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qui m'est arrivé; je me promenais vers le petit bois où j'ai rencontré depuis le très illustre page et le très honorable grand veneur. J'ai vu sur le sable les traces d'un animal, et j'ai juge aisément que c'étaient celles d'un petit chien. Des traces qui paraissaient avoir rasé la surface du sable à côté des pattes de devant, m'ont appris qu'il avait les oreilles très longues; et comme j'ai remarqué que le sable était toujours moins creusé par une patte que par les trois autres, j'ai compris que le chien de notre auguste reine était un peu boiteux, si j'ose le dire.

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A l'égard du cheval du roi, vous saurez que me promenant dans les routes de ce bois, j'ai aperçu les marques des fers d'un cheval; elles étaient toutes à égales distances. Voilà, ai-je dit, un cheval qui a un galop parfait. La poussière des arbres, dans une route étroite qui n'a que sept pieds de large, était un peu enlevée à droite et à gauche, à trois pieds et demi du milieu de la route. Ce cheval, ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi, qui, par ses mouvements de droite et de gauche, a balayé cette poussière. J'ai vu sous les arbres, qui formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement tombées; et j'ai connu que le cheval y avait touché, et qu'ainsi il avait cinq pieds de haut. Quant à son mors, il doit être d'or, car il en a frotté les bossettes contre une pierre, que j'ai reconnue pour une pierre de touche, et dont j'ai fait l'essai. J'ai jugé enfin, par les marques que ses fers ont laissé sur des cailloux d'une autre espèce, qu'il était ferré d'argent."

IV. Tous les juges admirèrent le profond et subtil discernement de Zadig; la nouvelle en vint jusqu'au roi et à la reine. On ne parlait que de Zadig dans les antichambres, dans le chambre, et dans le cabinet; et quoique plusieurs mages opinassent qu'on devait le brûler comme sorcier, le roi ordonna qu'on lui rendit l'amende des quatre cents onces d'or à laquelle il avait été condamné. Le greffier, les huissiers, les procureurs vinrent chez lui en grand appareil, lui rapporter ses quatre cents onces; ils en retinrent seulement trois cent quatre-vingtdix-huit pour les frais de justice; et leurs valets deman dèrent des honoraires.

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Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d'être trop savant, et se promit bien à la première occasion de ne point dire ce qu'il avait vu.

Cette occasion se trouva bientôt. Un prisonnier d'état s'échappa: il passa sous les fenêtres de sa maison. On interrogea Zadig, il ne répondit rien; mais on lui prouva qu'il avait regardé par la fenêtre. Il fut condamné, pour ce crime, à cinq cents onces d'or, et il remercia ses juges de leur indulgence, selon la coutume de Babylone. "Hélas!" dit-il en lui-même, " 'qu'on est à plaindre quand on se promène dans un bois où le chien de la reine et le cheval du roi ont passé! qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre ! qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie !"

PEPIN LE BREF, ROI DE FRANCE.

HISTORIQUE.

PEPIN, roi de France, fut surnommé le Bref, à cause de sa courte taille, que les courtisans tournaient quelquefois en ridicule. Cette licence venant à ses oreilles, il se détermina à établir son autorité par quelque exploit extraordinaire; et l'occasion s'en présenta bientôt. Dans une diversion magnifique qu'il donna au public, il y eut un combat entre un taureau et un licn. Ce dernier, dans sa fureur, avait presque vaincu son antagoniste; quand Pepin se tournant vers sa noblesse dit: "Qui d'entre vous oserait aller séparer, ou tuer ces deux animaux furieux ?" La seule idée les fit trembler; personne ne répondit: "Eh bien, ce sera moi," répliqua le monarque. Sur quoi tirant son sabre hors du fourreau, il sauta dans 'arène, alla vers le lion, le tua; et, sans le moindre délai, déchargea un si terrible coup sur le taureau, que la tête pendait par le dessous du cou. Les courtisans furent également étonnés de son courage et de sa force; et le roi leur dit d'un ton de hauteur héroïque: "David était petit; cependant il renversa le géant insolent, qui avait baé le mépriser."

LA VERITÉ OBTIENT L'ESTIME, ET ATTIRE

LA CONFIANCE.

JAMAIS le mensonge ne peut être véritablement utile ; tôt ou tard il se découvre, et déshonore celui qui l'en ploie; tandis que la vérité, en obtenant l'estime, en attirant la confiance, nous sert même dans les occasions où l'on pourrait naturellement croire qu'elle devrait être dangereuse et nuisible. Cette réflexion me rappelle un trait d'histoire très intéressant.

Hégiage, célèbre guerrier arabe, mais d'un caractère cruel et féroce, avait condamné plusieurs prisonniers de guerre à la mort; l'un d'eux ayant obtenu d'Hégiage un moment d'audience, lui tint ce discours: "Vous devriez, scigneur, m'accorder ma grâce; car un jour Abdarrahman ayant prononcé des imprécations contre vous, je lui représentai qu'il avait tort, et dès cet instant j'ai toujours été brouillé avec lui." Hégiage lui ayant demandé s'il avait quelque témoin de ce fait l'officier nomma un prisonnier prêt à subir la mort ainsi que lui. Le général fit avancer ce dernier, et après l'avoir interrogé, il accorda la grâce que l'autre sollicitait; ensuite il demanda à celui qui avait servi de témoin, s'il avait aussi pris sa défense contre Abdarrahman; celui-ci, continuant de rendre hommage à la vérité, ent le courage de répondre qu'il n'avait pas cru devoir le faire. Hégiage, malgré sa férocité, fut vivement frappé de tant de franchise et de grandeur d'âme. "Eh bien," reprit-il, après un moment de silence, "si je vous accordais la vie et la liberté, seriezvous encore non ennemi ?"--" Non, seigneur," répondit le prisonnier. "Il suffit," dit Hégiage, "je compte entièrement sur cette simple parole; vous m'avez trop prouvé l'horreur que vous cause le mensonge, pour que je puisse douter de vos promesses. Conservez cette vie

qui vous est moins chère que l'honneur et que la vérité · et recevez la liberté comme la juste récompense due à lant de vertu."

L'HONNETE MATELOT.

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L'ESPAGNOL ET L'INDIEN.

UN voyageur Espagnol avait rencontré un Indien au milieu d'un désert. Ils étaient tous deux à cheval; l'Espagnol qui craignait que le sien ne pût faire sa route, parce qu'il était très mauvais, demanda à l'Indien qui en avait un jeune et vigoureux, de faire un échange; celui-ci refusa, comme de raison. L'Espagnol lui cherche une querelle; ils en viennent aux mains; mais l'Espagnol, bien armé, se saisit facilement du cheval qu'il désirait, et continue sa route. L'Indien le suit jusque dans la ville la plus prochaine, et va porter ses plaintes au juge. L'Espagnol est obligé de comparaître et d'amener le cheval; il traite l'Indien de fourbe, assurant que le cheval lui appartient et qu'il l'a élevé tout jeune.

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Il n'y avait point de preuves du contraire, et le juge indécis allait renvoyer les plaideurs hors de cour et de procès, lorsque l'Indien s'écria: "Le cheval est à moi, et je le prouve." Il ôte aussitôt son manteau, en couvre subitement la tête de l'animal, et s'adressant au juge: Puisque cet homme," dit-il, assure avoir élevé ce cheval, commandez-lui de dire duquel des deux yeux il est borgne." L'Espagnol ne veut point paraître hésiter, et répond à l'instant, de l'œil droit. Alors l'Indien découvrant la tête du cheval: "Il n'est borgne," dit-il, "ni de l'œil droit, ni de l'œil gauche." Le juge, convaincu par une preuve si ingénieuse et si forte, lui adjugea le cheval, et l'affaire fut terminée.

L'HONNÊTE MATELOT.

UN marchand turc avait perdu sa bourse, qui contenait deux cents pièces d'or. Il s'adressa au crieur public, à qui il ordonna de déclarer qu'il donnerait la moitié de la somme à celui qui l'aurait trouvée. Elle était tombée entre les mains d'un matelot, qui aima mieux faire un gain légitime, en se bornant au salaire proposé, que de se rendre coupable de vol; car, par un article du Coran,

celui qui conserve une chose perdue et criée publiquement est déclaré voleur. Il confesse donc au crieur qu'il a trouvé la bourse, et offre à la rendre en recevant la moitié de ce qu'elle contenait. Le marchand parut aussitôt, mais, charmé de retrouver son argent, il aurait voulu se dégager de sa promesse. Ne pouvant le faire sans quelque prétexte, il eut recours au mensonge.

Avec les deux cents pièces d'or, il prétendait qu'il y avait dans la bourse une très belle émeraude, qu'il redemanda au matelot, qui prit le ciel et le prophète à témoin qu'il n'avait point trouvé d'émeraude. Cependant il fut conduit devant le cadi, avec une accusation de vol. Soit injustice ou négligence, le juge déchargea à la vérité le matelot du crime de vol; mais, lui reprochant d'avoir perdu par sa faute un bijou précieux, il le força de rendre les deux cents pièces d'or au marchand, sans en tirer la récompense promise. Une sentence si dure ruinant tout-à-la-fois l'espérance et l'honneur du pauvre matelot, il en porta sa plainte au visir, qui la jugea digne de son attention. Toutes les parties furent assignées devant lui. Après avoir entendu le marchand, il demanda au crieur ce qu'il avait reçu ordre de publier. Celui-ci ayant déclaré qu'on ne lui avait parlé que de deux cents pièces d'or, le marchand se hâta d'ajouter, que, s'il n'avait pas nommé l'émeraude, c'était dans la crainte que, la bourse tombant entre les mains de quelque ignorant qui n'aurait pas connu la valeur de ce bijou, il n'eût été engagé de le garder en apercevant qu'il était d'un grand prix. D'un autre côté, le matelot fit serment qu'il n'avait trouvé dans la bourse que les deux cents pièces d'or. Enfin, le visir rendit cette sentence: "Puisque le marchand a perdu une émeraude avec deux cents pièces d'or, et que le matelot jure que dans la bourse qu'il a trouvée il n'y avait point d'émeraude, il est manifeste que la bourse et l'or que le matelot a trouvés ne sont point ce que le marchand a perdu : c'est un autre qui a fait cette perte. Que le marchand continue donc à faire crier son or et son émeraude jusqu'à ce qu'ils lui soient rapportés par quelque personne qui ait la crainte de Dieu. Quant au matelot, il gardera pendant quarante jours l'or qu'il a trouvé; et, si celui qui l'a perdu ne se présente pas

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