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Pour moi, si j'en étais le maitre,

Je leur en donnerais1 aussi bien qu'aux enfants.
Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans?
Quelqu'un peut donc penser, ne se pouvant connaître.
Par un exemple tout égal,

J'attribuerais à l'animal,

Non point une raison selon notre manière,

Mais beaucoup plus aussi qu'un aveugle ressort.

Je subtiliserais un morceau de matière,
Quintessence d'atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que le feu.....

Je rendrais mon ouvrage

Capable de sentir, juger, rien davantage

Et juger imparfaitement,

Sans qu'un singe jamais fit le moindre argument
A l'égard de nous autres hommes,

Je ferais notre lot infiniment plus fort;

Nous aurions un double trésor:

L'un, cette âme pareille en tous tant que nous sommes,

Sages, fous, enfants, idiots,

Hôtes de l'univers sous le nom d'animaux ;

L'autre, encore une autre âme, entre nous et les anges Commune en un certain degré;

Et ce trésor à part créé

Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
Entrerait dans un point sans en être pressé,
Ne finirait jamais, quoiqu'ayant commencé :
Choses réelles, quoique étranges.

Tant que l'enfance durerait,

Cette fille du ciel en nous ne paraîtrait
Qu'une tendre et faible lumière:

L'organe étant plus fort, la raison percerai

1 De l'esprit.

Les ténèbres de la matière,

Qui toujours envelopperait

L'autre âme imparfaite et grossière.

Nous voilà, si je ne me trompe, en pleine philosophie. Et d'abord cette comparaison entre l'âme de l'homme enfant et l'âme des bêtes n'est point une invention de la Fontaine. Aristote, cité par M. Flourens, dit que, « si l'on considère l'homme dans son « enfance, son âme ne diffère en rien, pour ainsi dire « de celle des bêtes. Ce n'est donc point aller contre la « raison de dire qu'il y a entre l'homme et les ani<< maux des facultés communes, des facultés voisines <«<et des facultés analogues1. » Ces deux âmes, dont l'une nous est commune avec les animaux, et l'autre avec les anges, sont les deux âmes ou plutôt les deux vies de saint Augustin: vita corporis anima, vita animæ Deus. Enfin cette âme des animaux, moitié matérielle et moitié spirituelle, que la Fontaine essaye de nous faire comprendre en disant:

Qu'il subtiliserait un morceau de matière,

Voici ce qu'en disait, dès 1672, le père Pardies dans

'Aristote, Histoire des animaux, liv. VIII.

M. Flourens, p.

43

et 44.

* Voici la citation exacte de saint Augustin: « Vita carnis tuæ anima tua. Vita animæ tuæ Deus tuus. D (In Jeannem, tractatus 47.)

son excellent traité de la Connaissance des bêtes':

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Quelque soin que nous prenions de considé rer les bêtes, nous ne pouvons jamais rien découvrir qui nous fasse reconnaître que leurs actions se font autrement que celles des nôtres, qui se font par le moyen des connaissances purement sensibles, sans aucune perception intellectuelle ; et voilà la nécessité qui nous oblige à reconnaître des âmes matérielles. Quelque difficulté qu'il puisse y avoir à former une idée claire et distincte de la nature de ces âmes, nous ne devons pas hésiter là-dessus, puisque nous sommes persuadés qu'en une infinité de rencontres il nous faut reconnaître des choses que nous ne pouvons d'ailleurs nous représenter clairement. La divisibilité à l'infini, l'incommensurabilité des lignes, l'union de l'âme spirituelle et du corps, sont assurément des choses qui passent la plùpart des hommes. Nous avons bien de la peine à concevoir tout cela, et néanmoins nous sommes certains que cela est2. >>

Commentant la Fontaine par Aristote, par saint Augustin et par le père Pardies, j'ai voulu montrer une fois de plus comment le fabuliste aimait à traiter les questions de philosophie, et les traitait presque en

1 La Fontaine n'a publié les livres VII, VIII, IX, X et XI de ses fables qu'en 1678 et 1679.

Discours de la connaissance des bêtes, par le père Pardies, de Compagnie de Jésus, 2° éd., Paris, 1678, p. 262, 265 et 261. L fre édition est de 1672.

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homme du métier, y mettant seulement la grâce de son génie; avec quelle justesse d'esprit enfin il discutait la question de l'âme des bêtes, sans se faire l'apologiste des animaux jusqu'à déprécier l'homme, sans élever l'homme jusqu'à nier toute parenté entre lui et les animaux. Mais ne croyez pas que ces questions de philosophie qui touchent à la nature des animaux, et par conséquent à la condition des acteurs du drame de la Fontaine, ne soient traitées par lui qu'une seule fois et dans la fable que nous venons de voir: il y revient plusieurs fois avec une prédilection visible. Ce retour du poète à ses idées favorites nous fournira l'occasion de quelques nouveaux rapprochements avec divers philosophes.

DIX-NEUVIÈME LEÇON

SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT

LA FONTAINE PHILOSOPHE

L'AME DES BÊTES LE SYSTÈME DU PÈRE BOUGEANT

J'ai parlé du père Bougeant et de son ouvrage intitulé: Amusement philosophique sur le langage des bêtes. Je dois en dire quelques mots : je ne veux pas, en effet, passer sous silence le bizarre système du bon père sur la nature des animaux, et les arguments plus bizarres encore à l'aide desquels il le défend.

Les bêtes, selon le père Bougeant, sont ces innombrables démons qui se sont révoltés contre Dieu et qu'en attendant le jugement dernier, Dieu a punis en les transformant en animaux de toutes sortes et en les soumettant à la puissance de l'homme. Parmi les démons révoltés, les plus importants sont restés dans leur état

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