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Qu'en peu de jours il eut au fond de l'hermitage
Le vivre et le couvert ; que faut-il davantage?
Il devint gros et gras: Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vou d'être siens.
Un jour au dévot personnage
Des députés du peuple rat

S'en vinrent demander quelque aumône légère :
Ils alloient en terre étrangère

Chercher quelque secours contre le peuple chat;
Ratopolis était bloquée :

On les avait contraints de partir sans argent,
Attendu l'état indigent

De la république attaquée.

Ils demandoient fort peu, certains que le secours Seroit prêt dans quatre ou cinq jours.

<< Mes amis, dit le solitaire,

Les choses d'ici-bas ne me regardent plus :
En quoi peut un pauvre reclus

Vous assister? Que peut-il faire,

Que de prier le ciel qu'il vous aide en ceci?
J'espère qu'il aura de vous quelque souci. »>
Ayant parlé de cette sorte,

Le nouveau saint ferma sa porte.

Qui désigné-je, à votre avis,
Par ce rat si peu secourable?

Un moine? Non, mais un dervis :

Je suppose qu'un moine est toujours charitable.

(Livre. VII, fable. 3.)

Le Chat, la Belette et le petit Lapin.

Du palais d'un jeune lapin

Dame belette, un beau matin,

S'empara c'est une rusée.

Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates, un jour
Qu'il étoit allé faire à l'aurore sa cour

Parmi le thym et la rosée.

Après qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jeannot lapin retourne aux souterrains séjours.
La belette avait mis le nez à la fenêtre.

<< O dieux hospitaliers! que vois-je ici paroître?
Dit l'animal chassé du paternel logis.
Holà! madame la belette,

Que l'on déloge sans trompette,

Ou je vais avertir tous les rats du pays. »
La dame au nez pointu répondit que la terre
Étoit au premier occupant.

C'étoit un beau sujet de guerre

Qu'un logis où lui-même il n'entroit qu'en rampant! « Et quand ce seroit un royaume,

Je voudrois bien savoir, dit-elle, qu'elle loi
En a pour toujours fait l'octroi

A Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,

Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi.

Jean lapin allégua la coutume et l'usage:

« Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,
L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage?
Or bien, sans crier davantage,

Rapportons-nous 1, dit-elle, à Raminagrobis. »
C'étoit un chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite,

Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean lapin pour juge l'agrée.

Les voilà tous deux arrivés

Devant Sa Majesté fourrée.

Grippeminaud leur dit : « Mes enfants, approchez, Approchez; je suis sourd, les ans en sont la cause. » L'un et l'autre approcha, ne craignant nulle chose. Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,

Grippeminaud, le bon apôtre,

Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre 2.

Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois
Les petits souverains se rapportant aux rois.

(Livre. VII, fable. 16).

1 Il faudrait rapportons-nous-en. On dit s'en rapporter à quelqu'un.

2 Il serait plus correct de dire en LBS croquant l'un et l'autre.

Les deux Pigeons 1.

Deux pigeons s'aimoient d'amour tendre :
L'un d'eux, s'ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre

Un voyage en lointain pays.

L'autre lui dit : « Qu'allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frère?

L'absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel! Au moins, que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,

Changent un peu votre courage 2.

Encor, si la saison avançoit davantage !

Attendez les zéphyrs: qui vous presse? Un corbeau Tout à l'heure annonçoit malheur à quelque oiseau ; Je ne songerai plus que rencontre funeste,

Que faucons, que réseaux. Hélas! dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,

Bon souper, bon gîte, et le reste? »>
Ce discours ébranla le cœur

De notre imprudent voyageur.

Mais le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point:
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite :
Je reviendrai dans peu conter de point en point

1 Cette fable est justement célèbre. La Fontaine y égale Racine dans la peinture des sentiments les plus tendres et les plus délicats.

2 Courage se disait pour situation d'esprit, intention, projel.

Mes aventures à mon frère;

Je le désennuîrai. Quiconque ne voit guère
N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.

Je dirai : J'étois là; telle chose m'avint.

Vous y croirez être vous-même. »
A cs, en pleurant ils se dirent adieu.
Le voyageur s'éloigne, et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il part tout morfondu 1,
Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie;
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès; cela lui donne envie;
Il y vole, il est pris: ce blé couvroit d'un lacs
Les menteurs et traîtres appâts 3.

Le lacs étoit usé; si bien que, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Fut qu'un certain vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l'avait attrapé,
Sembloit un forçat échappé.

Le vautour s'en alloit le lier, quand des nues

1 Morfondu, refroidi; de morbo fundere.

2 Lacs, du latin laqueus, cordon, filet.

3 Ne pas confondre le mot appâts, pâture qui attire, avec appas charmes extérieurs.

↳ Lier, terme de chasse qui signifie saisir.

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