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main gauche, et j'eus la jambe emportée par un boulet de canon. Si j'avais été assez heureux pour perdre ma jambe et l'usage de ma main à bord d'un vaisseau du roi et non sur un corsaire, j'aurais eu des droits à être vêtu et nourri pendant le reste de ma vie; mais le hasard ne l'a pas voulu. Comme dit le proverbe, l'un naît avec une cuiller d'argent dans la bouche, et l'autre avec une cuiller de bois. Cependant, je jouis d'une bonne santé, et j'aimerai toujours la liberté et la vieille Angleterre. Vive à jamais la liberté ! la propriété et la vieille Angleterre !

Ayant ainsi parlé, le soldat estropié s'éloigna clopin, clopant, me laissant dans l'admiration de son intrépidité et de son contentement. Je reconnus alors qu'une longue familiarité avec la misère sert bien mieux que la philo sophie à nous apprendre à la mépriser.

VALENTIN DUVAL

HISTORIQUE.

I. VALENTIN DUVAL naquit a village d'Artonay, en Champagne. Son père était un pauvre laboureur. Sa première enfance se passa dans la chaumière de ses parents, où on ne lui apprit pas seulement à connaître ses lettres.

A dix ans, il perdit son père et sa mère; il fallut travailler pour vivre: il entra chez un fermier pour y garder le bétail. Cette triste ressource lui manqua bientôt; et, ne pouvant trouver un nouveau maître dans son village, il prit le parti d'aller chercher ailleurs et du travail et du pain.

Sans parents, sans personne qui s'intéressât à lui, il ne savait guère de quel côté tourner ses pas. Pour comble de malheur, un hiver affreux désolait les campagnes, et réduisait une partie des paysans à une misère extrême. Figurez-vous donc le petit Valentin errant au hasard sur les routes couvertes de neige, s'arrêtant quelquefois devant une misérable chaumière pour demander à se chauf fer un instant, et sollicitant avec timidité un peu de nourriture, que souvent on lui refusait. Sa position étiat

horrible. La misere publique avait rendu tout le monde sourd aux plaintes de l'infortune. Ne sachant ou reposer

sa tête, il prend la résolution d'aller chercher une contrée plus heureuse. Il s'informe s'il n'est pas quelque pays que le fléau ait respecté : on lui parle du midi, de l'orient. Le midi! l'orient! c'étaient pour lui des mots nouveaux; ils firent naître dans sa tête des idées nouvelles. Ce fut, dit-il lui-même, la source de ses premières réflexions, sa première leçon de géographie.

Il

Le voilà donc qui cherche cette terre de bonheur; il marche vers le point où le soleil lui paraît se lever. traverse la Champagne, et partout la disette lui présente un spectacle affreux. Ce ne fut qu'en entrant dans la Lorraine qu'il retrouva l'abondance et l'espoir d'un avenir plus heureux.

Cette

[I. Un soir il s'arrêta à un ermitage pour y demander hospitalité. Le solitaire l'accueillit, et partagea avec lui son frugal repas. L'esprit et le caractère du jeune homme lui plurent. Il l'engagea à rester quelques jours avec lui. Valentin ne se fit pas beaucoup prier; il mit tous ses soins à plaire à son hôte, et l'ermite en fut si charmé qu'il lui offrit la moitié de sa solitude et son amitié. rencontre fut la plus heureuse que pouvait faire le pauvre orphelin, et décida du sort de sa vie. Le bon ermite, dans les moments de repos, prit plaisir à montrer à lire à son jeune disciple, et celui-ci fit des progrès si rapides, qu'il fut bientôt aussi savant que son mattre; c'est-à-dire qu'il sut lire passablement et écrire un peu en gros. premières connaissances excitèrent en lui le plus vif désir de s'instruire; mais les moyens lui manquaient; l'ermite n'avait que quelques livres de dévotion.

Ces

De l'ermitage de la Rochette, où il se trouvait, Valentin passa à celui de Sainte-Anne, auprès de Lunéville. Ses occupations dans cette nouvelle maison étaient de garder six vaches et de servir quatre ermites, de la plus grossière ignorance; il y joignait la lecture de quelques bouquins, qu'il trouva dans l'ermitage, et parvint seul à perfectionner son écriture. Un abrégé d'arithmétique devint bientôt l'objet de ses études, auxquelles il se livrait dans le silence des bois. Il prit les premières notions

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d'astronomie et de géographie à l'aide de ses scules ré flexions, de quelques cartes et d'un tube de roseau placé sur un chêne élevé, dont il avait fait son observatoire.

Plus Valentin apprenait, plus il brûlait du désir d'apprendre encore. Il eut bientôt lu, relu et appris par

cœur tous ses livres. Où en trouvera-t-il d'auties maintenant? Il faudra donc qu'il cesse de s'instruire? Soyez sans inquiétude; Valentin saura bien encore vaincre cette difficulté. Le voilà qui déclare la guerre aux animaux de la forêt, dans le dessein de vendre leur fourrure pour acheter des livres; sans cesse à l'affût, tantôt il prend un lapin, tantôt une belette ou quelque autre animal. Son ardeur était incroyable. Il eut un jour une lutte violente à soutenir contre un chat sauvage, qu'il ne put vaincre qu'au prix de son sang. Enfin, sa constance lui procura au bout de quelques mois environ cent francs. Le cœur palpitant de joie, il court à Nancy, entre chez un libraire, choisit, paie, et retourne à sa solitude, le dos chargé de livres, mais la bourse absolument vide d'argent.

III. Une aventure heureuse vint accroître son petit trésor. Il trouva un jour ur cachet d'or armorié. Il le fait annoncer au prône: un Anglais se présente, et le réclame. S'il est à vous, dit Valentin, je vous prie de le blasonner. Tu te moques de moi, répond l'Anglais étonné; le blason n'est pas assurément de ton ressort. Soit, répond le jeune pâtre; mais, je vous déclare qu'à moins de blasonner votre cachet vous ne l'aurez pas. Surpris de ce ton ferme, l'Anglais obéit, et reçut ensuite son cachet. Voulant récompenser celui qui le lui avait rendu, il l'invita à le venir voir. Par sa générosité, la bibliothèque de Valentin s'éleva à quatre cents volumes, tandis que sa garde-robe restait toujours la même. Un sarrau de toile ou de laine, un mauvais bonnet et des sabots composaient tout son ajustement; mais c'était là la moindre de ses inquiétudes.

Cependant, tandis qu'il formait ainsi son esprit par 'étude, il faut l'avouer, le troupeau n'en allait pas mieux. Les ermites, qui se moquaient des sciences, se plaignirent très haut; l'un d'eux le menaça même de brûler tous ses livres, et joignit un geste offensant à cette menace.

Va

lentin était né sensible, ardent; la nécessite avait plié son âme à la servitude, mais non aux insultes; il saisit une pelle à feu, met le frère à la porte de sa propre demeure, en fait autant aux autres, qui accourent au bruit, et s'enferme seul à double tour. L'ermitage est dans le plus grand tumulte. Le supérieur arrive, et demande ce que signifie tout ce qu'il voit. Valentin, pracé tranquillement à la fenêtre, explique avec sincérité les torts du frère et les siens propres, et n'ouvre la porte qu'après avoir fait accepter une capitulation. Les deux points principaux du traité furent l'oubli de tout le passé, et deux heures par jour à l'avenir pour vaquer à ses études. A ces conditions, il s'engagea à servir l'ermitage pendant dix ans pour la nourriture et l'habit. Ce qu'il y a de plus plaisant, observe-t-il lui-mêrne dans ses mémoires, c'est que cet acte fut ratifié chez un notaire de Lunéville.

IV Le bois où Valentin menait paître ses vaches était son cabinet d'étude le plus ordinaire. Un jour qu'il y était entouré, selon sa coutume, de ses livres et de ses cartes géographiques, il fut abordé par un homme de bonne mine et richement vêtu, qui, surpris de cet appareil, lui demanda ce qu'il faisait là. "J'étudie la géographie," répondit Valentin.-" Est-ce que vous y entendez quelque chose?" reprit l'inconnu.-"Je ne m'occupe que de ce que j'entends," répliqua le jeune homme. C'est très bien," dit le passant; "mais où en êtes-vous ?""Je cherche la route de Québec," reprit Valentin, " pour aller continuer mes études à l'université de cette ville." (Il avait lu dans ses livres que Québec avait une université alors assez célèbre.) "Il y a," reprit l'inconnu, " des universités plus à votre portée; je puis vous en indiquer.”

Au milieu de ce dialogue, un nombreux cortége s'approche de toutes parts, à travers les arbres, et entoure avec beaucoup de respect le personnage qui questionnait Valentin. Celui-ci reconnaît alors qu'il est devant un très grand seigneur, et veut excuser la liberté de ses réponses. Le prince de Lorraine, car c'était lui, le rassura, et lui dit qu'il était si charmé de ses dispositions, qu'il se chargerait de son sort. Enfin Valentin se vit au comble de ses vœux on le plaça dans une université; et seg

LE TABLEAU DE FAMILLE.

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progrès furent si rapides, qu'au bout de deux ans, le prince, qui voulait se l'attacher, lui fit faire plusieurs voyages, et à son retour le nomma son bibliothécaire et professeur d'histoire à l'académie de Lunéville. Cette place, et les leçons qu'il donnait à de riches Anglais, lui procurèrent les moyens de faire rebâtir à neuf son ancien ermitage de Sainte-Anne. On voit que la reconnaissance était au nombre de ses vertus. Lorsque la Lorraine fut cédée à la France, il refusa toutes les propositions qui lui furent faites pour rester, et suivit la bibliothèque de son bienfaiteur à Florence, où il demeura dix ans. La réputation que son savoir lui avait acquise le fit appeler à Vienne par l'empereur pour lui former un cabinet de médailles. C'est là qu'il vécut aimé et considéré de toute la famille impériale, et qu il mourut, en 1775, âgé de près de quatrevingts ans.

LE TABLEAU DE FAMILLE.

í. Ma femme et ma fille. ayant rendu par hasard une visite à celles du voisin Flamborough, apprirent que la famille venait de se faire peindre par un artiste qui parcourait la province, et saisissait la ressemblance à quinze schellings par tête. Comme cette famille et la nôtre avaient eu longtemps une sorte de rivalité sur l'article du goût, notre amour-propre s'alarma de cette marche gagnée sur nous. Nonobstant tout ce que je pus dire, et je dis beaucoup, il fut résolu que nous nous ferions peindre aussi. Nous retinmes donc l'artiste, (car que pouvais-je faire ?) et nous avisâmes ensuite aux moyens de montrer la supériorité de notre goût dans les attitudes. La famille de notre voisin se composait de sept personnes, et on les avait représentées chacune avec une orange; idée de fort mauvais goût; d'ailleurs point de variété, pas l'ombre de composition. Nous voulûmes quelque chose d'un style plus brillant, et après plusieurs délibérations il fut décidé à l'unanimité que nous serions peints tous ensemble dans un vaste tableau de famille historique. Cela nous revien drait à meilleur marché, puisque le même cadre servirait

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