Page images
PDF
EPUB

intérêts de la société! Ce n'est pas une plaisanterie d'affirmer que la dispute du lapin et de la belette qui s'est emparé d'un terrier dans l'absence du maître, l'une faisant valoir la raison du premier occupant et se moquant des prétendus droits de Jean Lapin, l'autre réclamant les droits de succession transmis au susdit Jean par Pierre et Simon ses aïeux, nous offre précisément le résultat de tant de gros ouvrages sur la propriété. Et La Fontaine faisant dire à la belette,

Et quand ce seroit un royaume ? disant lui-même ailleurs,

Mon sujet est petit, cet accessoire est grand, ne me force-t-il point d'admirer avec quelle adresse il me montre les applications générales de son sujet dans le badinage même de son style ?Voilà saus doute un de ses secrets; voilà ce qui rend sa lee. ture si attachante, même pour les esprits les plus élevés: c'est qu'à propos du dernier insecte, il se trouve, plus naturellement qu'on ne croit, près d'une grande idée, et qu'en effet il touche au su blime en parlant de la fourmi. Et craindrois-je d'être égaré par mon admiration pour La Fontaine, si j'osois dire que le systéme abstrait, tout est bien, paroît peut-être plus vraisemblable, et surtout plus clair, après le discours de Garo dans la fable de la Citrouille et du Gland, qu'après la lecture de Leibnitz et de Pope lui-même ?

S'il sait quelquefois simplifier ainsi les questions les plus compliquées, avec quelle facilité la morale ordinaire doit elle se placer dans ses écrits ! Elle y nait sans effort, comme elle s'y montre sans faste: car La Fontaine ne se donne point pour un philosophe : il semble même avoir craint de le paroître. C'est en effet ce qu'un poète doit le plus dissimuler, c'est, pour ainsi dire, son secret ; et il ne doit le laisser surprendre qu'à ses lecteurs les plus assidus et admis à sa confiance intime. Aussi La Fontaine ne veut-il être qu'un homme, et même un homme ordinaire. Peint-il les charmes de la beauté,

Un philosophe, un marbre, une statue,
Auroient senti comme nous ces plaisirs.

C'est surtout quand il vient de reprendre quelques-uns de nos travers qu'il se plaît à faire cause commune avec nous, et à devenir le disciple des animaux qu'il a fait parler. Veut il faire la satire d'un vice, il raconte simplement ce que ce vice fait faire au personnage qui en est atteint ; et voilà la satire faite. C'est du dialogue, c'est des actions, c'est des passious des animaux que sortent les leçons qu'il nous donne. Nous en adresse-t-il directement, c'est la raison qui parle avec une dignité modeste et tranquille. Cette bonté naïve qui jette tant d'intérêt sur la plupart de ses ouvrages, le ramène sans cesse au genre d'une poé

sie simple qui adoucit l'éclat d'une grande idée, la fait descendre jusqu'au vulgaire par la fami liarité de l'expression, et rend la sagesse plus persuasive en la rendant plus accessible. Pénétré luimême de tout ce qu'il dit, sa bonne foi devient son éloquence, et produit cette vérité de style qui communique tous les mouvements de l'écrivain. Son sujet le conduit à répandre la plénitude de ses pensées, comme il épanche l'abondance de ses sentiments, dans cette fable charmante où la peinture du bonheur de deux pigeons attendrit par degrés son ame, lui rappelle les souvenirs les plus chers, et lui inspire le regret des illusions qu'il a perdues. Je n'ignore pas qu'un préjugé vulgaire croit ajouter à la gloire du fabuliste en le représentaut comme un poète qui, dominé par un instinct aveugle et involontaire, fut dispensé par la nature du soin d'ajouter à ses dons, et de qui l'heureuse indolence cueilloit nonchalamment des fleurs qu'il n'avoit point fait naître. Sans doute La Fontaine dut beaucoup à la nature, qui lui prodigua la sensibilité la plus aimable et tous les trésors de l'imagination; sans doute le fablier étoit né pour porter des fables: mais par combien de soins cet arbre si précieux n'avoit - il pas été cultivé! Qu'on se rappelle cette foule de préceptes du goût le plus fin et le plus exquis répandus dans ses préfaces et dans ses ouvrages; qu'on se rappelle ce vers si heureux qu'il met dans la bouche d'Apollon lui-même :

Il me faut du nouveau, n'en fût-il pas au monde, doutera-t-on que La Fontaine ne l'ait cherché, et que la gloire, ainsi que la fortune, ne vende ce qu'on croit qu'elle donne ? Si ses lecteurs, séduits par la facilité de ses vers, refusent d'y reconnoître les soins d'un art attentif, c'est précisément ce qu'il a désiré. Nier son travail, c'est lui en assurer la plus belle recompense. O La Fontaine ! ta gloire en est plus grande : le triomphe de l'art est d'être ainsi méconnu.

Et comment ne pas apercevoir ses progrès et ses études dans la marche même de son esprit ? Je vois cet homme extraordinaire, doué d'un talent qu'à la vérité il ignore lui-même jusqu'à vingt-deux ans, s'enflammer tout à coup à la lec ture d'une ode de Malherbe, comme Malle branche à celle d'un livre de Descartes, et sentir cet enthousiasme d'une ame qui, voyant de plus près la gloire, s'étonne d'etre née pour elle. Mais pourquoi Malherbe opéra-t-il le prodige refusé à la lecture d'Horace et de Virgile ? C'est que La Fontaine les voyoit à une trop grande distance: c'est qu'ils ne lui montroient pas, comme le poète françois, quel usage on pouvoit faire de cette langue qu'il devoit lui-même illustrer un jour. Dans son admiration pour Malherbe, auquel il devoit, si je puis parler ainsi, sa naissance poétique, il le prit d'abord pour son modèle; mais,

bientôt revenu au ton qui lui appartenoit, il s'aperçut qu'une naïveté fine et piquante étoit le vrai caractère de son esprit caractère qu'il cultiva par la lecture de Rabelais, de Marot, et de quelques-uns de leurs contemporains. Il parut ainsi faire rétrograder la langue, quand les Bossuet, les Racine, les Boileau en avançoient les progrès par l'élévation et la noblesse de leur style: mais elle ne s'enrichissoit pas moins dans les mains de La Fontaine, qui lui rendoit les biens qu'elle avoit laissé perdre, et qui, comme certains curieux, rassemblant avec soin des monnoies antiques, se composoit un véritable trésor. C'est dans notre langue ancienne qu'il puisa ces expressions imitatives ou pittoresques qui présentent sa pensée avec toutes les nuances accessoires; car nul auteur n'a mieux senti le besoin de rendre son ame visible: c'est le terme dont il se sert pour exprimer un des attributs de la poésie. Voilà toute sa poétique, à laquelle il paroît avoir sacrifié tous les préceptes de la poétique ordinaire et de notre versification, dont ses écrits sont un modèle, souvent même parce qu'il en brave les règles. Eh! le goût ne peut-il pas les enfreindre, comme l'équité s'élève au-dessus des lois?

Cependant La Fontaine étoit né poète, et cette partie de ses talents ne pouvoit se développer dans les ouvrages dont il s'étoit occupé jusqu'alors. Il la cultivoit par la lecture des modèles de l'Italie ancienne et moderne, par l'étude de la nature et de ceux qui l'ont su peindre. Je ne dois point dis. simuler le reproche fait à ce rare écrivain par le plus grand poète de nos jours, qui refuse ce titre de peintre à La Fontaine. Je sens comme il convient le poids d'une telle autorité; mais celui qui loue La Fontaine seroit indigne d'admirer son critique, s'il ne se permettoit d'observer que l'auteur des fables, sans multiplier ces tableaux où le poète s'annonce à dessein comme peintre, n'a pas laissé d'en mériter le nom. Il peint rapidement et d'un trait il peint par le mouvement de ses vers, par la variété de ses mesures et de ses repos, et surtout par l'harmonie imitative. Des figures vraies et frappantes; mais peu de bordure et point de cadre voilà La Fontaine. Sa muse aimable et nonchalante rappelle ce riant tableau de l'Aurore (1) dans un de ses poèmes où il représente cette jeune déesse qui, se balançant dans les airs,

La tête sur son bras, et son bras sur la nue, Laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas. Cette description charmante est à la fois une réponse à ses censeurs, et l'image de sa poésie.

Ainsi se formèrent par degrés les divers talents de La Fontaine, qui tous se réunirent enfin dans ses fables. Mais elles ne purent être que le fruit

(1) Il est question de la Nuit, et non de l'Aurore, dans les vers de La Fontaine.

de sa maturité : c'est qu'il faut du temps à de certains esprits pour connoître les qualités différentes dont l'assemblage forme leur vrai caractère, les combiner, les assortir, fortifier ces traits primitifs par l'imitation des écrivains qui ont avec eux quelque ressemblance, et pour se montrer enfin tout entiers dans un genre propre à déployer la variété de leurs talents. Jusqu'alors l'auteur, ne faisant pas usage de tous ses moyens, ne se présente point avec tous ses avantages. C'est un athlète doué d'une force réelle, mais qui n'a point encore appris à se placer dans une attitude qui puisse la dévelop per tout entière. D'ailleurs, les ouvrages qui, tels que les fables de La Fontaine, demandent une grande connoissance du cœur humain et du système de la société, exigent un esprit mûri par l'étude et par l'expérience; mais aussi, devenus une source feconde de réflexions, ils rappellent sans cesse le lecteur, auquel ils offrent de nouvelles beautés et une plus grande richesse de sens à mesure qu'il a lui-même par sa propre expé rience étendu la sphère de ses idées et c'est ce qui nous ramène si souvent à Montaigne, à Molière et à La Fontaine.

Tels sont les principaux mérites de ces écrits, Toujours plus beaux, plus ils sont regardés,

BOILEAU.

et qui, mettant l'auteur des fables au dessus de son genre même, me dispensent de rappeler ici la foule de ses imitateurs étrangers ou françois : tous se déclarent trop bonorés de le suivre de loin; et, s'il eut la bêtise, suivant l'expression de M. de Fontenelle, de se mettre au-dessous de Phèdre, ils ont l'esprit de se mettre au-dessous de La Fontaine, et d'être aussi modestes que ce grand homme. Un seul, plus confiant, s'est permis l'espé rance de lutter avec lui; et cette hardiesse, non moins que son mérite réel, demande peut-être une exception. Lamotte, qui conduisit son esprit partout, parce que son génie ne l'emporta nulle part; Lamotte fit des fables... O La Fontaine ! la révolution d'un siècle n'avoit point encore appris à la France combien tu étois un homme rare; mais, après un moment d'illusion, il fallut bien voir qu'un philosophe froidement ingénieux, ne joignant à la finesse ni le naturel,

Ni la grâce plus belle encor que la beauté; ne possédant point ce qui plaît plus d'un jour; dissertant sur son art et sur la morale; laissant percer l'orgueil de descendre jusqu'à nous, tandis que son devancier paroît se trouver naturellement à notre niveau: tachant d'être naïf, et prouvant qu'il a dû plaire; faible avec recherche, quand La Fontaine ne l'est jamais que par négligence; ne pouvoit étre le rival d'un poète simple, souvent sublime, toujours vrai, qui laisse dans le cœur le souvenir de tout ce qu'il dit à la raison, joint à l'art de plaire celui de n'y penser pas,

et

dont les fautes quelquefois heureuses font appliquer à son talent ce qu'il a dit d'une femme aimable :

La négligence, à mon gré, si requise,
Pour cette fois fut sa dame d'atours.

Aussi tous les reproches qu'on a pu lui faire sur quelques longueurs, sur quelques incorrections, n'ont point affoibli le charme qui ramène sans cesse à lui, qui le rend aimable pour toutes les nations et pour tous les âges, sans en excepter Tenfance. Quel prestige peut fixer ainsi tous les esprits et tous les goûts? qui peut frapper les enfants, d'ailleurs si incapables de sentir tant de beautés? C'est la simplicité de ces formules où ils retrouvent la langue de la conversation; c'est le jeu presque théâtral de ces scènes si courtes et si animées; c'est l'intérêt qu'il leur fait prendre à ses personnages en les mettant sous leurs yeux illusion qu'on ne retrouve plus chez ses imitateurs, qui ont beau appeler un singe Bertrand et un chat Raton, ne montrent jamais ni un chat ni un singe. Qui peut frapper tous les peuples? C'est ce fonds de raison universelle répandu dans ses fables; c'est ce tissu de leçons convenables à tous les états de la vie; c'est cette intime liaison de petits objets à de grandes vérités: car nous n'osons penser que tous les esprits puissent sentir les grâces de ce style qui s'évanouissent dans une traduction; et si on lit La Fontaine dans la langue originale, n'est-il pas vraisemblable qu'en supposant aux étrangers la plus grande connoissance de cette langue, les grâces de son style doivent toujours être mieux senties chez un peuple où l'esprit de société, vrai caractère de la nation, rapproche les rangs sans les confondre; où, le supérieur, voulant se rendre agréable sans trop descendre, l'inférieur plaire sans s'avilir, l'habitude de traiter avec tant d'espèces différentes d'amour-propre, de ne point les heurter dans la crainte d'en être blessés nous. mêmes, donne à l'esprit ce tact rapide, cette sagacité prompte, qui saisit les nuances les plus fines des idées d'autrui, présente les siennes dans le jour le plus convenable, et lui fait apprécier dans les ouvrages d'agrément les finesses de la langue, les bienséances du style, et ces convenances générales dont le sentiment se perfectionne par le grand usage de la société ? S'il en est ainsi, comment les étrangers, supérieurs à nous sur tant d'objets, et si respectables d'ailleurs, pourroient ils?... Mais quoi! puis je hasarder cette opinion lorsqu'elle est réfutée d'avance par l'exemple d'un étranger qui signale aux yeux de l'Europe son admiration pour La Fontaine ? Sans doute cet étranger illustre, si bien naturalisé parmi nous, sent toutes les grâces de ce style enchanteur. La préférence qu'il accorde à notre fabuliste sur tant de grands hommes, dans le

zèle qu'il montre pour sa mémoire, en est ellemême une preuve; à moins qu'on ne l'attribue en partie à l'intérêt qu'inspirent sa personne et son caractère (1).

TROISIÈME PARTIE.

Us homme ordinaire, qui auroit dans le cœur les sentiments aimables dont l'expression est si intéressante dans les écrits de La Fontaine, seroit cher à tous ceux qui le connoîtroient; mais le fabuliste avoit pour eux (et ce charme n'est point tout-à-fait perdu pour nous) un attrait encore plus piquant: c'est d'être l'homme tel qu'il paroît être sorti des mains de la nature. Il semble qu'elle l'ait fait naître pour l'opposer à l'homme tel qu'il se compose dans la société ; et qu'elle lui ait donné son esprit et son talent pour augmenter le phénomène et le rendre plus remarquable par la singularité du contraste. Il conserva jusqu'au dernier moment tous les goûts simples qui supposent l'innocence des mœurs et la douceur de l'ame. Il a lui-même essayé de se peindre en partie dans son roman de Psyché, où il représente la variété de ses goûts, sous le nom de Polyphile, qui aime les jardins, les fleurs, les ombrages, la musique, les vers, et réunit toutes ces passions douces qui remplissent le cœur d'une certaine tendresse. On ne peut assez admirer ce fonds de bienveillance générale qui l'intéresse à tous les êtres vivants;

Hôtes de l'univers, sous le nom d'animaux: C'est sous ce point de vue qu'il les considère. Cette babitude de voir dans les animaux des membres de la société universelle, enfants d'un même père, disposition si étrange dans nos mœurs, mais commune dans les siècles reculés, comme on peut le voir par Homère, se retrouve encore chez plusieurs Orientaux. La Fontaine estil bien éloigné de cette disposition? lorsque, attendri par le malheur des animaux qui périssent dans une inondation, châtiment des crimes des hommes, il s'écrie par la bouche d'un vieillard: Les animaux périr! car encor les humains, Tous devoient succomber sous les célestes armes.

Il étend même cette sensibilité jusqu'aux plantes, qu'il anime non-seulement par ces traits har dis qui montrent toute la nature vivante sous les yeux d'un poète, et qui ne sont que des figures d'expression, mais par le ton affectueux d'un vif intérêt qu'il déclare lui-même, lorsque, voyant Je cerf brouter la vigne qui l'a sauvé, il s'indigne. Que de si doux ombrages Soient exposés à ces outrages.

(1) On sait qu'un étranger demanda à l'Académie de Marseille la permission de joindre la somme de deux mille livres à la médaille académique.

Seroit-il impossible qu'il eût senti lui-même le prix de cette partie de son caractère, et qu'averti par ses premiers succès, il l'eût soigneusement cultivée? Non, sans doute; car cet homme, qu'on a cru (1) inconnu à lui-même, déclare formellement qu'il étudioit sans cesse le goût du pu blic, c'est-à-dire tous les moyens de plaire. Il est vrai que, quoiqu'il se soit formé sur son art une théorie très fine et très profonde, quoiqu'il eût reçu de la nature ce coup d'œil qui fit donner à Molière le nom de contemplateur, sa philosophie, si admirable dans les développements du cœur bumain, ne s'éleva point jusqu'aux généralités qui forment les systèmes de là quelques incertitudes dans ses principes, quelques fables dont le résultat n'est point irrépréhensible, et où la morale paroît trop sacrifiée à la prudence; de là quelques contradictions sur différents objets de politique et de philosophie. C'est qu'il laisse indécises les questions épineuses, et prononce rarement sur ces problèmes dont la solution n'est point dans le cœur et dans un fonds de raison universelle. Sur tous les objets de ce genre qui sont absolument hors de lui, il s'en rapporte volontiers à Plutarque et à Platon, et n'entre point dans les disputes des philosophes; mais, toutes les fois qu'il a véritablement une manière de sentir personnelle, il ne consulte que son cœur, et ne s'en laisse imposer ni par de grands mots ni par de grands noms. Sénèque, en nous conser vant le mot de Mécénas qui veut vivre absolu ment, dût-il vivre goutteux, impotent, perclus, a beau invectiver contre cet opprobre; La Fontaine ne prend point le change : il admire ce trait avec une bonne foi plaisante; il le juge digne de la postérité. Selon lui, Mécénas fut un galant homme, et je reconnois celui qui déclare plus d'une fois vouloir vivre un siècle tout au moins.

Cette même incertitude de principes, il faut en convenir, passa même quelquefois dans sa conduite toujours droit, toujours bon sans ef fort, il n'a point à lutter contre lui-même ; mais a-t-il un mouvement blâmable, il succombe et cède sans combat. C'est ce qu'on put remarquer dans sa querelle avec Furetière et avec Lulli, par lequel il s'étoit vu trompé, et, comme il dit, enquinaudé; car on ne peut dissimuler teur des fables n'ait fait des opéras peu connus: le ressentiment qu'il conçut contre la mauvaise foi de cet Italien lui fit trouver dans le peu qu'il avoit de bile de quoi faire une satire violente, et sa gloire est qu'on puisse en être si étonné; mais, après ce premier mouvement, redevenu La Fontaine, il reprit son caractère véritable, qui étoit celui d'un enfant, dont en effet il venoit de

que

l'au

(1) Ce La Fontaine à lui seul inconnu. MARMONTEL, Epitre aux poètes.

montrer la colère. Ce n'est pas un spectacle sans intérêt d'observer les mouvements d'une ame que qui, conservant même dans le monde les premiers traits de son caractère, sembla toujours n'obéir qu'à l'instinct de la nature. Il connut et sentit les passions; et, tandis que la plupart des moralistes les considéroient comme des ennemis de l'homme, il les regarda comme les ressorts de notre ame, et en devint même l'apologiste. Cette idée, que les philosophes ennemis des stoïciens avoient rendue familière à l'antiquité, paroissoit de son temps une idée nouvelle; et si l'auteur des fables la développa quelquefois avec plaisir, c'est qu'elle étoit pour lui une vérité de sentiment, c'est que des passions modérées étoient les instruments de son bonheur. Sans doute le philosophe, dont la rigide sévérité voulut les anéantir en soi-même, s'indignoit d'être entraîné par elles, et les redoutoit comme l'intempérant eraint quelquefois les festins. La Fontaine, défendu par la nature contre le danger d'abuser de ses dons se laissa guider sans crainte à des penchants qui l'éga rèrent quelquefois, mais sans le conduire au précipice. L'amour, cette passion qui parmi nous se compose de tant d'autres, reprit dans son ame sa simplicité naturelle: fidèle à l'objet de son goût, mais inconstant dans ses goûts, il paroît que ce qu'il aima le plus dans les femmes fut celui de leurs avantages dont elles sont ellesmêmes le plus éprises, leur beauté. Mais le sentiment qu'elle lui inspira, doux comme l'ame qui l'éprouvoit, s'embellit des grâces de son esprit, et la plus aimable sensibilité prit le ton de la galanterie la plus tendre. Qui a jamais rien dit de plus flatteur pour le sexe que le sentiment exprimé dans ces vers:

Ce n'est point près des rois que l'on fait sa fortune: Quelque ingrate beauté qui nous donne des lois, Encore en tire-t-on un souris quelquefois.

C'est ce goût pour les femmes, dont il parle sans cesse, comme l'Arioste, en bien et en mal, qui lui dicta ses contes, se reproduisit sans danger et avec tant de grâces dans ses fables mêmes, et conduisit sa plume dans son roman de Psyché. Cette déesse nouvelle, que le conte ingénieux d'Apulée n'avoit pu associer aux anciennes divi nités de la poésie, reçut de la brillante imagina. tion de La Fontaine une existence égale à celle des dieux d'Hésiode et d'Homère, et il eut l'honneur de créer comme eux une divinité. Il se plut à réunir en elle seule toutes les foiblesses des femmes, et, comme il le dit, leur trois plus grands défauts: la vanité, la curiosité, et le trop d'esprit; mais il l'embellit en même temps de toutes les grâces de ce sexe enchanteur. Il la place ainsi au milieu des prodiges de la nature et de l'art, qui s'éclipsent tous auprès d'elle. Ce triomphe de la beauté, qu'il a pris tant de plaisir à

peindre, demande et obtient grâce pour les satires qu'il se permet contre les femmes, satires toujours générales; et dans cette Psyché même, il place au Tartare

Ceux dont les vers ont noirci quelque belle.

Aussi ses vers et sa personne furent-ils également accueillis de ce sexe aimable, d'ailleurs si bien vengé de la médisance par le sentiment qui en fait médire. On a remarqué que trois femmes furent ses bienfaitrices, parmi lesquelles il faut compter cette fameuse duchesse de Bouillon, qui, séduite par cet esprit de parti fléau de la littérature, se déclara si hautement contre Racine; car ce grand tragique, qu'on a depuis appelé le poète des femmes, ne put obtenir le suffrage des femmes les plus célèbres de son siècle, qui toutes s'intéressoient à la gloire de La Fontaine. La gloire fut une de ses passions les plus constantes; il nous l'apprend lui-même :

Un vain bruit et l'amour ont occupé mes ans; et, dans les illusions de l'amour même, cet autre sentiment conservoit des droits sur son cœur. Adieu, plaisirs, honneurs, louange bien-aimée ! s'écrioit-il dans les regrets que lui laissoient les moments perdus pour sa réputation. Ce ne fut pas sans doute une passion malheureuse: il jouit de cette gloire si chère, et ses succès le mirent au nombre de ces hommes rares à qui le suffrage public donne le droit de se louer eux-mêmes sans affliger l'amour-propre d'autrui. Il faut convenir qu'il usa quelquefois de cet avantage; car, tout étonnant que paroît La Fontaine, il ne fut pourtant pas sans vanité: mais, ne se louant que pour promettre à ses amis

Un temple dans ses vers,

pour rendre son encens plus digne d'eux, sa vanité même devint intéressante, et ne parut que l'aimable épanchement d'une ame naïve qui veut associer ses amis à sa renommée. Ne croiroit-on pas encore qu'il a voulu réclamer contre les portraits qu'on s'est permis de faire de sa personne, lorsqu'il ose dire:

Qui n'admettroit Anacréon chez soi?
Qui banniroit Waller et La Fontaine ?

Est-il vraisemblable, en effet, qu'un homme admis chez les Conti, les Vendôme, et parmi tant de sociétés illustres, fût tel que nous le représente une exagération ridicule, sur la foi de quelques réponses naïves échappées à ses distractions? La grandeur encourage, l'orgueil protége, la vanité cite un auteur illustre, mais la société n'appelle ou n'admet que celui qui sait plaire ; et les Chau. lieu, les Lafare, avec lesquels il vivoit familierement, n'ignoraient pas l'ancienne méthode de

négliger la personne en estimant les écrits. Leur société, leur amitié, les bienfaits des princes de Conti et de Vendôme, et dans la suite ceux de l'auguste élève de Fénelon, récompensèrent le mérite de La Fontaine, et le consolèrent de l'oubli de la cour, s'il y pensa.

C'est une singularité bien frappante de voir un écrivain tel que lui, né sous un roi dont les bienfaits allèrent étonner les savants du Nord, vivre négligé, mourir pauvre, et près d'aller, dans sa caducité, chercher loin de sa patrie les secours nécessaires à la simple existence : c'est qu'il porta toute sa vie la peine de son attachement à Fouquet, ennemi du grand Colbert. Peut-être n'eût-il pas été indigne de ce ministre célèbre de ne pas punir une reconnoissance et un courage qu'il devoit estimer. Peut-être, parmi les écrivains dont il présentait les noms à la bienfaisance du roi, le nom de La Fontaine n'eût-il pas été déplacé; et la postérité ne reprocheroit point à sa mémoire d'avoir abandonné au zèle bienfaisant de l'amitié un homme qui fut un des ornements de son siècle, qui devint le successeur immédiat de Colbert lui-même à l'Académie, et le loua d'avoir protégé les lettres. Une fois négligé, ce fut une raison de l'être toujours, suivant l'usage, et le mérite de La Fontaine n'était pas d'un genre à toucher vivement Louis XIV. Peut-être les rois et les héros sont-ils trop loin de la nature pour apprécier un tel écrivain: il leur faut des tableaux d'histoire plutôt que des paysages; et Louis XIV, melant à la grandeur naturelle de son ame quelques nuances de la fierté espagnole qu'il sembloit tenir de sa mère, Louis XIV, si sensible au mérite des Corneilles, des Racine, des Boileau, ne se retrouvoit point dans des fables. C'étoit un grand défaut, dans un siècle où Despréaux fit un précepte de l'art poétique de former tous les héros de la tragédie sur le monarque françois (1); et la description du passage du Rhin importoit plus au roi que les débats du lapin et de la belette.

Malgré cet abandon du maître, qui retarda même la réception de l'auteur des fables à l'Académie française; malgré la médiocrité de sa fortune, La Fontaine (et l'on aime à s'en convaincre), La Fontaine fut heureux; il le fut même plus qu'aucun des grands poètes ses contemporains. S'il n'eut point cet éclat imposant attaché aux noms des Racine, des Corneille, des Molière, il ne fut point exposé au déchaînement de l'envie, toujours plus irritée par les succès de théâtre. Son caractère pacifique le préserva de ces querelles littéraires qui tourmentèrent la vie de Despréaux. Cher au public, cher aux plus grands génies de

(1) Que Racine, enfantant des miracles nouveaux, De ses héros sur lui forme tous les tableaux.

BOILEAU, Art poét.

« PreviousContinue »