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mour conjugal, dans Pompée; l'héroïsme de l'amour fraternel, dans Rodogune; etc. L'admiration est donc le principe du plaisir et de la moralité dans les tragédies de Corneille. De là vient peut-être ce ton de grandeur quelquefois extraordinaire qu'il a donné à la plupart de ses personnages, et qui a fait dire « Corneille a représenté les hommes tels qu'ils devraient être, ou tels qu'il aurait voulu qu'ils fussent. » Nul doute que les œuvres de Corneille n'aient élevé les idées de sa nation « La France doit peut-être à Corneille une partie de ses belles actions, disait Napoléon; aussi, s'il vivait, je le ferais prince. »

Le génie du grand Corneille baissa de bonne heure. Après les chefsd'œuvre que nous venons de citer, on ne peut admirer dans ses autres pièces que des actes, des scènes et quelques éclairs. Il donna successivement Nicomède, Sertorius, Don Sanche, Héraclius, Othon, Pertharite, Sophonisbe, Agésilas, Attila, Bérénice, et quelques autres pièces peu dignes de lui. Cette décadence de son génie, jointe à un manque de goût et à l'influence espagnole, le fit tomber dans l'emphase, la déclamation, la subtilité, et quelquefois dans le ridicule.

Le style de Corneille suit les vicissitudes de son génie. Ce grand homme ne connaissait pas ce qu'on appelle l'art d'écrire. Pour lui, écrire ne fut qu'exposer son idée. Quand l'idée est grande, il parle naturellement d'une manière noble, sublime. Mais il ne sait pas augmenter l'impression de l'objet par des idées accessoires et par l'habileté dans les détails; et s'il lui arrive quelquefois de chercher l'effet, il tombe dans l'outré et le ridicule.

Nous avons encore de Corneille des Mélanges poétiques, des Discours et des Examens de ses propres pièces, qui renferment des observations profondes sur l'art dramatique, et une Traduction en vers de l'Imitation de Jésus-Christ, ouvrage de sa piété, où l'on retrouve quelquefois son génie.

Thomas Corneille, frère de Pierre, travailla aussi pour le théâtre, et jouit, de son vivant, d'une grande réputation, qui ne s'est point soutenue. Ariane et le comte d'Essex sont ses meilleures tragédies.

Le Défi.

Don Diègue a été souffleté par le comte de Gormas. Trop vieux pour châtier cet outrage, il remet le soin de sa vengeance à son fils don Rodrigue; celui-ci court chez le comte.

RODRIGUE.

A moi, comte, deux mots.

LE COMTE DE GORMAS.

Parle.

RODRIGUE.

Ote-moi d'un doute.

Connois-tu bien don Diègue?

LE COMTE.

Oui.

RODRIGUE.

Parlons bas; écoute.

Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu 1,

La vaillance et l'honneur de son temps? Le sais-tu ?

Peut-être.

LE COMTE.

RODRIGUE.

Cette ardeur que dans les yeux je porte,

c'est son sang? Le sais-tu ?

Sais-tu

que

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A quatre pas d'ici je te le fais savoir.

Jeune présomptueux !

LE COMTE.

RODRIGUE.

Parle sans t'émouvoir.

Je suis jeune, il est vrai; mais aux âmes bien nées La valeur n'attend pas le nombre des années.

1 Il faudrait aujourd'hui la vertu même.

LE COMTE.

Te mesurer à moi ! Qui t'a rendu si vain,

Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main?

RODRIGUE.

Mes pareils à deux fois ne se font point connoître 1, Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître.

LE COMTE.

Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal;
Dispense ma valeur d'un combat inégal;

Trop peu d'honneur pour moi suivroit cette victoire :
A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croiroit toujours abattu sans effort;
Et j'aurois seulement le regret de ta mort.

RODRIGUE.

D'une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie!

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1 Les héros de Corneille sont rarement modestes: ils se louent eux

mêmes et parlent avec une emphase qui sent le fanfaron,

LE COMTE.

Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à l'honneur de son père.

(LE CID, acte II, scène 2.)

Combat de Rodrigue contre les Mores.

Nous partîmes1 cinq cents; mais, par un prompt renfort,
Nous nous vimes trois mille en arrivant au port,
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenoient de courage.
J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors 2 furent trouvés ;
Le reste, dont le nombre augmentoit à toute heure,
Brûlant d'impatience, autour de moi demeure,
Se couche contre terre, et, sans faire aucun bruit,
Passe une bonne part d'une si belle nuit.

Par mon commandement, la garde en fait de même,
Et, se tenant cachée, aide à mon stratagème ;
Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous

L'ordre qu'on me voit suivre, et que je donne à tous.

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,
Enfin, avec le flux, nous fait voir trente voiles.

1 En prose, nous étions partis serait peut-être plus régulier. 2 Lors, pour alors, a vieilli.

L'onde s'enfloit dessous, et, d'un commun effort,
Les Mores et la mer entrèrent dans le port.
On les laisse passer; tout leur paroît tranquille :
Point de soldats au port, point aux murs de la ville;
Notre profond silence abusant leurs esprits,

Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris.
Ils abordent sans peur; ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants;
Les nôtres au signal de nos vaisseaux répondent ;
Ils paroissent armés ; les Mores se confondent;
L'épouvante les prend à demi descendus;
Avant que de combattre, il s'estiment perdus.
Ils couroient au pillage, et rencontrent la guerre;
Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons couler des ruisseaux de leur sang,
Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient;
Leur courage renaît et leurs terreurs s'oublient,
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre et leur rend leur vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs épées ;
Des plus braves soldats les trames sont coupées;
Et la terre et le fleuve, et leur flotte et le port
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
Oh! combien d'actions, combien d'exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnoit,
Ne pouvoit discerner où le sort inclinoit!

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