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Fénelon a en même temps fait et réfuté d'avance le discours de Rousseau sur l'inégalité des conditions. Oui, l'homme qui réfléchit est un animal dépravé, si la destinée de l'homme est d'être un animal borné aux besoins matériels. Oui, si toutes les fins de l'homme sont sur cette terre, Grillus et tous les animaux de Gelli et de la Fontaine ont raison contre Ulysse, Rousseau contre la réflexion, le lion de Voltaire contre le Marseillais; de telle sorte qu'à prendre la grave et belle conclusion de Fénelon, de toutes les choses nécessaires à la vie terrestre, la vie céleste devient la plus nécessaire, puisque, s'il n'y avait pas une vie qui suit la mort, la vie qui la précède n'aurait vraiment plas elle-même ni cause ni raison d'être.

VINGT-UNIÈME LEÇON

POURQUOI BOILEAU N'A-T-IL PAS PARLÉ

DE LA FABLE ET DE LA FONTAINE DANS L'ART POÉTIQUE L'ÉCOLE DE LA FONTAINE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

Je n'ai jamais eu la prétention de commenter l'une après l'autre toutes les fables de la Fontaine. Ce serait une œuvre infinie. J'ai seulement voulu donner unc idée de la fécondité et de la variété de son génie, montrer les divers points de vue qu'il ouvre à chaque instant sur l'homme, sur la société, sur la nature, et combien c'est un grand maître de la vie humaine. J'ai surtout voulu combattre l'opinion que ses fables étaient faites pour les enfants. Elles sont bonnes pour les enfants; elles sont meilleures pour les hommes. Non qu'il faille chercher dans la Fontaine un manuel systématique de morale. Son mérite comme moraliste,

c'est qu'il fait beaucoup penser et beaucoup réfléchir, ceux du moins qui ont un peu de goût et de vocation pour la réflexion. Il y a des auteurs qui enferment impérieusement leurs lecteurs dans le cercle de leurs pensées ce sont les dogmatiques; ils enseignent et ils prêchent. La Fontaine ne fait ni sermon ni formulaire; mais il réfléchit sur toutes choses, il fait réfléchir, et de cette manière il enseigne à l'homme à ne point agir au hasard et à ne point, non plus, agir sur la parole du maître ou du directeur. Le nombre est grand des gens qui vivent sans jamais penser par eux-mêmes, se contentant de suivre l'occasion ou la foule. La Fontaine, pourvu qu'on le lise avec un peu d'esprit d'application, nous préserve de cette inertie de pensées. Ses animaux avertissent l'homme de se servir de sa raison, ou plutôt c'est la Fontaine lui-même qui prend soin à chaque instant de nous en avertir :

Ce n'est pas aux hérons

Que je parle; écoutez, humains, un autre conte
Vous verrez que chez vous j'ai puisé mes leçons 1.

Je veux maintenant jeter un coup d'œil rapide sur les fabulistes contemporains de la Fontaine et sur ses successeurs jusqu'à nos jours. Je sais bien que ce coup d'œil me ramènera souvent encore vers la Fontaine et qu'il y aura lieu, presque malgré moi, à de fréquents

1 Livre VII, fable IV.

rapprochements entre la Fontaine et ses imitateurs. Non que je veuille les écraser par la comparaison avec le fabuliste incomparable. Il ne me déplaît pas cependant, je dois l'avouer, d'avoir cette nouvelle occasion de pénétrer encore d'un peu plus près dans l'imagination de la Fontaine, comme dans une mine inépuisable, en rapprochant de son génie le talent de ses successeurs.

J'ai déjà montré que ce n'était pas la Fontaine qui avait fait la popularité du genre de la fable : il a trouvé cette popularité toute faite, et il l'a augmentée. Il y a donc, du temps de la Fontaine et après lui, beaucoup de fabulistes, Benserade', Perrault, Furetière, Pelisson, Lenoble, Coulange, Regnier-Desmarais, Grécourt, Vergier, Valincourt, Pavillon, Senccé, Fénelon, le père Bouhours, etc. Quel choix faire dans ce grand nombre? J'oublie encore Ménage et le père Commire, qui ont fait des fables latines.

Quand je parle de la popularité qu'avait la fable au temps de la Fontaine, je ne puis pas pourtant me dissimuler qu'il y a dans l'histoire de la littérature, à ce moment, un témoignage contraire à cette popularité. Pourquoi, si la fable était tellement en vogue au milieu du dix-septième siècle, Boileau n'en a-t-il pas parlé dans son Art poétique? Est-ce par jalousie contre la Fontaine que Boileau a gardé le silence sur

J'en ai parlé dans la leçon sur Ésope, t 1. 2 legon.
Voir la leçon sur Faërne, t. I, 8e leçon.

la fable? ou bien, est-ce par ignorance du mérite de la fable comme genre de poésie? Il serait triste de croire que ce soit par jalousie contre la Fontaine que Boileau s'est tù, et il est difficile de penser qu'il n'ait pas senti le charme de l'apologue, car il a fait lui-même deux fables; il est vrai qu'elles sont médiocres ou mauvaises; mais Boileau, certainement, ne croyait pas que ses fables fussent mauvaises, et, puisqu'il les a faites et conservées parmi ses œuvres, il avait du goût pour le genre de la fable, au moins quand il le traitait.

Il y a là une énigme dont plusieurs écrivains ont cherché le mot, les uns accusant Boileau, les autres le justifiant. Boileau, à mes yeux, n'est ni si coupable, ni si innocent qu'on le fait.

On sait que Boileau, Racine et la Fontaine étaient fort amis dans leur jeunesse. Ayant l'amour des lettres et étant encore obscurs, ils avaient ce qui lie le plus les hommes, la mème passion sans rivalité. Dans ces associations littéraires de la jeunesse, que d'espérances en commun! que de prédictions mutuelles de gloire! Assurément toutes les prophéties ne réussissent pas, et quelques-uns des associés restent en arrière. Ils avaient de l'imagination à vingt ans, et même du génie, comme ils se le disaient; mais ces dons de leur jeunesse n'ont pas grandi avec l'âge. Ce qui faisait la grâce et la force de leurs vingt ans, fait leur médiocrité à quarante. La camaraderie de Boileau, de Racine

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