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De ce dernier la gloire est durable et complète.
Il vit longtemps après que l'autre a disparu :
Scarron même l'emporte aujourd'hui sur Patru '.
Vous parlez du barreau de la Grèce et de Rome,
Lieux propres autrefois à produire un grand homme!
L'antre de la Chicane et sa barbare voix

N'y défiguraient pas l'éloquence et les lois.

Que des traces du monstre on purge la tribune,
J'y monte; et mes talents, voués à la fortune,
Jusqu'à la prose encor voudront bien déroger.
Mais, l'abus ne pouvant sitôt se corriger,

Qu'on me laisse à mon gré, n'aspirant qu'à la gloire,
Des titres du Parnasse ennoblir ma mémoire,

Et primer dans un art plus au-dessus du droit,
Plus grave, plus sensé, plus noble qu'on ne croit.
La fraude impunément, dans le siècle où nous sommes,
Foule aux pieds l'équité si précieuse aux hommes
Est-il, pour un esprit solide et généreux,
Une cause plus belle à plaider devant eux?
Que la fortune donc me soit mère ou marâtre,
C'en est fait, pour barreau je choisis le théâtre;
Pour client, la vertu; pour loi, la vérité;
Et pour juge, mon siècle et la postérité....

Infortuné! je touche à mon cinquième lustre
Sans avoir publié rien qui me rende illustre!
On m'ignore, et je rampe encore à l'âge heureux

1 Scarron, poëte burlesque ; Patru, avocat célèbre, mort pauvre.

Où Corneille et Racine étaient déjà fameux!.......
Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu'on pense,.
Leurs écrits sont des vols qu'ils nous ont fait d'avance.
Mais le remède est simple; il faut faire comme eux:
Ils nous ont dérobés, dérobons nos neveux;

Et, tarissant la source où puise un beau délire,
A tous nos successeurs ne laissons rien à dire.
Un démon triomphant m'élève à cet emploi :
Malheur aux écrivains qui viendront après moi!

(LA METROMANIE, acte III, scène vII.)

Les moi,

OU LES DIVERSES NATURES DE L
L'HOMME.

Deux moi sans cesse en moi se font sentir,
Entre lesquels se voulant divertir

A mes dépens, quelque malin génie
A fait si bien germer la zizanie,

Que chiens et chats vivent moins désunis.
Ce sont griefs et débats infinis.

L'un tire au ciel; l'autre tient à la terre :
Voilà de quoi longtemps nourrir la guerre.
Mais tout le mal encor ne vient pas d'eux.

Voici bien pis: perplexe entre les deux,
Un moi troisième, établi pour entendre
Et pour juger, ne sait quel parti prendre;
Et ballotté par les mais et les si,
Lui-même en deux se subdivise aussi.

Conclusion. Si la sagesse habile

N'y met la main, bientôt je serai mille.
C'est trop souffrir un abus importun.
Messieurs les moi, je prétends n'être qu'un :
Que là-dessus, s'il vous plaît, on s'arrange;
Et qu'il en reste un bon moi sans mélange,
Un moi tout simple, et qui soit désormais
Indivisible et tranquille à jamais.

(LES DEUX TONNEAUX, conte allégorique.)

GRESSET.

(1709-1777.)

Jean-Baptiste-Louis Gresset, fils d'un magistrat, naquit à Amiens. Il fit ses études chez les jésuites, et y prit l'habit de novice. A vingt-cinq ans, il écrivit le petit poëme de Vert-Vert, ou les aventures d'un perroquet, dans lequel il faisait une peinture maligne des occupations et des ridicules des nonnes; bientôt il y ajouta la Chartreuse et les Ombres, autres badinages, où il se moque de la vie triste et monotone du quarlier latin, à Paris. Ces poëmes firent congédier le jeune jésuite. Gresset rentra dans le monde, et se livra tout entier aux lettres. A l'âge de quarante ans, il renonça à la poésie, et ne s'occupa guère que d'exercices de piété.

Gresset a laissé des contes en vers, des épîtres, une tragédie intituléc Édouard III; deux comédies, Sidney et le Méchant; et des poésies diverses. Le conte de Vert-Vert et la comédie du Méchant feront seuls vivre son nom. Vert-Vert est un chef-d'œuvre dans le genre badin et gracieux, et le Méchant, peinture fidèle de la corruption élégante du XVIIIe siècle, est une comédie remarquable par la vérité des tableaux, le naturel, la finesse, et surtout l'élégante précision du langage.

Portrait de Vert-Vert.

A Nevers donc, chez les Visitandines,
Vivait naguère un perroquet fameux,
A qui son art et son cœur généreux,
Ses vertus même et ses grâces badines,
Auraient dû faire un sort moins rigoureux,
Si les bons cœurs étaient toujours heureux.
Vert-Vert (c'était le nom du personnage),
Transplanté là de l'indien rivage,
Fut, jeune encor, ne sachant rien de rien,
Au susdit cloître enfermé pour son bien.
Il était beau, brillant, leste et volage,
Aimable et franc, comme on l'est au bel âge,
Né tendre et vif, mais encore innocent;
Bref, digne oiseau d'une si sainte cage,
Par son caquet digne d'être au couvent...

Il était cher à toute la maison.
N'étant encor dans l'âge de raison,
Libre, il pouvait et tout dire et tout faire;
Il était sûr de charmer et de plaire.
Des bonnes sœurs égayant les travaux,
Il becquetait et guimpes et bandeaux.
Il n'était point d'agréable partie
S'il n'y venait briller, caracoler,
Papillonner, siffler, rossignoler:
Il badinait, mais avec modestie,
Avec cet air timide et tout prudent

Qu'une novice a, même en badinant.
Par plusieurs voix interrogé sans cesse,
Il répondait à tout avec justesse :
Tel autrefois César en même temps
Dictait à quatre en styles différents.

Admis partout, si l'on en croit l'histoire,
L'ami chéri mangeait au réfectoire :
Là tout s'offrait à ses friands désirs;
Outre qu'encor pour ses menus plaisirs,
Pour occuper son ventre infatigable,
Pendant le temps qu'il passait hors de table,
Mille bonbons, mille exquises douceurs,
Chargeaient toujours les poches de nos sœurs.
Les petits soins, les attentions fines,
Sont nés, dit-on, chez les Visitandines;
L'heureux Vert-Vert l'éprouvait chaque jour :
Plus mitonné qu'un perroquet de cour,
Tout s'occupait du beau pensionnaire;
Ses jours coulaient dans un noble loisir...

Dans ce séjour de l'oisive indolence
Vert-Vert vivait sans ennui, sans travaux ;
Dans tous les cœurs il régnait sans partage.
Pour lui sœur Thècle oubliait les moineaux :
Quatre şerins en étaient morts de rage,
Et deux matous, autrefois en faveur,
Dépérissaient d'envie et de langueur.

(VERT-VERT.)

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