Non, vous dis-je; on devroit châtier sans pitié Ce commerce honteux de semblants d'amitié.
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre Le fond de notre cœur dans nos discours se montre, Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
Mes yeux sont trop blessés; et la cour et la ville Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile. J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond, Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font. Je ne trouve partout que lâche flatterie; Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie;
Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein Est de rompre en visière à tout le genre humain.
Ma haine est générale, et je hais tous les hommes: Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants; Et les autres, pour être aux méchants complaisants, Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
Têtebleu! ce me sont de mortelles blessures De voir qu'avec le vice on garde des mesures; Et parfois il me prend des mouvements soudains De fuir dans un désert l'approche des humains.
(LE MISANTHROPE, acte I, scène 1.)
Philinte, ou l'Homme vertueux et indulgent.
Des mœurs du temps mettons-nous moins en peine, Et faisons un peu grâce à la nature humaine; Ne l'examinons point dans la grande rigueur, Et voyons ses défauts avec quelque douceur. A force de sagesse on peut être blâmable : Il faut parmi le monde une vertu traitable; La parfaite raison fuit toute extrémité, Et veut que l'on soit sage avec sobriété. Cette grande roideur des vertus des vieux âges Heurte trop notre siècle et les communs usages; Elle veut aux mortels trop de perfection: Il faut fléchir au temps sans obstination, Et c'est une folie à nulle autre seconde De vouloir se mêler de corriger le monde. J'observe, comme vous, cent choses tous les jours Qui pourroient mieux aller, prenant un autre cours; Mais, quoi qu'à chaque pas je puisse voir paroître, En courroux, comme vous, on ne me voit point être; Je prends tout doucement les hommes comme ils sont, J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font; Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville, Mon flegme est philosophe autant que votre bile.
(LE MISANTHROPE, acte I, scène 1.)
Le Misanthrope et l'Homme indulgent.
Mais ce flegme, monsieur, qui raisonnez si bien, Ce flegme pourra-t-il ne s'échauffer de rien?
Et s'il faut, par hasard, qu'un ami vous trahisse, Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice, Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous, Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux?
Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure, Comme vices unis à l'humaine nature;
Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé De voir un homme fourbe, injuste, intéressé, Que de voir des vautours affamés de carnage, Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler, Sans que je sois... Morbleu! je ne veux point parler, Tant ce raisonnement est plein d'impertinence.
Ma foi, vous ferez bien de garder le silence. Contre votre partie éclatez un peu moins, Et donnez au procès une part de vos soins.
Je n'en donnerai point, c'est une chose dite.
Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?
Qui je veux? La raison, mon bon droit, l'équité.
Aucun juge par vous ne sera visité?
Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse?
J'en demeure d'accord: mais la brigue est fâcheuse,
Non. J'ai résolu de n'en pas faire un pas.
J'ai tort, ou j'ai raison.
Votre partie est forte,
Et peut, par sa cabale, entraîner...
J'aurai le plaisir de perdre mon procès.
Je verrai dans cette plaiderie
Si les hommes auront assez d'effronterie, Seront assez méchants, scélérats et pervers, Pour me faire injustice aux yeux de l'univers.
Je voudrois, m'en coûtât-il grand'chose,
Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.
(LE MISANTHROPE, acte Il, scène 1.)
Le Misanthrope consulté sur un sonnet.
Je n'ai jamais ouï de vers si bien tournés.
Vous me flattez, et vous croyez peut-être. .
ALCESTE, bas, à Philinte.
Eh! que fais-tu donc, traître?
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