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J'ai voulu expliquer pourquoi Boileau, dans son Art poétique, n'avait parlé ni de l'apologue ni de la Fontaine, quoique l'apologue soit un genre de littérature très-accrédité même avant la Fontaine et plus encore après lui. J'ait dit que ce genre de littérature ne passait pas pour appartenir à la poésie, mais à la prose. Telle était l'opinion de Patru, un des juges les plus autorisés en matière d'esprit, et nous avons vu que la Fontaine était tout près de s'incliner devant cette autorité. C'est pour cela, et non pour de mesquines raisons de jalousie, que Boileau n'a fait mention ni de la fable ni de la Fontaine. La Fontaine fut

presque le premier à faire entrer la fable dans la poésie, et il la fit entrer par la porte de la poésie légère, qui ne comptait pas non plus parmi les genres ayant droit de cité dans l'Art poétique. J'ai indiqué quels étaient ses élèves dans la poésie légère; je dois indiquer maintenant quels étaient ses devanciers, ses contemporains et ses successeurs au dixseptième siècle, dans le genre de l'apologue, soit que l'apologue fùt traité en vers latins ou en vers français.

La poésie latine, qui, au seizième siècle, traitait volontiers l'apologue, n'avait point perdu cette habitude au dix-septième siècle, en France et ailleurs. Je trouve, dans les poésies latines de la jeunesse de Milton, une fable racontée en vers latins élégants et précis : c'est un fermier qui avait dans son champ un pommier donnant chaque année quelques fruits très-beaux, que le fermier offrait à son propriétaire. Celui-ci, ravi de la beauté des fruits, fit transporter l'arbre dans la cour de sa maison; l'arbre y périt, et le propriétaire repentant se disait : « Pourquoi ne pas m'être con. tenté des pommes que me donnait mon fermier? Pour avoir voulu trop, j'ai perdu mon arbre et ses fruits1.

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En France, parmi les fabulistes latins du dix-sep

1 Voir cette fable latine à la fin du volume,

tième siècle, le plus célèbre est le jésuite Commire ; mais je dois citer aussi Ménage.

Le savant dans Ménage a fait tort à l'homme de lettres. Ménage avait beaucoup d'esprit; il aimait le monde, et y était fort goûté; il tournait aussi bien qu'aucun poëte de l'hôtel de Rambouillet, les petits vers galants, les madrigaux et les ballades; enfin mademoiselle de Scudéry lui reprochait d'être un coquet'. Cependant la renommée de l'érudition de Ménage a caché, pour ainsi dire, ses autres talents. Il est aussi un fabuliste, et son Vieux Lion, qui date de 1652, aurait mérité d'être imité de plus près par la Fontaine.

<«< Un vieux lion d'Afrique gisait couché dans la forêt, accablé par les ans et dépourvu de force. Autour de lui s'étaient rassemblés les chiens petits et grands, non pas ces braves chiens de chasse qui font retentir les forêts de leurs aboiements, non pas ces bons chiens de bergers qui défendent les moutons, non pas ces chiens fidèles qui veillent à la porte des riches; mais ces chiens hargneux, toujours prêts à mordre les hôtes de leur maître, timides contre les voleurs et contre les loups. Le lion est devenu le jouet de cette troupe de lâches. Un d'entre eux, tout frisé et tout paré, nourri dans le sein des dames, sans cesse ca

1 Voir, sur Ménage comme poëte et homme du monde, le troisième volume de mon Cours de littérature, chap. 50: de la Pastorale dans Segrais, etc.

ressé, au poil brillant et poli, aboyait de loin contre le lion; il reprochait au vieillard épuisé de forces sa vieillesse, son col chauve et sans crinière; puis, non content de ces outrages, il s'approche, lève sa jambe, salit la cuisse du lion, lui mord la queue et lui arrache les poils de la barbe. L'indignation rend le courage au vieux lion, et, rassemblant ce qui lui restait de force, il étend la griffe et brise la tête de l'aboyeur. Aussitôt tous les chiens s'enfuient, la queue entre les jambes, et cessent d'insulter le vieux lion 1. >>

1 Magna jacebat pœnus in sylvâ leo,
Senio confectus et defectus robore.
Circum jacentem belluam stabant canes,
Stabant catuli, non illi venatici

Clamore magno qui nemora circumtonant;
Non pastorales, fida vis balantibus;
Non divitum altas fidi qui servant domos;
Sed qui immerentes dente vexant hospites.
Ignavi adversùm fures, adversùm lupos.
Imbelli turbæ jocus est infirmus leo.
Hos inter unus, crispulus, venustulus,
Puellularum qui nutritus in sinu,
Qui delenitus, corpus fecerat nitens,
Latrare procul defecto viribus seni
Senium exprobrare, objicere deciduas jubas.
Nec his contentus crispulus conviciis,
Accedit propiùs, meiens conspurcat femur,
Et mordet caudam, et barbam vellicat seni.
Animum jacenti revocat indignatio;
Vires infirmus colligit superstites,
Et pede sublato frangit latranti caput.
Fugiunt paventes, caudâ demissâ, canes;

Senem leonem deridere desinunt.

(Poésies latines, grecques et françaises de Ménage, 7• édit. — Paris, 1680, p. 14.)

Le lion dans la Fontaine est de même :

.... attaqué par ses propres sujets,

Devenus forts par sa faiblesse.

Le cheval s'approchant lui donne un coup de pied;
Le loup, un coup de dent; le bœuf, un coup de corne.
Le malheureux lion, languissant, triste et morne,
Peut à peine rugir, par l'âge estropié.

Il attend son destin sans faire aucunes plaintes,
Quand, voyant l'âne même à son antre accourir :

« Ah! c'est trop, lui dit-il ; je voulais bien mourir;
Mais c'est mourir deux fois que souffrir tes atteintes. 1 »

Ce tableau du vieux roi outragé est admirable, et les deux derniers vers sont épiques. Mais j'aime mieux le dénoûment de Ménage: la vieillesse outragée est vengée, et la justice a dans la fable la part que nous aimons qu'elle ait dans l'histoire.

Une des fables du père Commire a eu la gloire d'être traduite par la Fontaine. Il est vrai que cette traduction est une des fables les plus faibles de la Fontaine, et je ne suis pas fâché que la poésie ait, ce jour-là, manqué au poëte, parce que sa fable manquait de générosité. La fable du père Commire, le Soleil et les Grenouilles, est une satire contre la Hollande, qui s'alarmait pour son indépendance des conquêtes que Louis XIV avait faites en Flandre. Changeant de parti, elle devint l'alliée de l'Espagne qu'elle ne craignait plus, et l'ennemie de la France dont elle redou

↑ Liv. III, f. XIV.

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