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Fontaine, ait si vivement censuré le théâtre. Toute littérature peut être mauvaise. Supprimerez-vous la littérature, c'est-à-dire supprimerez-vous l'esprit humain? car la littérature a les défauts de l'esprit humain; mais elle n'en pas plus que l'esprit humain. Ce n'est pas seulement depuis qu'il y a des livres que l'homme fait un mauvais usage de son esprit. Tant pis pour ceux qui, soit en allant au théâtre, soit en lisant les fables, croient que le poëte propose à notre imitation le vice qui s'est chargé de punir un autre vice, la coquetterie d'Angélique qui punit la vanité de George Dandin, la ruse du renard qui châtie la sottise du

corbeau !

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La Fontaine aimait fort les questions philosophiques; et il en est une qu'il a traitée ex professo, parce qu'elle lui appartenait de droit, la question de l'âme ou de la connaissance des bêtes. Descartes prétendait, dit-on, que les bêtes n'étaient que de purs automates. Descartes n'allait peut-être pas si loin que cela; mais ses disciples y allaient, et cette opinion devait surtout déplaire à la Fontaine. Aussi trouvons-nous dans ses fables deux plaidoyers en règle pour défendre la connaissance des bêtes. Je veux examiner ces deux plaidoyers en les rapprochant de divers ouvrages qui ont traité la même question: au dix-septième siècle, le traité de

1 Fable première du X livre, fable neuvième du livre XI.

la Connaissance des bêtes du jésuite Pardies'; au dixhuitième siècle, l'Amusement philosophique sur le langage des bêtes, par le P. Bougeant, jésuite aussi2; enfin, de nos jours, le mémoire sur l'Instinct et l'intelligence des animaux, par M. Flourens. Je prendrai çà et là dans ces divers auteurs des points de rapprochement avec la Fontaine, pour montrer comment le Bonhomme traite, en pleine connaissance de cause, cette question philosophique.

Où donc la Fontaine avait-il fait des études philosophiques? Nulle part et partout. Grand lecteur de toutes sortes de livres, grand admirateur de Platon et de Descartes aussi, grand causeur quand il se mettait à causer, et toujours préoccupé d'une seule idée et d'un seul livre, celui qui venait d'attirer son attention, il argumentait ardemment. Chez madame de la Sablière la conversation se prêtait aussi volontiers à ces causeries sérieuses qu'aux causeries légères; et c'est peut-être une de ces conversations chez madame de la Sablière, mêlées de philosophie et de bagatelle, que la Fontaine a résumée, dans son plaidoyer pour la connaissance des bêtes.

Voyons d'abord l'exposition de la doctrine de Descartes, telle que la fait le poëte :

11672. 21739.

Ils disent donc

Que la bête est une machine;

Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
Nul sentiment, point d'âme; en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine

A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein:

Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde;
La première y meut la seconde,

Une troisième suit; elle sonne à la fin.

Au dire de ces gens, la bête est toute telle.
L'objet la frappe en un endroit :

Ce lieu frappé s'en va tout droit,

Selon nous, au voisin en porter la nouvelle;
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit;
L'impression se fait. Mais comment se fait-elle'
Selon eux, par nécessité,

Sans passion, sans volonté.
L'animal se sent agité

De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,

Ou quelque autre de ces états.

Mais ce n'est point cela ne vous y trompez pas.

Qu'est-ce donc? une montre. Et nous? c'est autre chose1.

Est-ce bien là la doctrine de Descartes? M. Flourens, dans son ingénieux et savant mémoire sur l'Instinct et l'intelligence des animaux, cite une lettre de Descartes qui accorde aux animaux la vie et le sentiment : « Il faut remarquer, dit Descartes, que je parle de la « pensée, non de la vie et du sentiment, car je n'ôte la

4 Liv. X, f. 1'•.

II.

«< vie à aucun animal'... Je ne leur refuse pas même « le sentiment autant qu'il dépend des organes du « corps. Ainsi mon opinion n'est pas si cruelle aux

<<< animaux. >>>

Me voilà presque rassuré, car je dis volontiers avec le père Bougeaut: « Vous avez une chienne que << vous aimez et dont vous croyez être aimée3. Je « défie tous les Cartésiens du monde de vous per«suader que votre chienne n'est qu'une machine. « Comprenez, je vous prie, le ridicule qui en ré«sulterait pour tout ce que nous sommes, qui ai«mons des chevaux, des chiens, des oiseaux. Re<< présentez-vous un homme qui aimerait sa mon<«<tre comme on aime un chien, et qui la caressc«<rait parce qu'il s'en croirait aimé au point que, « quand elle marque midi ou une heure, il se per<< suaderait que c'est par un sentiment d'amitié pour « lui, et avec connaissance de cause qu'elle fait ses <«< mouvements. Voilà précisément, si l'opinion de Des«< cartes était vraie, quelle serait la folie de tous ceux << qui croient que leurs chiens leur sont attachés et les

1 M. Flourens retranche ici un petit membre de phrase qui me semble avoir son importance: « Je n'ôte la vie à aucun animal, ne la faisant consister que dans la seule chaleur du cœur. » La vie des animaux ainsi expliquée me paraît se rapprocher du pur automatisme des bêtes.

2 M. Flourens, p. 13, édition de 1851.

Le P. Bougeaut adresse son livre à la duchesse de Chaulnes

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