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« Je revins cinq cents ans après, et je trouvai la mer couvrant la même place. Sur le rivage, il y avait des pêcheurs, à qui je demandai s'il y avait longtemps que le pays avait été couvert par les caux. « Un homme « comme vous, dirent-ils, peut-il faire cette question? <«< Cet endroit a toujours été comme il est. »

« Je revins encore cinq cents ans après la mer avait disparu, et je demandai à un homme qui était seul sur la place, quand avait eu lieu ce changement. J'en reçus la même réponse. Enfin, revenant encore une fois après le même espace de temps, j'y trouvai une ville florissante, plus peuplée, plus riche et plus magnifiquement bâtie que la ville que j'y avais vue la première fois, et, quand je me hâtai de m'informer de son origine, les habitants me répondirent: «Sa fondation se perd dans la nuit des temps; <«< nous ne savons pas depuis combien d'années elle « existe, et nos pères eux-mêmes n'en savaient pas << plus que nous1.»

Je ne rechercherai pas quelle est la signification scientifique de cette allégorie. Le savant géologue a-t-il voulu indiquer combien les diverses périodes de l'histoire de la terre sont séparées les unes des autres et pour ainsi dire étrangères l'une à l'autre? Il nous suffit,

↑ Voir, dans les poésies de Ruckert, poëte allemand contemporain, la même parabole.

quant à nous, de trouver dans cette fable un emblème expressif du temps qui entraîne dans sa course les choses et les souvenirs des hommes. Ce n'est pas seulement la tradition des révolutions géologiques qui s'efface; et comment s'en étonner, si les témoins périssent avec les événements? La tradition des révolutions historiques s'efface également : faiblesse de l'humanité qui éclate dans l'instabilité de sa mémoire comme partout ailleurs! Mais les hommes aident eux-mêmes à la faiblesse de leur mémoire; ils secouent ardemment le joug et l'idée du passé. Il y a des temps et des pays où cette impatience de l'ancienneté, où cette manie de renouveler sans cesse la figure du monde fait le fonds même de la civilisation. Est-ce un bien de tourner sans cesse la vie des peuples et des individus vers l'avenir? L'idée de l'ancienneté, soit dans les institutions, soit dans les monuments, calme et affermit les imaginations; elle donne du lest aux sociétés. La nouveauté perpétuelle agite les esprits, rien n'y prend racine; elle rend l'homme impatient et haletant. Ce que je reproche surtout à la nouveauté, c'est que, datant d'hier, elle croit que rien n'existe avant elle et que ce qui n'est plus n'a pas été. C'est cette brutalité de l'oubli que représentent, dans la fable de sir Lyell, les générations ignorantes et insouciantes qui croient que le monde a toujours été ce qu'il est aujourd'hui.

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VINGT-SEPTIEME LEÇON

LES FABULISTES ALLEMANDS DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE. LESSING

Les peuples et les générations qui arrivent les derniers en date dans l'histoire littéraire du monde, n'ayant plus la fraicheur et la simplicité des premières inspirations, ont l'avantage de la science; mais ils en ont aussi l'inconvénient. Un de ces inconvénients, c'est d'avoir à profiter de leurs devanciers, sans pourtant les trop imiter. Il faut qu'ils aient une originalité qui leur soit propre sans cela point de salut en littérature. Mais la science qu'ils ont gêne leur originalité : il faut donc qu'ils fassent le triage entre ce qu'ils acceptent du passé et ce qu'ils tiennent d'eux-mêmes. De là le

penchant irrésistible que les derniers venus en littéra ture ont pour la critique. Quelque genre qu'ils traitent, tragédie, comédie, épopée, drame, satire, idylle ou fable, ils en font la poétique, critiquent le passé, enseignent les nouvelles règles, et, après avoir donné le précepte dans la préface, tâchent de donner l'exemple dans leur ouvrage.

Le plus célèbre des fabulistes allemands du dixhuitième siècle, Lessing, n'a pas manqué à cette habitude. Il a fait des fables, mais il a fait aussi des dissertations sur la fable, et ce sont ces dissertations que je veux examiner avant de parler de ses fables.

Lessing est un grand critique, et ce grand critique est aussi, chose rare, un homme d'imagination et un grand poëte dramatique. Les Allemands lui attribuent toutes ces qualités, et il serait messéant à un étranger de les lui contester. Mais ce n'est point dans ses fables et ses dissertations sur la fable que je puis les retrouver, car dans ses fables il s'est interdit d'être poëte, et dans ses dissertations il se contente presque toujours de critiquer ceux qui, avant lui, ont fait la poétique de la fable, et surtout les écrivains français, Lamothe et Le Batteux, par exemple, qu'il prend pour de grands critiques par ce défaut de discernement qui est propre aux étrangers et qui nous empêche de distinguer, hors de notre pays, entre les hommes du premier et du second rang.

Lessing s'étonne, dans la préface de ses fables, « que les modernes aient abandonné le ton d'Ésope, le ton simple de la vérité, pour les détours fleuris d'une narration verbeuse. » Cette narration verbeuse, c'est, selon Lessing, la fable de la Fontaine, et voilà deux genres de fables opposés l'un à l'autre le : genre d'Ésope et le genre de la Fontaine; la fable simple, qui ne contient qu'une allégorie ingénieuse et une moralité sensée, et la fable ornée et développée, où l'auteur met ses personnages en scène et leur prête souvent ses propres sentiments; la fable en prose, enfin, qui est une des formes de la morale, et la fable en vers, qui est un genre de poésie, encore ignoré ou oublié dans les poétiques au temps de Boileau, fort accrédité et fort populaire depuis la Fontaine. C'est à la Fontaine que Lessing reproche d'avoir fait passer la fable de la morale dans la poétique. Déjà les maîtres anciens de la rhétorique, Aristote par exemple, avaient transporté l'apologue, de la philosophie, à laquelle il appartenait primitivement, dans la rhétorique. Faisant un pas de plus, que Lessing a l'air de considérer comme un degré de décadence, l'apologue passa dans la poésie. Ce fut surtout la Fontaine qui, au dixseptième siècle, fit cette révolution. « Cet auteur célèbre, dit Lessing, réussit à faire de la fable un pompon poétique; il plut, il enchanta. Ses imitateurs ne crurent pas pouvoir acquérir le nom de poëtes à meilleur

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