LA FONTAINE ET LES FABULISTES QUATORZIÈME LEÇON LE TABLEAU DE LA VIE HUMAINE DANS LES FABLES J'ai souvent entendu dire que le mérite singulier de la Fontaine est de faire quelque chose de rien : « Voyez, dit-on, comme il nous instruit et nous amuse avec ses lapins, ses rats et ses belettes. Il n'y a que lui pour faire un pareil miracle. » Je ne crois pas que la Fontaine fasse en cela aucun miracle. Ses animaux représentent les hommes: c'est là ce qui nous les rend in téressants. Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons; La Fontaine n'a pas mis en scène l'histoire naturelle, mais l'histoire morale. Voici l'âne qui passe gravement, portant des reliques, et tout le monde le salue. L'àne prend pour lui ses hommages. Quelqu'un l'avertit : Ce n'est pas vous c'est l'idole A qui cet honneur se rend. Ce quelqu'un est assurément un mal-appris pourquoi détromper l'âne? pourquoi lui ôter l'illusion qui faisait son bonheur? De plus, j'y trouve un inconvénient l'âne dorénavant portera moins bien les reliques; il aura l'air moins grave et moins solennel. Il faut croire en ce monde aux reliques qu'on porte. Il y a cependant aussi un autre inconvénient, c'est d'y trop croire, ou plutôt de croire en soi-même à cause des reliques qu'on porte. Faut-il un exemple? Nous avons relevé le principe d'autorité, qui était tombé par terre, et nous avons eu raison; nous le portons avec révérence, et en cela encore nous avons raison. Mais ne croyons pas que ce principe puisse rendre vénérables et sacrés tous ceux qui le portent. Sans cela, gare à la fable de l'âne qui porte des reliques! Dédicace à Mgr le Dauphin. Souvent il y a plusieurs défauts ou plusieurs hommes raillés sous la figure d'un seul animal: le lion ou l'aigle, par exemple, suffit à peindre toutes les sortes d'orgueils, de fiertés, de duretés instinctives et presque involontaires, qui sont propres aux princes. Quelle définition de l'égoïsme des rois que ces mots adressés à l'aigle par le hibou! Comme vous êtes roi, vous ne considércz Qui ni quoi rois et dieux mettent, quoi qu'on leur die, L'aigle lui-même sait mieux que personne peindre les ennuis de la royauté, et qui sont le rachat du souverain pouvoir. Qui ne se souvient de l'admirable description que madame de Maintenon, dans ses Conversations, fait de l'ennui de Versailles? Si le maître des dieux assez souvent s'ennuie, dit l'aigle, Lui qui gouverne l'univers, J'en puis bien faire autant, moi qu'on sait qui le sers 2, Avec le léopard, le fabuliste peint les habits brodés : Combien de grands seigreurs, au léopard semblables, 1 Liv. V, f xvII. Liv. XII, f. 11. 3 Liv. IX, f. m. Mais comme ils le portent! avec quelle élégance! avec quelle souplesse! Et peu importe que la forme ou la couleur de l'habit vienne à changer; peu importe même que l'habit devienne une carmagnole ou une blouse. Ils porteront la carmagnole, la blouse ou l'habit doré avec le même air de satisfaction: ne sont-ils pas de la cour? Je définis la cour un pays où les gens, Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents, Sont ce qu'il plait au prince, ou, s'ils ne peuvent l'être, Peuple caméléon, peuple singe du maître'... Le singe est courtisan; il a de la vocation pour le métier i imite, ce qui est une flatterie d'autant plus délicate qu'elle parait involontaire. Mais il a un défaut il exagère. Si le prince sourit, il éclate de rire; s'il est triste, il pleure; si le prince est sévère, le singe lui conscille d'être cruel : Le singe approuva fort cette sévérité, Et, flatteur excessif, il loua la colère Et la griffe du prince, et l'antre, et cette odeur : Qui ne fut ail au prix. Sa sotte flatterie Eut un mauvais succès et fut encor punie 2. Le vrai maître des flatteurs est le renard; il ne flatte Liv. III, f. XIV. 2 Liv. VII, f. vit. |