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jamais que par calcul, pour servir son intérêt ou pour nuire aux autres.

Vous voyez bien qu'en dépit des noms de lion, d'aigle, d'âne, de singe ou de renard, il n'y a là que des homme. Il est donc tout naturel que cette comédie humaine nous amuse. J'ajoute que, dans cette comédie, l'homme n'est pas toujours représenté en mal. Si elle était toujours satirique et moqueuse, la comédie de la Fontaine ne serait pas un tableau fidèle du monde. Il y a autre chose que le mal ici-bas: il y a de bonnes âmes et de bons sentiments. Il y a donc aussi de bonnes et douces bêtes parmi les acteurs de la Fontaine il y a le rat qui délivre le lion du filet où il s'était laissé prendre; il y a la colombe qui sauve la fourmi qui allait se noyer, en lui jetant un brin d'herbe :

Ce fut un promontoire où la fourmis arrive :

Elle se sauve...

:

et, en bête reconnaissante, voyant un villageois qui allait, avec son arbalète, tirer sur la colombe, la fourmi le mord au talon :

Le vilain retourne la tête;

La colombe l'entend, part et tire de long1.

Les deux pigeons peignent l'amour, et, comme la Fontaine avait aussi le culte de l'amitié, il a voulu dire

1 Liv. II, f. xII.

aussi dans ses fables ce que c'est que l'amitié, quelle en est la force et le charme. Voyez le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Ral:

La Gazelle, le Rat, le Corbeau, la Tortue,
Vivaient ensemble unis: douce société!

Le choix d'une demeure aux humains inconnue
Assurait leur félicité.

Mais quoi! l'homme découvre enfin toutes retraites.
Soyez au milieu des déserts,

Au fond des eaux, au haut des airs,
Vous n'éviterez point ses embûches secrètes.
La Gazelle s'allait ébattre innocemment,
Quand un chien, maudit instrument
Du plaisir barbare des hommes,

Vint sur l'herbe éventer la trace de ses pas.

Elle fuit; et le Rat, à l'heure du repas,

Dit aux amis restants : « D'où vient que nous ne sommes

Aujourd'hui que trois conviés;

La Gazelle déjà nous a-t-elle oubliés? »

A ces paroles, la Tortue

S'écrie et dit « Ah! si j'étais
Comme un corbeau d'ailes pourvue,
Tout de ce pas je m'en irais
Apprendre au moins quelle contrée,
Quel accident tient arrêtéc

Notre compagne au pied léger;

Car, à l'égard du cœur, il en faut mieux juger.
Le Corbeau part à tire-d'aile :

Il aperçoit de loin l'impruderte Gazelle

Prise au piége et se tourmentant.

Il retourne avertir les autres à l'instant;

D

Car, de lui demander quand, pourquoi ni comment

Ce malheur est tombé sur elle,

Et perdre en vains discours cet utile moment,
Comme eût fait un maître d'école,

Il avait trop de jugement.

Le Corbeau donc vole et revole.
Sur son rapport, les trois amis
Tiennent conseil. Deux sont d'avis
De se transporter sans remise

Aux lieux où la Gazelle est prise.
L'autre, dit le Corbeau, gardera le logis:
Avec son marcher lent, quand arriverait-elle?
Après la mort de la Gazelle. »

Ces mots à peine dits, ils s'en vont secour.r
Leur chère et fidèle compagne,
Pauvre chevrette des montagnes.
La Tortue y voulut courir;

La voilà comme eux en campagne,
Maudissant ses pieds courts avec juste raison,
Et la nécessité de porter sa maison.

Rongemaille (le Rat cut à bon droit ce nom)
Coupe les nœuds du lacs

Le chasseur vient et dit :

on peut penser la joie.

« Qui m'a ravi ma proie? »

Rongemaille, à ces mots, se retire en un trou,
Le Corbeau sur un arbre, en un bois la Gazelle;
Et le chasseur, à demi fou

De n'en avoir nulle nouvelle,

Aperçoit la Tortue et retient son courroux.
D'où vient, dit-il, que je m'effraye?

Je veux qu'à mon souper celle-ci me défraye. "
Il la mit dans son sac. Elle cût payé pour tous,
Si le Corbeau n'en cût averti la Chevrette.

Celle-ci, quittant sa retraite,

Contrefait la boiteuse et vient se présenter.
L'homme de suivre et de jeter

Tout ce qui lui pesait; si bien que Rongemaille
Autour des nœuds du sac tant opère et travaille

Qu'il délivre encor l'autre sœur

Sur qui s'était fondé le souper du chasseur.
Pilpay conte qu'ainsi la chose s'est passée.
Pour peu que je voulusse invoquer Apollon,
J'en ferais, pour vous plaire, un ouvrage aussi long
Que l'Iliade ou l'Odyssée;

Rongemaille ferait le principal héros,

Quoiqu'à vrai dire ici chacun soit nécessaire.
Porte-maison l'infante y tient de tels propos
Que monsieur du Corbeau va faire
Office d'espion et puis de messager.
La Gazelle a d'ailleurs l'adresse d'engager
Le chasseur à donner du temps à Rongemaille.
Ainsi chacun, dans son endroit,

S'entremet, agit et travaille.

A qui donner le prix? Au cœur, si l'on m'en croit.
Que n'ose et que ne peut l'amitié violente?
Cet autre sentiment que l'on appelle amour
Mérite moins d'honneur. Cependant chaque jour
Je le célèbre et je le chante.

Hélas! il n'en rend pas mon âme plus contente !!

Quel éloge et surtout quel tableau de l'amitié! Ce n'était pas la première fois, aussi bien, que la Fontaine chantait l'amitié et qu'il lui attribuait avec raison toutes les douceurs et même quelques-unes des inquiétudes de l'amour :

Deux vrais amis vivaient au Monomotapa;

L'un ne possédait rien qui n'appartint à l'autre,
Les amis de ce pays-là

Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.

Liv. XII, f. xv.

Une nuit que chacun s'occupait au sommeil
Et mettait à profit l'absence du soleil,
Un de nos deux amis sort du lit en alarme;

Il court chez son intime, éveille les valets :

L'ami couché s'étonne; il prend sa bourse, il s'arme,
Vient trouver l'autre et dit : « Il vous arrive peu
De courir quand on dort; vous ne paraissez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme.
N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu?
En voici. S'il vous est venu quelque querelle,
J'ai mon épée allons...

- Non, dit l'ami; ce n'est ni l'un ni l'autre point.
Je vous rends grâce de ce zèle.

Vous m'êtes, en dormant, un peu triste apparu;
J'ai craint qu'il ne fùt vrai; je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause. »

Qui d'eux aimait le mieux? Que t'en semble, lecteur?
Cette difficulté vaut bien qu'on la propose.

Qu'un ami véritable est une douce chose!

Il cherche vos besoins au fond de votre cœur;

Il vous épargne la pudeur

De les lui découvrir vous-même :

Un songe, un rien, tout lui fait peur,
Quand il s'agit de ce qu'il aime'.

Nous commençons à découvrir ici quel est le secret de la poésie de la Fontaine; et ce secret, ne nous y trompons pas, est le même que chez les autres poëtes. Le secret de la poésie est en effet de dire mieux que tout le monde ce que pense tout le monde. C'est par les sen

1 Liv. VIII, f. xII.

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