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Le pluriel des mots en AL.

La scène se passe dans le bureau du journal le Mercure galant. La Rissole, vieux soldat ivre, se presente pour faire parler de ses exploits. Merlin, valet du rédacteur, lui donne une leçon de grammaire; et le troupier se moque des irrégularités de la langue.

LA RISSOLE.

Je voudrois bien être dans le Mercure :
J'y ferois, que je crois, une bonne figure.
Tout à l'heure en buvant, j'ai fait réflexion
Que je fis autrefois une belle action;

Si le roi le savoit, j'en aurois de quoi vivre;
La guerre est un métier que je suis las de suivre.
Mon capitaine, instruit du courage que j'ai,
Ne sauroit se résoudre à me donner congé.

J'en enrage.

MERLIN.

Il fait bien donnez-vous patience...

LA RISSOLE.

Mordié! je ne saurois avoir ma subsistance.

MERLIN.

Il est vrai, le pauvre homme! il fait compassion.

LA RISSOLE.

Or donc, pour en venir à ma belle action,

Vous saurez que toujours je fus homme de guerre,
Et brave sur la mer ainsi que sur la terre.
J'étois sur un vaisseau quand Ruyter fut tué,
Et j'ai même à sa mort le plus contribué :
Je fus chercher le feu que l'on mit à l'amorce
Du canon qui lui fit rendre l'âme par force.

Lui mort, les Hollandois souffrirent bien des mals: On fit couler à fond les deux vice-amirals.

MERLIN.

Il faut dire des maux, vice-amiraux ; c'est l'ordre.

LA RISSOLE.

Les vice-amiraux donc ne pouvant plus nous mordre, Nos coups aux ennemis furent des coups fataux; Nous gagnâmes sur eux quatre combats navaux.

MERLIN.

Il faut dire fatals et navals; c'est la règle.

LA RISSOLE.

Les Hollandois, réduits à du biscuit de seigle,
Ayant connu qu'en nombre ils étoient inégals,
Firent prendre la fuite aux vaisseaux principals.

MERLIN.

Il faut dire inégaux, principaux; c'est le terme.

LA RISSOLE.

Enfin, après cela nous fûmes à Palerme ;
Les bourgeois à l'envi nous firent des régaux :
Les huit jours qu'on y fut furent huit carnavaux.

MERLIN.

Il faut dire régals et carnavals.

LA RISSOLE.

Oh! dame!

M'interrompre à tous coups, c'est me chiffonner l'âme,

Franchement.

MERLIN.

Parlez bien. On ne dit point navaux,

Ni fataux, ni régaux, non plus que carnavaux.
Vouloir parler ainsi, c'est faire une sottise.

LA RISSOLE.

Eh! mordié! comment donc voulez-vous que je dise?
Si vous me reprenez lorsque je dis des mals,
Inégals, principals, et des vice-amirals;

Lorsqu'un moment après, pour mieux me faire entendre
Je dis fataux, navaux, devez-vous me reprendre?
J'enrage de bon cœur quand je trouve un trigaud
Qui souffle tout ensemble et le froid et le chaud.

MERLIN.

J'ai la raison pour moi qui me fait vous reprendre,
Et je vais clairement vous le faire comprendre.

Al est un singulier dont le pluriel fait aux ;
On dit c'est mon égal et ce sont mes égaux.

C'est l'usage.

LA RISSOLE.

L'usage? Eh bien! soit. Je l'accepte.

MERLIN.

Fatal, naval, régal, sont des mots qu'on excepte.
Pour peu qu'on ait de sens ou d'érudition,
On sait que chaque règle a son exception.
Par conséquent on voit par cette règle seule...

LA RISSOLE.

J'ai des démangeaisons de te casser la gueule.

MERLIN.

Vous?

LA RISSOLE.

Oui, palsandié! moi je n'aime point du tout Qu'on me berce d'un conte à dormir tout debout : Lorsqu'on veut me railler, je donne sur la face.

MERLIN.

Et tu crois au Mercure occuper une place?
Toi! tu n'y seras point, je t'en donne ma foi.

LA RISSOLE.

Mordié! je me bats l'œil du Mercure et de toi.
Pour vous faire dépit, tant à toi qu'à ton maître,
Je déclare à tous deux que je n'y veux pas être.
Plus de mille soldats en auroient acheté
Pour voir en quel endroit la Rissole eût été;
C'étoit argent comptant, j'en avois leur parole.
Adieu, pays. C'est moi qu'on nomme la Rissole:
Ces bras te deviendront ou fatals ou fataux.

MERLIN.

Adicu, guerrier fameux par des combats navaux.

(LE MERCURE GALANT, acte IV, scène vii.)

DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

Le génie littéraire du xvIIe siècle s'était formé sous trois influences: la religion, l'antiquité et la monarchie absolue de Louis XIV. La gran deur et les abus de cette époque en enfantèrent une autre tout opposée: ce fut le XVIIIe siècle. On négligea l'étude des anciens modèles; on cultiva la philosophie sceptique, et l'on ne s'occupa guère que de réformes politiques. Les écrivains furent moins littérateurs que philosopheson se proposa moins de composer des ouvrages littéraires, que de faire des livres qui pussent agir sur les esprits et préparer les réformes qu'on appelait de tous ses vœux. Cette philosophie raisonneuse, cette liberté religieuse dégénérée en scepticisme, cet esprit de critique sociale et politique, furent funestes à la poésie, qui vit d'enthousiasme et d'inspiration. On la négligea, et on lui préféra la prose. Voltaire est le seul grand poëte de tout le siècle. Après lui, on trouve quelques beaux morceaux de poésie, mais il n'y a aucun grand poëme.

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