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timents généraux que le poëte se met en communication avec la foule; c'est par l'expression particulière de son génie et de son caractère qu'il s'approprie ces sentiments généraux, les marque de son empreinte et leur donne un air original et nouveau. Dans mon cours sur la poésie chrétienne', j'ai dit que la poésie sacrée était à la fois ce qu'il y avait de plus général et de plus individuel de plus général, car la poésie sacrée a pour sujet les sentiments qui sont communs entre tous les hommes: l'idée de Dieu, le sentiment de la faiblesse humaine, le recours à la justice et à la miséricorde divine; de plus individuel, car le poëte exprime ces sentiments avec son âme et son génie particuliers. Voyez la prière. Tout le monde prie Dieu avec le même sentiment; mais chacun y met son âme, sa personne, ses émotions du jour et de l'heure. Chacun dit Notre père, et chacun le dit avec un cœur diversement ému, diversement affligé, diversement joyeux, diversement reconnaissant, de telle sorte que toutes les supplications se ressemblent et que tous les suppliants diffèrent.

:

Il ca est un peu de toutes les poésies comme de la poésie sacrée elles ont toutes ce double caractère; elles sont générales pour le fond des sentiments, individuelles par l'expression. Otez à la poésie l'inspiration qu'elle

↑ Cours professé à la Sorbonne pendant trois ans, 1855-56, 1856-57 1857-58,

prend dans les grands sentiments qui sont communs à l'humanité, elle tombe dans ce qu'on appelle de nos jours la poésie individuelle, c'est-à-dire dans la fantaisie, dans le caprice, dans la fausse originalité. On a semblé croire que la poésie, et la poésie lyrique surtout, était faite pour exprimer les émotions ou les rèveries du premier venu. De là tant de confessions ou de confidences faites au public, qui ne les demandait. pas; de là tant d'humoristes qui n'en avaient pas l'étoffe. Qui sommes-nous, en effet, hommes médiocres et vulgaires presque tous, qui sommes-nous pour entretenir le public des accidents de notre vie, ou, ce qui est encore plus impertinent, des accidents de notre pensée? Qu'a votre moi de plus que le mien pour se dé peindre et pour se raconter devant le monde? Êtes-vous Lara, Manfred ou lord Byron? Alors je puis vous écouter, parce que vous avez quelque chose à me dire, et surtout parce que vous me direz mieux que tout le monde ce que vous ressentez peut-être comme tout le monde. Car enfin que veulent Lara et Manfred, Werther ou Faust, les grands rêveurs de notre siècle? tout savoir et tout posséder? Nous le voulons tous aussi ; nous avons tous nos désirs de science et de jouissance, plus ou moins grands, plus ou moins ardents. Le poëte est celui qui sait les exprimer le plus fortement, de telle sorte que là encore la poésie consiste à exprimer d'une manière vive et originale les sentiments gé

néraux de l'homme, et qu'il n'y a de bons humoristes. que ceux qui le sont dans les lieux communs. Les hommes véritablement originaux sont ceux qui donnent un tour particulier et personnel aux sentiments de tout le monde. Ceux qui ont des sentiments d'exception, ceux-là sont des maniaques et non des origi

naux.

Je ne voudrais pas cependant que l'amour du lieu commun allât jusqu'à la banalité. Un poëte qui, s'inspirant des sentiments de tout le monde, les exprimerait avec l'esprit et le langage de tout le monde, serait un poëte banal et insipide. Dieu me garde d'avoir jamais à choisir entre l'ennui que cause le poëte banal et l'impatience que cause l'humoriste médiocre et prétentieux!

Prenons quelques-uns des grands lieux communs de la pensée ou plutôt de la vie humaine, les rencontres imprévues et soudaines de la mort, l'instabilité de la fortune, l'égalité de l'homme dans le tombeau et devant Dieu. Tout le monde en parle sans cesse. D'où vient donc qu'il n'y a que quelques grands poëtes et quelques grands orateurs qui sachent les exprimer de manière à nous y faire réfléchir? Par la même raison que, toutes les formes, toutes les couleurs et tous les sons étant dans la nature, il n'y a pourtant que les grands musiciens qui sachent faire de la musique avec ces sons partout épars et dispersés, les grands peintres

qui sachent faire de la peinture en recueillant et en coordonnant toutes ces formes, toutes ces couleurs, et en les marquant de leur pensée individuelle.

La nature universelle ne vit que sous des formes particulières. Les grands lieux communs de l'humanité ne vivent aussi que dans les vers de quelques grands poëtes ou dans les phrases de quelques grands orateurs. La liberté, c'est Démosthènes repoussant Philippe, c'est Cicéron attaquant Antoine; l'amour de Dieu, c'est saint Augustin ou Fénelon; la mort, que nous ne pouvons pas éviter et que nous ne voulons pas prévoir, c'est Bossuet. Il y a pourtant des jours et des heures où chacun de nous ressent l'instabilité de la vie et la tristesse de la mort aussi vivement que si Bossuet parlait c'est quand le lieu commun devient -un fait particulier; c'est quand la mort frappe au près de nous. Alors l'émotion personnelle se substitue au lieu commun; alors nous trouvons les sentiments et les paroles qu'il faut pour exprimer notre douleur. La mort! la mort! il n'y a rien à quoi on soit si indifférent pour les autres, et si sensible pour soi et pour les siens. Que de fois n'est-il pas arrivé à chacun de nous, enrevenant de voyage, de trouver, parmi je ne sais combien de lettres, un certain nombre de billets de mort! nous décachetons ces billets d'une main négligente; nous les lisons d'un œil inattentif. Tout à coup le nom d'un parent, d'un ami, vient frapper nos regards :

L

alors nous nous écrions; alors le fait général se singularise et prend une signification fatale; alors cette mort se sépare et se distingue des autres par le sentiment qu'elle nous inspire. Elle nous fait même comprendre c'est que la mort d'autrui, et elle donne un sens à tous ces billets funèbres.

cc que

Qu'est cela, sinon l'effet de la forme particulière qu'a prise le lieu commun? Les grands poëtes et les grands orateurs ne font pas autre chose que de donner, par la force de leur expression, un accent particulier au lieu commun: ils font ce que fait l'émotion personnelle.

Il en est de la part que nous prenons aux lieux communs de la vie humaine comme de celle que nous prenons au sol et au territoire d'un pays : le coin qui nous appartient est celui qui a le plus d'intérêt pour nous. C'est en vain que vous me vantez les belles montagnes de la Suisse ou des Pyrénées, les lacs de l'Italie septentrionale, la mer Méditerranée vue des hauteurs de Sorrente, les grands bois, les eaux limpides, la neige sur la montagne, le soleil dans la vallée : tout cela charme un instant mes regards. Mais il y a, dans les plaines de la Beauce ou de la Brie, deux ou trois arpents de terre plate qui m'appartiennent, où j'ai mis ma maison et mon jardin. La propriété prête à cette terre sans grâce un charme particulier; c'est là qu'est mon cœur; c'est là que le repos m'est doux;

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