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« Il est une leçon que je veux lui donner:

« J'ai du cœur des humains un peu d'expérience; « Laissez-moi faire enfin, soyez sans défiance :

« La patrie aujourd'hui me devra son salut. »
La peur en fit passer par tout ce qu'il voulut:
Il prend cet ascendant et ce pouvoir suprême...
Quand chacun consterné tremble et craint pour soi-même,
S'il se présente un homme au langage assuré,
On l'écoute, on lui cède, il ordonne à son gré:
Ainsi Pacuvius, du droit d'une âme forte,
Sort du sénat, le ferme, en fait garder la porte,
S'avance sur la place, et son autorité
Calme un instant les flots de ce peuple irrité :

<< Citoyens, leur dit-il, la divine justice

« A vos vœux redoublés se montre enfin propice: << Elle livre en vos mains tous ces hommes pervers, « Ces sénateurs noircis de cent forfaits divers, << Dont chacun d'entre vous a reçu quelque offense: << Je les tiens renfermés, seuls, tremblants, sans défense; << Vous pouvez les punir, vous pouvez vous venger, << Sans livrer de combat, sans courir de danger. << Contre eux tout est permis, tout devient légitime : << Pardonner est honteux, et proscrire est sublime. « Je suis l'ami du peuple, ainsi vous m'en croirez; « Et surtout gardez-vous des avis modérés. »

L'assemblée applaudit à ce début si sage,

Et par un bruit flatteur lui donne son suffrage.
Le harangueur reprend: « Punissez leurs forfaits;

«Mais ne trahissez pas vos propres intérêts:
« A qui veut se venger, trop souvent il en coûte.
«Votre juste courroux, je n'en fais aucun doute,
« Proscrit les sénateurs, et non pas le sénat.
« Ce conseil nécessaire est l'âme de l'État,

« Le gardien de vos lois, l'appui d'un peuple libre:
«Aux rives du Vulturne, ainsi qu'aux bords du Tibre,
<< On hait la servitude, on abhorre les rois. >>
Tout le peuple applaudit une seconde fois.
«Voici donc, citoyens, le parti qu'il faut suivre :
<< Parmi ces sénateurs que le destin vous livre,
«Que chacun à son tour, sur la place cité,
<< Vienne entendre l'arrêt qu'il aura mérité.
<< Mais avant qu'à nos lois sa peine satisfasse,
« Il faudra qu'au sénat un autre le remplace;
« Que vous preniez le soin d'élire parmi vous
<«< Un nouveau sénateur, de ses devoirs jaloux,
<< Exempt d'ambition, de faste, d'avarice,

<< Ayant mille vertus sans avoir aucun vice,
« Et que tout le sénat soit ainsi composé :
<< Vous voyez, citoyens, que rien n'est plus aisé.

La motion aux voix est d'abord adoptée,
Et, sans autre examen, soudain exécutée.
Les noms des sénateurs qu'on doit tirer au sort
Sont jetés dans une urne, et le premier qui sort
Est au regard du peuple amené sur la place.
A son nom, à sa vue, on crie, on le menace,
Aucun tourment pour lui ne semble trop cruel,
Et peut-être de tous c'est le plus criminel.

<< Bien, dit Pacuvius, le cri public m'atteste
«Que tout le monde ici l'accuse et le déteste.
« Il faut donc de son rang l'exclure, et décider
« Quel homme vertueux devra lui succéder.
<< Pesez les candidats, tenez bien la balance:
« Allons, qui nommez-vous ? » Il se fit un silence.
On avait beau chercher; chacun, excepté soi,
Ne connaissait personne à mettre en cet emploi.
Cependant, à la fin, quelqu'un de l'assistance,
Voyant qu'on ne dit mot, prend un peu d'assurance,
Hasarde un nom, encor le risqua-t-il si bas,

Qu'à moins d'être tout près, on ne l'entendit pas.
Ses voisins, plus hardis, tout haut le répétèrent.
Mille cris à la fois contre lui s'élevèrent.
Pouvait-on présenter un pareil sénateur!
Celui qu'on rejetait était cent fois meilleur.
Le second proposé fut accueilli de même,
Et ce fut encor pis quand on vint au troisième.
Quelques autres encor ne semblèrent nommés
Que pour être hués, conspués, diffamés...

Le peuple ouvre les yeux, se ravise; et la foule,
Sans avoir fait de choix, tout doucement s'écoule.
De beaucoup d'intrigants ce jour devint l'écueil.

L'adroit Pacuvius, qui suivait tout de l'œil : « Pardonnez-moi, dit-il, l'innocent artifice « Qui vous fait rendre à tous une exacte justice. « Et vous, jaloux esprits, dont les cris détracteurs « D'un blâme intéressé chargeaient nos sénateurs,

<< Pourquoi vomir contre eux les plaintes, les menaces?
<< Eh! que ne disiez-vous que vous vouliez leurs places?
« Ajournons, citoyens, ce dangereux procès;
« D'Annibal qui s'avance arrêtons les progrès;
« Éteignons nos débats; que le passé s'oublie,
« Et réunissons-nous pour sauver l'Italie. »
On crut Pacuvius, mais non pas pour longtemps:
Les esprits à Capoue étaient fort inconstants.
Bientôt se ranima la discorde civile ;

Et bientôt l'étranger, s'emparant de la ville,
Mit sous un même joug et peuple et sénateurs.
Français, ce trait s'appelle un avis aux lecteurs !
(CONTES ET ANECDOTES EN VERS.)

COLLIN D'HARLEVILLE.

(1755-1806.)

Jean-François Collin d'Harleville naquit au petit village de Mévoisin près de Maintenon. Il fut d'abord avocat, mais il quitta bientôt la chicane pour la littérature. Il donna au théâtre plusieurs comédies, dont les meilleures sont l'Optimiste, les Châteaux en Espagne, et le Vieur Célibataire, qui est son chef-d'œuvre. On y remarque une gaieté douce, une critique fine et légère, une versification facile et soignée mais il manque de vivacité, de vigueur et de force comique.

Les Châteaux en Espagne.

LE MAÎTRE.

Chacun fait des châteaux en Espagne;

On en fait à la ville, ainsi qu'à la campagne;
On en fait en dormant, on en fait éveillé ;
Le pauvre paysan, sur sa bêche appuyé,
Peut se croire un moment seigneur de son village;
Le vieillard, oublier les glaces de son âge;
Un commis est ministre; un jeune abbé, prélat;
Le prélat... Il n'est point jusqu'au simple soldat
Qui ne se soit un jour cru maréchal de France;
Et le pauvre lui-même est riche en espérance.
Et chacun redevient Gros-Jean comme devant.
Eh bien! chacun du moins fut heureux en rêvant!
C'est quelque chose encor que de faire un beau rêve;
A nos chagrins réels c'est une utile trêve;

Nous en avons besoin: nous sommes assiégés
De maux dont à la fin nous serions surchargés,
Sans ce délire heureux qui se glisse en nos veines.
Flatteuse illusion! doux oubli de nos peines!
Oh! qui pourrait compter les heureux que tu fais!
L'espoir et le sommeil sont de moindres bienfaits.
Délicieuse erreur! tu nous donnes d'avance
Le bonheur que promet seulement l'espérance.
Le doux sommeil ne fait que suspendre nos maux,
Et tu mets à la place un plaisir : en deux mots,

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