Page images
PDF
EPUB

Les fables du dix-huitième siècle se partagent entre ces deux genres de moralité : la moralité qui ne s'applique qu'aux individus, à nos vices et à nos travers privés; la moralité qui s'applique à la société, à ses institutions et à ses lois. La première moralité suit l'exemple du dix-septième siècle, qui prend sans cesse l'homme à partie et tâche de corriger l'individu; la seconde prend l'esprit du nouveau siècle et ne vise à rien moins qu'à réformer la société et les gouvernements. C'était alors la prétention de toute la littérature: pourquoi la fable ne s'y serait-elle pas essayée à son tour? Ce sont ces deux genres de fables que je veux étudier dans les fabulistes de la fin du dix-huitième siècle.

VINGT-QUATRIÈME LEÇON

LES FABULISTES DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE FLORIAN

[ocr errors]

De tous les fabulistes du dix-huitième siècle, Florian est celui qui a gardé le plus de réputation et qui le mérite; c'est aussi celui qui, avec des qualités fort différentes de celles de la Fontaine, est, quoique de loin encore, le plus rapproché de lui. Il est donc juste qu'il ait une place à part dans cette revue des successeurs et des imitateurs de la Fontaine. Les fables de Florian ont de plus l'avantage d'appartenir aux deux genres de moralité que j'ai indiqués : la moralité qui s'adresse à l'individu pour le corriger, la moralité qui s'adresse à la société pour la réformer; celle du dix-septième siècle et celle du dix-huitième. Enfin, comme Florian a vécu jusqu'après 1795 et qu'il a, dès le commencement, res

senti les désappointements que la Révolution faisait éprouver aux partisans de l'esprit philosophique, il représente pour nous les divers sentiments d'espérance et de présomption, de dépit et de regret, qui remplissent les cinquante dernières années du dix-huitième siècle. A tous ces titres, on ne s'étonnera pas que je consacre à l'étude des ouvrages de Florian, particulièrement de ses fables, cette leçon presque entière.

Quand Florian entra dans le monde littéraire, c'était le moment de la grande vogue des pastorales de Gessner. La société la moins champêtre et la moins simple du monde s'était prise de goût pour les idylles et les pastorales, sur la foi des écrivains qui vivaient le plus dans les salons. « Gessner, disait Diderot de ce ton d'hierophante qu'il prenait volontiers et qui a fait école dans les coteries littéraires, Gessner unit la grâce et le charme avec l'honnêteté. C'est un fait qu'on est meilleur après avoir lu ses idylles... il faut les lire dans le recueillement et le silence de la nuit. Une par nuit, pas davantage1!» Léonard, Berquin et Florian se firent les disciples de Gessner; mais Florian fut de ces disciples le plus heureux et le seul qu'on lise encore, parce qu'il fut le moins fidèle et celui qui resta le plus original 2.

1 GRIMM, Correspondance, t. IV, p. 160. Léonard, né en 1744, mort en 1795.mort en 1791..

Berquin, né en 1749,

Florian, né en 1755, mort en 1793.

Eer pain, dans la préface de ses idylles, trouve que Gessner runt les qualités de tous les poètes bucliques qui l'ont précédé. « Il est aussi simple que Thecerite, et pics rustique; aussi gracieux que Vage, quoique moins poite; aussi sensible et aussi affectueux que d'Urfé et Racan, sans être jamais langoureux; aussi doux que Segrais, et plus original; aussi fin que Fontenelle, plus naturel que Lamotte, aussi naif que Longus, aussi aimable que le Tasse: mais il les surpasse tous, parce qu'il est plus phi losophe et parce qu'il a donné à ses bergers, nonseulement de l'amour comme l'ancienne idylle, mais des vertus. » Formés à l'image des bergers de Gessner, les bergers de Berquin sont donc tous honnètes et vertueux; mais, comme la vertu, au dix-huitième siècle, semble inventée pour autoriser la déclamation, ils déclament un peu, en gens qui ont fait leur rhétorique et qui ne sont aux champs que pour leur plaisir. Quand ergers de Berquin voient, un orage, ils ne son ent pas tant à leurs moissons qu'à admirer la tempête :

[ocr errors]

Que j'aime, dit Lycas, ces lugubres horreurs!

Je ne sais quel transport, surmontant mes terreurs,
Verse en mon âme une ivresse sacrée!

Quel spectacle imposant frappe déjà nos yeux!
L'orage dort encore dans un morne silence;
Mais qu'il s'éveillera d'un réveil furieux!

Si l'aspect d'un beau jour peint la bonté des Dieux,
Qu'ils font dans la tempète éclater leur vengeance1!

Les vers de Berquin sont très-mauvais assurément; mais ce sont surtout les sentiments qui sont faux. Les orages sont pour les laboureurs des fléaux et jamais des spectacles. Il n'y a que les citadins, et ceux-là seulcment qui ne sont pas propriétaires, qui se fassent un spectacle des orages et les trouvent beaux. Les bergers de Berquin ne sont pas seulement des admirateurs de la nature qui déclament; ce sont aussi des économistes, qui prennent parti pour Turgot et pour la liberté du commerce des grains :

Grâce te soit rendue, ô notre jeune prince,
Pour le choix bienfaisant qu'a su former ton cœur!
Turgot faisait fleurir une vaste province 3;
Tu veux que tout l'État lui doive son bonheur...
Liberté pour nos champs, ce don est le seul gage
De tous les biens qu'il t'a promis 4.

Les idylles de Léonard n'ont pas plus de vérité que celles de Berquin. Léonard a tous les défauts de l'école de Gessner, la fausse mélancolie et la mauvaise sentimentalité. Tantôt ce sont deux époux qui, s'entretenant de leur mutuelle tendresse, trouvent qu'ils n'ont rien de plus doux à se dire que de se parler de leur mort,

1 Idylle X⚫.

2 Louis XVI.
5 Le Limousin.

4 Idylle III, deuxième recueil.

« PreviousContinue »