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Un orphelin vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Ses yeux étaient noyés de pleurs;
Comme les anges de douleurs,
Il était couronné d'épine;
Son luth à terre était gisant,
Sa pourpre de couleur de sang,
Et son glaive dans sa poitrine.

Je m'en suis si bien souvenu,
Que je l'ai toujours reconnu
A tous les instants de ma vie.
C'est une étrange vision,
Et cependant, ange ou démon,
J'ai vu partout cette ombre amie.

Lorsque plus tard, las de souffrir,
Pour renaître ou pour en finir,
J'ai voulu m'exiler de France;
Lorsque, impatient de marcher,
J'ai voulu partir, et chercher
Les vestiges d'une espérance;

Partout où j'ai voulu dormir,
Partout où j'ai voulu mourir,
Partout où j'ai touché la terre,
Sur ma route est venu s'asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

(LA NUIT DE DÉCEMBRE, fragment.)

Utilité de la douleur.

Le coup dont tu te plains t'a préservé peut-être,
Enfant; car c'est par là que ton cœur s'est ouvert.
L'homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît, tant qu'il n'a pas souffert.
C'est une dure loi, mais une loi suprême,
Vieille comme le monde et la fatalité,

Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême,
Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté.
Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée ;
Pour vivre et pour sentir l'homme a besoin de pleurs.
La joie a pour symbole une plante brisée,
Humide encor de pluie et couverte de fleurs.
Ne te disais-tu pas guéri de ta folie?

N'es-tu pas jeune, heureux, partout le bienvenu?
Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie,
Si tu n'avais pleuré, quel cas en ferais-tu?
Lorsqu'au déclin du jour, assis sur la bruyère,
Avec un vieil ami tu bois en liberté,

Dis-moi, d'aussi bon cœur lèverais-tu ton verre,
Si tu n'avais senti le prix de la gaîté?
Aimerais-tu les fleurs, les prés et la verdure,
Les sonnets de Pétrarque et le chant des oiseaux,
Michel-Ange et les Arts, Skakspeare et la nature,
Si tu n'y retrouvais quelques anciens sanglots?
Comprendrais-tu des cieux l'ineffable harmonic,
Le silence des nuits, le murmure des flots,

Si quelque part là-bas la fièvre et l'insomnie
Ne t'avaient fait songer à l'éternel repos?

(NUIT D'OCTOBRE, fragment.)

L'Innocence endormie.

Fatigué de la route et du bruit de la guerre,
Ce matin, de mon camp je me suis écarté :
J'avais soif, mon cheval marchait dans la poussière;
Et sur le bord d'un puits je me suis arrêté.
J'ai trouvé sur un banc une femme endormie,
Une pauvre laitière, une enfant de quinze ans,
Que je connais, Gunther. Sa mère est mon amic.
J'ai passé de beaux jours chez ces bons paysans.
Le cher ange dormait les lèvres demi-closes.
(Les lèvres des enfants s'ouvrent, comme les roses,
Au souffle de la nuit.) Ses petits bras lassés
Avaient dans son panier roulé les mains ouvertes.
D'herbes et d'églantine elles étaient couvertes.
De quel rêve enfantin ses sens étaient bercés?
Je l'ignore. On eût dit qu'en tombant sur sa couche,
Elle avait à moitié laissé quelque chanson

Qui revenait encor voltiger sur sa bouche,

Comme un oiseau léger sur la fleur d'un buisson.
Nous étions seuls. J'ai pris ses deux mains dans les miennes,
Je me suis incliné, sans l'éveiller pourtant.

O Gunther! j'ai posé mes lèvres sur les siennes,
Et puis je suis parti, pleurant comme un enfant.

SAINTE-BEUVE.

(1804.)

M. Charles-Augustin Sainte-Beuve, fils d'un contrôleur des droits réunis, est né à Boulogne-sur-Mer. Après de brillantes études, terminées à Paris, il débuta, à vingt ans, dans la rédaction du journal le Globe. En 1827, il fut gagné à l'école romantique par Victor Hugo, et il en devint le défenseur le plus savant et le plus habile. En 1831, il passa dans la Revue des Deux Mondes, où il a donné cette série de Portraits littéraires, qui seront un monument précieux pour l'histoire de la littérature du temps présent. Nous avons de M. Sainte-Beuve trois recueils de poésies, intitulés les Poésies de Joseph Delorme, les Consolations et les Pensées d'août. Sa gloire est d'avoir le premier cultivé en France la poésie familière, domestique, à l'imitation de Crabbe et de Wordsworth. Quelques-unes des pièces des Consolations, le meilleur de ses recueils, ne seraient pas désavouées par les lakists anglais. On lui reproche quelques défauts de détail, et ce qu'il nomme lui-même une étrangeté d'élégance voisine de l'affectation.

Outre les poésies, nous devons à M. Sainte-Beuve six volumes de Portrails littéraires et une Histoire de la poésie française au XVIe siècle, qui sont des modèles de critique savante, vive, pleine de finesse et de sagacité; un roman intitulé Volupté, écrit avec émotion, une excellente Histoire de Port-Royal, encore inachevée, et une série d'articles de biographie et de critique littéraire que publie, tous les lundis, le journal le Moniteur, et dont huit volumes ont déjà paru sous le modeste titre de Causeries du lundi.

Sonnet de Michel-Ange.

«Ma barque est tout à l'heure aux bornes de la vie; Le ciel devient plus sombre et le flot plus dormant; Je touche aux bords où vont chercher leur jugement Celui qui marche droit et celui qui dévie.

4

« Oh! quelle ombre ici-bas mon âme a poursuivie !
Elle s'est fait de l'Art un monarque, un amant,
Une idole, un veau d'or, un oracle qui ment :
Tout est creux et menteur dans ce que l'homme envie.

« Aux abords du tombeau qui pour nous va s'ouvrir, O mon âme, craignons de doublement mourir ; Laissons là ces tableaux qu'un faux brillant anime;

« Plus de marbre qui vole en éclat sous mes doigts!
Je ne sais qu'adorer l'adorable Victime
Qui, pour nous recevoir, a mis les bras en croix. »

Ainsi, vieux et mourant, s'écriait Michel-Ange;
Et son marbre à ses yeux était comme la fange,
Et sa peinture immense attachée aux autels,
Toute sainte aujourd'hui qu'elle semble aux mortels,
Lui semblait un rideau qui cache la lumière;
Détrompé de la gloire, il voulait voir derrière,
Et se sentait petit sous l'ombre du tombeau :

C'est bien, et ce mépris, chez toi, grand homme, est beau!

-

Tu te trompais pourtant. Oui, le plaisir s'envole,

La passion nous ment, la gloire est une idole,
Non pas l'Art; l'Art sublime, éternel et divin,
Luit comme la Vertu ; le reste seul est vain.
Avant, ô Michel-Ange, avant que les années
Eussent fait choir si bas tes forces prosternées,
Roidi tes bras d'athlète, et voilé d'un brouillard
Les couleurs et le jour au fond de ton regard,

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