à un préfet, homme de beaucoup d'esprit, pourquoi il ne venait pas plus souvent à Paris, et pourquoi, quand il y venait, il n'y restait pas plus longtemps. Il me répondit : « D'abord, ma place est dans mon département, et nous sommes, comme les évêques, obligés à résidence; mais, de plus, à vous parler franchement, je n'aime pas beaucoup votre monde de Paris. — Pourquoi cela? Tenez, reprit-il en riant, vous aimez les observations morales. En voici une que j'ai faite sur moi-même. Dans mon département, je suis monsieur le préfet, et c'est quelque chose. A Paris, dans un salon, on annonce M. le préfet de ..., personne ne tourne la tête, c'est impatientant. » Ce que c'est que la gloire! Ce que c'est aussi que la puissance! Nous nous surfaisons tous le bruit de notre nom; nous croyons tous que le monde s'occupe de nous. Les uns pensent que leur renommée va au moins jusqu'aux barrières de Paris: elle ne passe pas la Seine et s'arrête sur la rive gauche. Il y a des noms pour chaque quartier, pour chaque rue, pour chaque maison. Chacun a sa petite sphère de célébrité, et, tant qu'il y reste, il est heureux. Mais nous voulons tous en sortir, croyant que nous sommes connus hors de notre village. C'est là que les échecs nous attendent; c'est là que notre vanité se heurte contre l'ignorance et l'inattention. « Je suis monsieur un tel, disonsnous d'un petit air modeste. Je ne connais pas, répond l'interlocuteur. Quel désappointement! Con- / solez-vous, vanités de clochers ou de salons! Cela est arrivé à M. de Lamartine: il a dit son nom, et il a trouvé que son nom n'était point connu. C'était dans le Liban, il est vrai; et vous, c'est partout. Il n'y a qu'une différence du plus au moins. La Fontaine a mis en scène, de la façon la plus piquante, ces échecs de la vanité dans sa fable de l'Éléphant et le Singe de Jupiter : Autrefois l'Éléphant et le Rhinocéros, En dispute du pas et des droits de l'empire, Qu'en qualité d'ambassadeur Il attend maître Gille, et le trouve un peu lent Qu'importe à ceux du firmament Qu'on soit mouche ou bien éléphant? Ses lettres de créance. Il se vit donc réduit à commencer lui-même. Quel combat? » dit le Singe avec un front sévère. Qu'Éléphantide a guerre avecque Rhinocère1? Vous connaissez ces lieux : ils ont quelque renom. Lui dit : « Et parmi nous que venez-vous donc faire? Il y a là un vers sublime : Et parmi nous que venez-vous donc faire? Mais comme ce sublime est simple! Comme le poëte le trouve sans le chercher! Quelle réfutation de l'orgueil par un mot! Soyez éléphant, soyez fourmi, peu importe Dieu a soin également de tous les êtres. L'insecte vaut un monde: ils ont autant coûté, 1 Noms inventés par la Fontaine pour signifier la capitale des éléphants et celle des rhinocéros. Liv. X'I, f. XAL a dit M. de Lamartine. Ne vous mesurez donc pas sur la grandeur que vous vous attribuez, ou même sur celle que les hommes vous reconnaissent. Mesurez-vous devant Dieu qu'êtes-vous alors? Les petits et les grands sont égaux à ses yeux. Que les petits pourtant ne tournent point en insolence contre les grands cette égalité universelle. Les petits ne sont pas dispensés d'être humbles. Un rat, un jour, s'étonnait qu'on admirât tant la masse pesante de l'éléphant : Comme si d'occuper ou plus ou moins de place Et le rat aurait continué cette belle déclamation sur l'égalité, si un chat, s'élançant sur lui, ne l'avait croqué. Quelle est la conclusion à tirer des deux fables? Que les éléphants, quoique grands, ne doivent pas être orgueilleux, et que les rats, quoique petits, ne doivent être ni envieux ni insolents. 1 Livre VIII, f. XV 3 QUINZIÈME LEÇON DE LA DESTINÉE DE L HOMME ET DES DIVERSES PROFESSIONS DE LA VIE DANS LES FABLES DE LA FONTAINE La destinée de l'homme ici-bas dépend de deux choses, de ses actions et des événements de sa vie. Ce sont souvent les actions de l'homme qui font sa vie; mais le hasard ou le sort y a aussi une grande part. Croire que l'homme fait seul sa destinée par ses vertus ɔu par ses vices, qu'il faut prendre tous les heureux de ce monde pour des justes et des sages, et tous les malheureux pour des fous ou des pervers, c'est attenter à l'idée que nous avons de la justice, c'est contredire le cri de la conscience humaine. Croire, d'un autre côté, que le caractère de l'homme n'est pour rien dans sa destinée et que nous ne sommes jamais ni heureux ni malheureux par notre volonté et par notre faute, c'est faire |