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C'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir,
Je viens de le promettre, et je vais l'accomplir.
NÉARQUE.

Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère.

POLYEUCTE.

On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère.

NÉARQUE.

Vous trouverez la mort.

POLYEUCTE.

Je la cherche pour lui. NÉARQUE.

Et si ce cœur s'ébranle?

POLYEUCTE.

Il sera mon appui.

NÉARQUE.

Il ne commande point que l'on s'y précipite.

POLYEUCTE.

Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.

NÉARQUE.

Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.

POLYEUCTE.

On souffre avec regret, quand on n'ose s'offrir.

NÉARQUE.

Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.

POLYEUCTE.

Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.

NÉARQUE.

Par une sainte vie il faut la mériter.

POLYEUCTE.

Mes crimes, en vivant, me la pourroient ôter. Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure? Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure?

Qui fuit croit lâchement, et n'a qu'une foi morte.
NÉARQUE.

Ménagez votre vie ; à Dieu même elle importe;
Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.

POLYEUCTE.

L'exemple de ma mort les fortifìra mieux.

NÉARQUE.

Vous voulez donc mourir?

POLYEUCTE.

Vous aimez donc à vivre?

NÉARQUE.

Je ne puis déguiser que j'ai peine à vous suivre;
Sous l'horreur des tourments je crains de succomber.

POLYEUCTE.

Qui marche assurément n'a point peur de tomber:

Dieu fait part au besoin de sa force infinie.
Qui craint de le nier dans son âme le nie;
Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi.

NÉARQUE.

Qui n'appréhende rien présume trop de soi.

POLYEUCTE.

J'attends tout de sa grâce, et rien de ma foiblesse. Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse!

NÉARQUE.

Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommes
Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes.
Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir,
Comme vous me donnez celui de vous offrir!

POLYEUCTE.

A cet heureux transport que le ciel vous envoie,
Je reconnois Néarque, et j'en pleure de joie.

(POLYEUCTE, acte I, scène 6.)

MOLIÈRE.

(1622-1673.)

Jean-Baptiste Poquelin, devenu immortel sous le nom de MOLIÈRE, était fils d'un tapissier de Paris, valet de chambre de Louis XIII. Après de bonnes et rapides études, il fut reçu avocat; mais il se dégoûta bientôt du barreau et se fit comédien. Ses premières pièces n'étaient que des farces. A trente-huit ans, il donna les Précieuses ridicules, la première de ses comédies qui fut une représentation réelle de la vie humaine. Ses contemporains ne mettaient sur la scène que des intrigues romanesques et des farces grossières; ils ne cherchaient qu'à plaire et à divertir. Molière se proposa un but plus grand et plus utile: guidé par le Menleur de Corneille, il voulut faire servir la comédie à réformer la société. La

comédie, telle qu'il la créa, devint l'école des mœurs, le tableau le plus fidèle et la meilleure histoire morale de la nature humaine.

Il possédait à un degré éminent toutes les qualités qu'exigeait ce rôle de réformateur: un jugement juste, un profond bon sens, une âme honnête et sensible, un esprit observateur, et une parfaite connaissance du cœur humain. On a dit qu'il savait le cœur humain par cœur.

Molière attaqua successivement le style affecté, maniéré, dans les Précieuses ridicules; le pédantisme et la manie des sciences chez les femmes, dans les Femmes savantes; le verbiage scientifique des savants, la manie de philosopher à tout propos, d'après les lois d'Aristote, la sotte doctrine du pyrrhonisme, dans le Mariage forcé; le charlatanisme pédantesque et l'ignorance des médecins, dans le Festin de Pierre, l'Amour médecin, le Médecin malgré lui, M. de Pourceaugnac et dans le Malade imaginaire; les magistrats petits-maîtres, dans le Sicilien, dans la Comtesse d'Escarbagnas; la manie de plaider, dans les Fourberies de Scapin; le danger d'élever les jeunes personnes dans une contrainte trop rigoureuse, dans l'École des maris; le préjugé de tenir les femmes dans l'ignorance, dans l'École des femmes; la fureur de s'élever au-dessus de sa condition, les ridicules des parvenus, dans George Dandin, dans M. de Pourceaugnac, dans la Comtesse d'Escarbagnas, dans le Bourgeois gentilhomme; la fatuité ridicule des marquis, dans la Défense de l'École des femmes, dans l'Impromptu de Versailles; les faiblesses, les travers et les défauts des hommes vertueux, dans le Misanthrope; dans l'Avare et dans le Tartufe, il nous dévoila l'avarice et l'hypocrisie dans toute leur horreur.

On peut hardiment assigner à Molière la première place parmi les écrivains comiques de tous les temps et de tous les pays. Personne comme lui n'a peint l'humanité telle qu'elle existera éternellement. On lui oppose Shakspeare, qui ne lui est pas comparable. Molière n'a pas l'esprit brillant, le pathétique, le sublime et les peintures poétiques de Shakspeare; mais il l'emporte sur lui par la force et la profondeur du bon sens, par le but moral qu'il a donné à la comédie, par un coup d'œil perçant qui lui fait découvrir les vices et les travers sous toutes les formes, et par les traits soudains dont il les frappe, au moment où l'on s'y attend le moins. Assurément, Molière n'aurait pu faire Roméo et Julielle, Othello, Hamlet, Macbeth, le roi Lear; mais Shakspeare n'a rien écrit de comparable au Tartufe, au Misanthrope et aux Femmes savantes. L'un est le premier tragique du monde, comme l'autre en est le plus grand comique.

Alceste, ou le Misanthrope.

Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,

Et traitent du même air l'honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,

Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée;

Et la plus glorieuse a des régals peu chers,
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien, qu'estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu! vous n'êtes pas pour être de mes gens;
Je refuse d'un cœur la vaste complaisance

Qui ne fait de mérite aucune différence :

Je veux qu'on me distingue; et, pour le trancher net, L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.

PHILINTE.

Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende Quelques devoirs civils que l'usage demande.

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