AUGUSTE, EUPHORBE, POLYCLÈTE, GARDES
Tout ce que tu me dis, Euphorbe, est incroyable.
Seigneur, le récit même paraît effroyable: On ne conçoit qu'à peine une telle fureur, Et la seule pensée en fait frémir d'horreur.
Quoi? mes plus chers amis ! quoi? Cinna! quoi? Maxime! Les deux que j'honorais d'une si haute estime,
A qui j'ouvrais mon cœur, et dont j'avais fait choix Pour les plus importants et plus nobles emplois ! Après qu'entre leurs mains j'ai remis mon empire, 1085 Pour m'arracher le jour l'un et l'autre conspire! Maxime a vu sa faute, il m'en fait avertir,
Et montre un cœur touché d'un juste repentir; Mais Cinna!
Cinna seul dans sa rage s'obstine,
Et contre vos bontés d'autant plus se mutine;
Lui seul combat encor les vertueux efforts Que sur les conjurés fait ce juste remords, Et malgré les frayeurs à leurs regrets mêlées, Il tâche à raffermir leurs âmes ébranlées.
Lui seul les encourage, et lui seul les séduit! O le plus déloyal que la terre ait produit! O trahison conçue au sein d'une furie! O trop sensible coup d'une main si chérie ! Cinna, tu me trahis! Polyclète, écoutez.
(Il lui parle à l'oreille.)
Tous vos ordres, Seigneur, seront exécutés.
Qu'Eraste en même temps aille dire à Maxime Qu'il vienne recevoir le pardon de son crime.
Il l'a jugé trop grand pour ne pas s'en punir:
A peine du palais il a pu revenir,
Que les yeux égarés et le regard farouche,
Le cœur gros de soupirs, les sanglots à la bouche, Il déteste sa vie et ce complot maudit, M'en apprend l'ordre entier tel que je vous l'ai dit, Et m'ayant commandé que je vous avertisse, Il ajoute: «Dis-lui que je me fais justice, Que je n'ignore point ce que j'ai mérité.» Puis soudain dans le Tibre il s'est précipité;
Et l'eau grosse et rapide, et la nuit assez noire, M'ont dérobé la fin de sa tragique histoire.
Sous ce pressant remords il a trop succombé, Et s'est à mes bontés lui-même dérobé;
Il n'est crime envers moi qu'un repentir n'efface. Mais puisqu'il a voulu renoncer à ma grâce, Allez pourvoir au reste, et faites qu'on ait soin De tenir en lieu sûr ce fidèle témoin.
Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie Les secrets de mon âme et le soin de ma vie? Reprenez le pouvoir que vous m'avez commis, Si donnant les sujets il ôte les amis,
Si tel est le destin des grandeurs souveraines
Que leurs plus grands bienfaits n'attirent que des haines, Et si votre rigueur les condamne à chérir
Ceux que vous animez à les faire périr.
Pour elles rien n'est sûr; qui peut tout, doit tout craindre. Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre. 1130 Quoi! tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné! Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné, De combien ont rougi les champs de Macédoine, Combien en a versé la défaite d'Antoine,
Combien celle de Sexte, et revois tout d'un temps 1135 Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants; Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images, Où toi-même, des tiens devenu le bourreau, Au sein de ton tuteur enfonças le couteau: Et puis ose accuser le destin d'injustice, Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice, Et que par ton exemple à ta perte guidés,
Ils violent des droits que tu n'as pas gardés! Leur trahison est juste, et le ciel l'autorise: Quitte ta dignité comme tu l'as acquise; Rends un sang infidèle à l'infidélité, Et souffre des ingrats après l'avoir été.
Mais que mon jugement au besoin m'abandonne ! Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne? Toi, dont la trahison me force à retenir
Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir, Me traite en criminel, et fait seule mon crime, Relève pour l'abattre un trône illégitime, Et d'un zèle effronté couvrant son attentat, S'oppose, pour me perdre, au bonheur de l'État! Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre! Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre! Non, non, je me trahis moi-même d'y penser: Qui pardonne aisément invite à l'offenser; Punissons l'assassin, proscrivons les complices.
Mais quoi? toujours du sang, et toujours des supplices!
Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter;
Je veux me faire craindre, et ne fais qu'irriter. Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile: Une tête coupée en fait renaître mille, Et le sang répandu de mille conjurés
Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés. Octave, n'attends plus le coup d'un nouveau Brute;
Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute;
Meurs: tu ferais pour vivre un lâche et vain effort, Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort, Et si tout ce que Rome a d'illustre jeunesse
Pour te faire périr tour à tour s'intéresse;
Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir; 1175 Meurs enfin, puisqu'il faut ou tout perdre, ou mourir. La vie est peu de chose, et le peu qui t'en reste Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste. Meurs; mais quitte du moins la vie avec éclat; Éteins-en le flambeau dans le sang de l'ingrat; A toi-même en mourant immole ce perfide; Contentant ses désirs, punis son parricide; Fais un tourment pour lui de son propre trépas, En faisant qu'il le voie et n'en jouisse pas. Mais jouissons plutôt nous-même de sa peine, Et si Rome nous hait, triomphons de sa haine. O Romains, ô vengeance, ô pouvoir absolu, O rigoureux combat d'un cœur irrésolu Qui fuit en même temps tout ce qu'il se propose! D'un prince malheureux ordonnez quelque chose. Qui des deux dois-je suivre, et duquel m'éloigner? Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner.
Madame, on me trahit, et la main qui me tue Rend sous mes déplaisirs ma constance abattue. Cinna, Cinna le traître...
« PreviousContinue » |