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Ce

que c'est que la cour, la mer et son empire. Fortune, qui nous fais passer devant les yeux

Des dignités, des biens que jusqu'au bout du monde
On suit, sans que l'effet aux promesses réponde,
Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux.
En raisonnant de cette sorte

Et contre la Fortune ayant pris ce conseil,
Il la trouve assise à la porte

De son ami plongé dans un profond sommeil.

(Liv. VII, f. x11.)

Il y a dans cette fable et dans le récit des aventures du coureur de richesse un arrière-souvenir des Deux Pigeons. Ne courons pas au loin pour chercher le bonheur ou la fortune: le bonheur est près de nous; il ne s'agit que de savoir le goûter. La fortune aussi est souvent près de nous, et nous nous en éloignons quand nous courons la chercher. La meilleure et la plus sûre fortune est celle que nous nous faisons sur place, dans la condition que le sort nous a donnée, celle qui se compose surtout de la modération de nos désirs. Désirer un peu moins qu'on n'a, c'est là notre plus vraie fortune, et c'est celle-là qui est assise à notre porte. Mais tout le monde ne sait pas la voir, de même que tout le monde ne sait pas goûter le paisible bonheur du foyer domestique. Le cœur de l'homme est ardent et impétueux; il s'élance sans cesse au dehors; il aspire à lout :

Cet homme, disent-ils, était planteur de choux,

Et le voilà devenu pape!

Ne le valons-nous pas?.....

Ah! voilà le cri de l'ambition et de la vanité humaine! Cet homme n'était rien, et le voilà ministre! ne le valons-rous pas? Et celui-ci : Il est arrivé à Paris en sabots, et le voilà quatre ou cinq fois millionnaire! Ne le valons-nous pas? - Et ce grand poëte que j'ai connu commis dans un bureau! et ce maréchal de France que "'ai connu caporal! Ne les valons-nous pas? Je réponds bien vite avec la Fontaine :

....

Vous valez cent fois inicux.

Mais que vous sert votre mérite?

La Fortune a-t-elle des yeux?

Ne sait-on pas, dit aussi Boilean,

Que le sort, en ce siècle de fer,

D'un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair?

Ne nous plaignons donc pas de la Fortune, puisqu'elle est aveugle; et j'avoue, quand j'y pense, que c'est un grand bonheur pour les hommes que la Fortune soit aveugle. Il n'y a rien de si consolant pour la vanité el pour le mérite; il n'y a rien même de si commode et de si avantageux pour le commerce du monde. Où en serions-nous s'il nous fallait croire que la Fortune fait une distribution équitable de ses faveurs et que qui

conque est élevé mérite de l'être? Et où en serionsnous aussi, d'un autre côté, si nous étions forcés de penser que ceux que le sort a précipités du haut en bas sont dignes de leur chute, et que quiconque est malheureux mérite de l'être? Plus de pitié pour l'infortune, plus de fidélité au malheur, plus de mépris pour la fausse grandeur, plus de dédain pour la sotte opulence. Nous serions tenus de prendre les gens au pied de ce qu'ils paraissent et non pas au pied de ce qu'ils sont cela serait très-gênant. Quand nous-mêmes nous nous trouverions petits et obscurs, nous serions obligés d'être modestes c'est là ce qui serait le plus gênant. Le bandeau qui est sur les yeux de la Fortune remet l'ordre partout nous n'avons plus à nous étonner ou à nous affliger des injustices que nous voyons ou que nous souffrons; nous ne sommes plus contraints à prendre les honneurs pour l'honneur, et les dignités pour la dignité; nous faisons les révérences d'étiquette, et nous gardons notre respect pour qui le mérite. Nous nous donnons le plaisir un peu amer, mais qui n'en vaut pas moins, de mépriser plus grand ou plus fort que nous; nous nous faisons une hiérarchie dans la conscience, que nous opposons à la hiérarchie de la ville et de la cour. Voilà comment la justice se rélablit dans ce monde, en cassant les arrêts du sort. La vanité ne trouve pas moins son compte que la justice dans cet aveuglement de la Fortune; elle se con

sole des échecs qu'elle éprouve en songeant que la Fortune ne sait pas voir le mérite et que le siècle a mauvais goût. Nous nous disons les uns aux autres :

TRISSOTIN.

Si la France pouvait connaître votre prix...

VADIUS.

Si le siècle rendait justice aux beaux esprits...

TRISSOTIN.

En carrosse doré vous iriez par les rues.

VADIUS.

On verrait le public vous dresser des statues.

Il y a je ne sais combien d'agréables illusions, et il y a aussi je ne sais combien de jugements réparateurs, qui tiennent au bandeau que la Fortune a sur les yeux. Quiconque le lui ôtera sera un ennemi des hommes et des dieux.

Le calme, le repos, la retraite, et j'allais presque dire l'insouciance universelle, voilà, selon la Fontaine, la meilleure manière de déjouer les caprices de la Fortune. C'est même la leçon de sa dernière fable et comme la conclusion de son livre :

Trois saints, également jaloux de leur salut,

prirent chacun pour arriver au cicl une voie différente : l'un se mit à concilier les procès des hommes; l'autre se fit infirmier dans les hôpitaux et soigna les malades; le troisième résolut de vivre dans la solitude. Le conci

liateur s'aperçut bientôt que tout le monde le maudissait ce fut là la récompense de son zèle. Le saint qui soignait les malades n'eut pas meilleur sort :

Les malades d'alors, étant tels que les nôtres,
Donnaient de l'exercice au pauvre hospitalier,
Chagrins, impatients et se plaignant sans cesse:
Il a pour tels et tels un soin particulier;
Ce sont ses amis : il nous laisse. »

Découragés du métier qu'ils ont pris, le conciliateur et l'hospitalier vont trouver le troisième saint, qui vivait dans les bois. Celui-ci leur apprend que le premier des biens est de se connaître soi-même :

Pour mieux vous contempler, demeurez au désert.

(Liv. XII, f. dr.)

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La retraite est donc le plus sûr moyen d'échapper aux coups du sort et aux traits de la malice humaine. Mais la Fontaine sait bien que ce conseil d'aller vivre au désert n'est guère praticable. Où donc est le désert qu'il recommande? Est-ce la Thébaïde des premiers chrétiens? C'est bien austère pour la Fontaine. Sa retraite n'est-elle qu'une maison de campagne? Il faut l'avoir, il faut la garder, il faut l'entretenir que de soins! Vivons à la campagne chez nos amis. Il faut avoir des amis qui aient des maisons de campagne et qui puissent nous y recevoir. Puis, dans le monde, qui donc peut se passer d'avoir un état, un métier, fût-ce

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