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plutôt que leurs priviléges. Sans doute beaucoup de leurs travers tiennent à leur condition; leur faute est de ne pas songer à les surveiller ou à les réformer. Par là ils tombent comme hommes sous la juridiction de la satire ou de la fable, plutôt encore que de la déclamation politique qui n'est pas du goût du fabuliste jésuite. Voyez la fable de la Grenouille, la Couleuvre, la Cigogne et le Lézard1. « Une grenouille avait pour ennemie mortelle une couleuvre, qui la

Voici la fable latine pour ceux qui aiment les vers latins.

Ab hoste Colubro Rana perniciem sibi
Valde timebat, quippe quæ ter aut quater
Experta jam esset persequentis impetum,
Suaque magna diligentia necem
Vix effugisset. At Ciconia interim
Predonem in udo dormientem pratulo
Videt, simulque præpes illuc devolat;
Ipsumque curvis unguibus violens petit,
Et premit, et obluctantem adunco saucians
Rostro coercet, et discerpit, et vorat.
E litore lacus proximi Rana adspicit
Omnia, suique causa rem peragi putans,
Prædæ vorantem reliquias Ciconiam
Adire properat, gratias ut protinus
Victrice dignas, et beneficio pares
Persolvat, ipsique in clientelam ac fidem
Se conferat. Dum levibus autem saltibus
Iter institutum conficit, forte obviam
Habet Lacertam; cui suum, quo pergeret
Interroganti, sponte consilium explicat.
At illa rerum improvidam sic admonet :
Bene tibi quod voluisse credis hanc avem
Magnam et potentem, falleris multum, ô soror:
Namque, fruerere luce hac communi, an secus,
Ea plane, opinor, nesciit, nedum tuas

In animo haberet vindicare injurias,
Tuamque vitam protegere. Verum unice
Id expetebat, scilicet prædam sibi

poursuivait partout; elle ne lui échappait qu'à grand
peine. Un jour, la méchante couleuvre dormait dans
un pré au soleil. Une cigogne l'aperçoit, fond sur
elle, la saisit dans ses serres et la mange. La pauvre
grenouille, qui avait tout vu des bords de son marais,
s'applaudit de la mort de son ennemie et croit que la
cigogne n'a tué la couleuvre que pour la délivrer elle-
même. Elle se met donc en route pour aller remercier
sa libératrice, quand, passant près d'un lézard, celui-ci
lui demande où elle va d'un air si joyeux? «< Remercier,
répond-elle, la cigogne qui m'a sauvée.-Vous êtes folle,
ma sœur, dit le lézard, de croire que la cigogne a voulu
vous défendre; elle ne sait même pas si vous existez,
loin de songer à vous sauver la vie. Elle cherchait une
proie pour apaiser sa faim; elle a trouvé la couleuvre,
elle l'a prise, et, si elle ne l'avait pas trouvée, c'est
vous ou moi peut-être qu'elle aurait mangée. » A ces
mots, la grenouille s'enfuit et se cache dans son marais.
« Cette fable nous fait voir, dit le père Deshillons,

Occurrere aliquam, explere qua posset famem.
Quod si ista, quam nunc strenue depascitur,
Inventa non fuisset, heu! dubio procul
Famelica meum se ad genus, vel ad tuum
Vertisset, atque nos etiam ambas forsitan
Admittere dignata esset ingluviem in suam.
Lacerta vix finierat, extensis tremens
Repente Rana cruribus se sustulit;
Nec subsilire destitit, donec lacum
Attigit, et imo se recondidit vado.

Fabula potentes indicat, quos, infimis
Si forte prosint, sola sua utilitas monet.

(Desbillons, liv. VI, fable xxvr".)

1

que les grands, lorsque par hasard ils rendent service aux petits, ne sont poussés que par leur propre intérệt. »

La fable est d'un misanthrope peut-être; elle n'est pas d'un réformateur public. J'en dirai autant d'une autre fable qui exprime à peu près la même pensée : la Biche et le bœuf1. « Une biche allait partout vantant

CERVA ET BOS

Per viride pratum Cerva cum erraret, Bovem
Adspexit herbis reficientem se novis :
Accedit, et sic alloqui prior incipit :
Nihil audisti de facinore nobili
Leonis, hic qui regnat in vicinia,
Et montis ad radicem in exeso specu
Solet habitare? Laudes ejus inclytas
Omuia etiamnunc resonant, et quotidie
Ingens ad ipsum, gratulandi gratia,
Indique caterva belluarum confluit.
Cumque generosum prædico, sciens loquor,
Rei omnis actæ magna nempe pars fui.
Nam sola nuper, proximo in saltu, famem
Sedare dum quæro apicibus tenerrimis
Ramusculorum, noster accurrit Leo
Repente et inscienti se mihi objicit,
Claus æque densis hinc et hinc arbusculis ;
Et ipse spatium callis augusti occupans,
Præcludit omnem prorsus effugio viam.
Cohorrui, et (quod supererat) misera accidi
Regis famelici ad pedes, genibus minor.
At ille motus misericordia gulam
Compescuit, suæque victor indolis,
Incolumen abire me permisit; et loco
Cessit, tremendo ne ejus ex præsentia
Frigidus inertem detineret me pavor.

la belle action d'un lion, roi de la forêt voisine. Ce lion l'avait rencontrée dans un endroit où elle ne pouvait pas s'échapper, et, touché de ses prières, il l'avait épargnée. « Quelle générosité, disait-elle, quelle grandeur d'âme! » Comme elle contait cela à un bœuf, celui-ci se mit à ruminer, puis lui dit : « Tu crois que le lion avait faim quand il t'a rencontrée, et qu'il t'a épargnée par clémence. Peut-être était-il bien repu; peut-être aussi t'a-t-il trouvée trop maigre. J'ai de la

Bos ruminatur omnia hæc, et sensibus
Reponit imis, et re ad extremum satis
Considerata Se tibi Leo obtulit
Inopinanter, ais, et quidem famelicus,
Ut reris; at ego verius forsan putem
Saturum fuisse; et (pace cum tua bona
Dictum, oro, fuerit) visa tu forsan quoque
Macra nimis esca, nec satis tam nobile
Tergere palatum digna. Sed ne pertinax
Tibi esse videar, esto, siccis faucibus
Venerit, abierit; teque cum dimitteret
Incolumem, sanctis legibus clementiæ
Sit obsecutus: at nec idcirco tamen
Descendere cogar in tuam sententiam,
Neque recta ratio credere unquam me sinet,
Ita esse penitus mutatam ejus indolem,
Ut sine periclo a ceteris animantibus
Deinceps adiri possit. Immo hæc omnium,
Quam dicis, exorta undique admiratio,
Quod te innocentem non voraverit Leo,
Vesci innocentum carnibus solitum probat.

Fabella multos ad potentes pertinet,
Qui calamitosum in vulgus aliquando suam
Crudelitatem adhibere si neglexerint,
Humanitatis laudem apud stultos ferunt.

(Desbillons, livre VII, fable r.)

peine à croire qu'il ait changé de caractère pour toi seule et que nous puissions désormais, sur ta parole, l'aborder sans effroi et sans péril. Tout le monde l'admire, dis-tu, de ne pas t'avoir dévorée, pauvre innocente; l'admirerait-on ainsi, si ce n'était pas son habitude de se repaître de la chair des innocents? >> « Cette fable, dit Desbillons, s'applique aux grands dont les sots célèbrent l'humanité, lorsque par hasard ils ont laissé échapper une occasion d'exercer leur cruauté envers leurs inférieurs. »>

Desbillons n'est donc pas disposé à voir les grands du beau côté ; mais ce qui fait la différence de ses moralités avec celles du dix-huitième siècle, c'est qu'il n'oppose pas l'égalité populaire à la grandeur seigneuriale comme le remède au mal. Les vices, les défauts, les duretés, l'égoïsme des petits ne lui semblent pas moins mauvais que ceux des grands. Il voit le mal en bas comme en haut et ne croit pas que ce soit réformer l'humanité que de la bouleverser ou de la niveler. Ce n'est pas lui qui eût jamais fait la fable de l'abbé Aubert, intitulée la Main droite et la main gauche, où il oppose le tiers-état, qui est la main gauche, à la noblesse, qui est la main droite, d'une façon aussi dure et aussi révolutionnaire que le fera en 89 l'abbé Sieyès dans sa brochure du Tiers-État.

L'abbé Aubert n'est pourtant pas non plus de l'école des philosophes du dix-huitième siècle; il les attaque

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