis battu; mon maître, qui n'en a vu qu'une, est prié de noces. Ce mot plut tellement à Xantus, qu'il commanda qu'on cessât de fouetter Esope; mais, quant à la liberté, il ne se pouvoit résoudre à la lui donner, encore qu'il la lui promit en diverses occasions.

Un jour ils se promenoient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu'on y avoit mises. Xantus en aperçut une qu'il ne put entendre, quoiqu'il demeurât long-temps à en chercher l'explication. Elle étoit composée des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénument que cela passoit son esprit. Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, lui dit Esope、 quelle récompense aurai-je? Xantus lui promit la liberté et la moitié du trésor. Elles signifient, poursuivit Esope, qu'à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un. En effet, ils le trouvé rent après avoir creusé quelque peu dans la terre. Le philosophe fat sommé de tenir parole; mais il reculoit toujours. Les dieux me gardent de t'af franchir, dit-il à Ésope, que tu ne m'aies donné avant cela l'intelligence de ces lettres! ce me sera un autre trésor plus précieux que celui lequel nous avons trouvé. On les a ici gravées, poursui vit Esope, comme étant les premières lettres de ces mots APOBAS BÈMATA, etc.; c'est-à-dire : a Si vous reculez quatre pas, et que vous creu» siez, vous trouverez un trésor. Puisque tu es si subtil, repartit Xantus, j'aurois tort de me défaire de toi: n'espère donc pas que je t'affranchisse. Et moi, répliqua Esope, je vous dénoncerai au roi Denys; car c'est à lui que le trésor appartient, et ces mêmes lettres commencent d'autres mots qui le signifient. Le philosophe intimidé, dit au Phrygien qu'il prît sa part de l'argent, et qu'il n'en dit mot; de quoi Esope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choisies de telle manière qu'elles enfermoient un triple sens, et signifioient encore: «En vous en allant,

Vous partagerez le trésor que vous aurez rencon» tré. Dés qu'il fut de retour, Xantus commanda qu'on enfermât le Phrygien, et que l'on lui mit les fers aux pieds, de crainte qu'il n'allât publier cette aventure. Hélas! s'écria Esope, est-ce ainsi que les philosophes s'acquittent de leurs promesses? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m'affranchissiez malgré vous.

Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens. Un aigle enleva l'anneau public (c'étoit apparemment quel

que sceau que l'on apposoit aux délibérations du conseil), et le fit tomber au sein d'un esclave. Le philosophe fut consulté là-dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers de la république. Il demanda temps,, et eut recours à son oracle ordinaire: c'étoit Esope. Celui-ci lui conseilla de le produire en public, parce que, s'il rencontroit bien, l'honneur en seroit toujours à son maître; sinon, il n'y auroit que l'esclave de blamé. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la tribune aux harangues. Dès qu'on le vit, chacun s'éclata de rire personne ne s'imagina qu'il pût rien partir de raisonnable d'un homme fait de cette manière. Esope leur dit qu'il ne falloit pas considérer la forme du vase, mais la liqueur qui y étoit enfermée. Les Samiens lui crierent qu'il dit done sans crainte ce qu'il jugeoit de ce prodige. Esope s'en excusa sur ce qu'il n'osoit le faire. La Fortune, disoit-il, avoit mis un débat de gloire entre le maître et l'esclave: si l'esclave disoit mal, il seroit battu; s'il disoit mieux que le maître, il seroit battu encore. Aussitôt on pressa Xantus de l'affranchir. Le philosophe résista longtemps. A la fin le prévôt de ville le menaça de le faire de son office, et en vertu du pouvoir qu'il en avoit comme magistrat; de façon que le phi losophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Esope dit que les Samiens étoient menacés de servitude par ce prodige; et que l'aigle enlevant leur sceau ne signitioit autre chose qu'un roi puissant qui vouloit les assujettir.

Peu de temps après, Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos qu'ils eussent à se rendre ses tributaires; sinon, qu'il les y forceroit par les armes. La plupart étoient d'avis qu'on lui obéit. Esope leur dit que la Fortune présentoit deux chemins aux hommes: l'un, de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la suite très agréable; l'autre, d'esclavage, dont les commencements étoient plus aisés, mais la suite laborieuse. C'étoit conseiller assez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyèrent l'ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction.

Crésus se mit en état de les attaquer. L'ambas sadeur lui dit que, tant qu'ils auroient Esope avec eux, il auroit peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu'ils avoient au bon sens du personnage. Crésus le leur envoya demander, avec promesse de leur laisser la liberté s'ils le lui li vroient. Les principaux de la ville trouvèrent ces conditions avantageuses, et ne crurent pas que leur repos leur coûtât trop cher quand ils l'achèteroient aux dépens d'Esope. Le Phrygien leur fit changer de sentiment en leur contant que les loups et les brebis ayant fait un traité de paix, celles-ei donnèrent leurs chiens pour ôtages Quand elles n'eurent plus de défenseurs, les loups les étranglèrent avec moins de peine qu'ils ne faisoient. Cet apologue fit son effet : les Samiens prirent une délibération toute contraire à celle qu'ils avoient prise. Esope voulut toutefois aller vers Crésus, et dit qu'il les serviroit plus utilement étant près du roi, que s'il demeuroit à Samos.

Quand Crésus le vit, il s'étonna qu'une si ché tive creature lui eût été un si grand obstacle. Quoi! voilà celui qui fait qu'on s'oppose à mes volontés! s'écria-t-il. Esope se prosterna à ses pieds. Un homme prenoit des sauterelles, dit-il; une cigale lui tomba aussi sous la main. Il s'en

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