Ulysse était trop fin pour ne pas profiter D'une pareille conjoncture : Il obtint qu'on rendrait à ses Grecs leur figure. Ulysse y court et dit : « L'empoisonneuse coupe « Je n'ai pas la tête si folle; Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir! J'ai griffe et dents, et mets en pièces qui m'attaque; Tu me rendras peut-être encor simple soldat. Ulysse du lion court à l'ours : « El! mon frère, Comme te voilà fait! Je t'ai vu si joli! Ah! vraiment nous y voici, Comme me voilà fait ! comme doit être un ours. Je me rapporte aux yeux d'une ourse mes amours. Je ne veux point changer d'état. » Le prince grec au loup va proposer l'affaire ; Il lui dit, au hasard d'un semblable refus : « Camarade, je suis confus Qu'une jeune et belle bergère Conte aux échos les appétits gloutons Qui t'ont fait manger ses moutons. Autrefois on t'eut vu sauver sa bergerie: En est-il? dit le loup; pour moi, je n'en vois guère. Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous; Il vaut mieux être un loup qu'un komme. Ulysse fit à tous une mème semonce : Autant le grand que le petit. La liberté, les bois, suivre leur appétit, J'ai bien des réflexions à faire sur cette fable. Et d'abord ce lion, si fier d'avoir griffe et dents, et de mettre en pièces quiconque l'attaque, me paraît fort proche parent du lion de Voltaire dans sa satire du Lion et du Marseillais. Seulement le lion de Voltaire. est plus philosophe que celui de la Fontaine. Fidèle à la doctrine de Voltaire, il aime à se moquer de l'huma 1 La Fontaine, liv. XII, f. 1. Voir à la fin du volume la scène du Loup et d'Ulysse, dans les Animaux raisonnables, pièce du théâtre de la foire. 2 Voir cette satire à la fin du volume. nité et de son sort ici-bas. Il est des philosophes qui plaignent la condition humaine; Voltaire s'en raille à plaisir. Toutes ses satires se résument dans Candide, si elles le précèdent; ou elles en émanent, si elles le suivent. Candide est la plus insolente et la plus bouffonne caricature de l'humanité qui ait jamais été faite. On se demande si elle a pu être écrite par un homme, tant elle semble étrangère à tout sentiment de pitié humaine; et elle mériterait d'avoir été écrite par un diable. Quelques-uns diront qu'il s'en fallait de peu. Cependant Voltaire aimait les hommes; et il croyait sincèrement à un Dieu miséricordieux. Mais quoi! les optimistes l'avaient impatienté en répétant que tout était bien; et, à cet optimisme qui approuve tout, et qui, en approuvant tout, ôte à la vie humaine et même à la création le. mystère dont il a plu à Dieu de la laisser enveloppée, Voltaire opposait son pessimisme railleur, qui condamne tout et qui, en condamnant tout, ôle aussi à Dieu le mystère de sa miséricorde et de sa justice. Le lion qui veut dévorer le Marseillais et qui lui prouve qu'il en a le droit, est évidemment le frère de Candide ou Candide lui-même, qu'une autre Circé à métamorphosé. ร Curieux rapprochement à faire entre tous les railleurs ou tous les censeurs de la condition humaine. Le lion de Voltaire dit au Marseillais que, puisque l'homme s'est arrogé le droit de manger les dindons, le lion a bien le droit de manger l'homme. Le monde est un état de guerre, et le droit du plus fort est le droit qui varie le moins. Le loup de la Fontaine raisonne de la mème manière. L'homme mange les moutons : pourquoi ne les mangerais-je pas aussi? Les hommes font bien pis ils s'égorgent mutuellement. Rousseau ne fait pas un tableau plus flatteur de la société telle qu'elle s'est faite, aussitôt que l'homme est sorti de l'état de nature, c'est-à-dire de l'état où l'homme n'était pas encore un animal dépravé, n'ayant pas réfléchi. La société est aussi l'état de guerre, comme dit le loup de la Fontaine; non pas de guerre ouverte et les armes à la main, mais de guerre sourde, intestine et qui n'est pas moins pernicieuse. « Une fois la société établie, dit Rousseau, être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse et tous les vices qui en sont le cortége. D'un autre côté, de libre et indépendant qu'était auparavant l'homme, le voilà, par une multitude de nouveaux besoins, assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature et surtout à ses semblables, dont il devient l'esclave en un sens, même en devenant leur maître. Riche, il a besoin de leurs services; pauvre, il a besoin de leurs secours; et la médiocrité ne le met point en état de se passer d'eux. Il faut donc qu'il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien; ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d'abuser tous ceux dont il a besoin, quand il ne peut s'en faire craindre, et qu'il ne trouve pas son intérêt à les servir utilement. Enfin l'ambition enivrante, l'ardeur d'élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspirent à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d'autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance 1. >> Qui ne se persuadera, en lisant cette vive censure de la société, qu'il vaut mieux, comme l'ours de la Fontaine, être un honnête animal vivant au fond des forêts, que d'être homme et de faire partie de l'humanité ? La Fontaine, au surplus, est-il le premier qui, dans sa fable des Compagnons d'Ulysse, ait posé la question de la préférence à donner à la condition de l'animal sur la condition de l'homme? Non. Avant lui, un écrivain italien du seizième siècle, Gelli, dans ses dialogues intitulés Circé, avait montré d'une façon très-piquante les compagnons d'Ulysse transformés en animaux et refusant de redevenir hommes. La Fontaine n'a fait qu'abréger et résumer les dialogues de Gelli, qu'il connaissait sans doute; et même il le cite dans son vers, exemplum Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes. |