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yeux, tout le conduit jusques-là. Mais s'il va plus loin, il n'a plus rien d'étranger qui le soutienne ; il ne s'appuie que sur ses propres forces: il devient supérieur aux secours dont il s'est servi. Ainsi deux Auteurs, dont l'un surpasse extrêmement l'autre par la beauté de ses Ouvrages, sont néanmoins égaux en mérite, s'ils se sont également élevés chacun au-dessus de son siecle. Il est vrai que l'un a été bien plus haut que l'autre ; mais ce n'est pas qu'il ait eu plus de force, c'est seulement qu'il a pris son vol d'un lieu plus élevé. Par la même raison, de deux Auteurs dont les Ouvrages sont d'une égale beauté, l'un peut être un homme fort médiocre, et l'autre un génie sublime.

Pour juger de la beauté d'un Ouvrage, il suffit donc de le considérer en lui-même. Mais pour juger du mérite de l'Auteur, il faut le comparer à son sieele. Les premieres Pieces de CORNEILLE, comme nous avons déja dit, ne sont pas belles; mais tout autre qu'un génie extraordinaire ne les eût pas faites. Mélite est divine, si vous la lisez après les Pieces de Hardy, qui l'ont immédiatement précédée. Le Théatre

y est, sans comparaison, mieux entendu, le Dialogue mieux tourné, les mouvemens mieux conduits, les scenes plus agréables; sur-tout, et c'est ce que Hardy n'avoit jamais attrapé, il y regne un air assez noble, et la conversation des honnêtes gens n'y est pas mal représentée. Jusques-là on n'avoit guere connu que le Comique le plus bas, ou un Tragique assez plat; on fut étonné d'entendre une nouvelle langue.

Le jugement que l'on porta de Mélite, fut que cette Piece étoit trop simple, et avoit trop peu d'événemens. CORNEILLE, piqué de cette critique, fit Clitandre, et y sema les incidens et les aventures avec une très-vicieuse profusion, plus pour censurer le goût public, que pour s'y accommoder. Il paroît qu'après cela il lui fut permis de revenir son naturel. La Galerie du Palais, la Veuve, la Suivante, la Place Royale sont plus raisonnables.

Nous voici dans le tems où le Théatre devint florissant par la faveur du Cardinal de Richelieu. Les Princes et les Ministres n'ont qu'à commander qu'il se forme des Poëtes, des Peintres, tout ce qu'ils voudront, et il s'en forme. Il y a

une infinité de génies de différentes especes, qui n'attendent, pour se déclarer, que leurs ordres, ou plutôt leurs graces. La nature est toujours prête à servir leurs goûts.

On recommença alors à étudier le Théatre des Anciens, et à soupçonner qu'il pouvoit y avoir des regles. Celle de vingt quatre heures fut une des premieres dont on s'avisa ; mais on n'en faisoit pas encore trop grand cas. Témoin la maniere dont CORNEILLE lui-même en parle dans la Préface de Clitandre, imprimée en 1632. « Que si j'ai renfermé cette Piece, dit-il, dans >> la regle d'un jour, ce n'est pas que je me re» pente de n'y avoir point mis Mélite, ou que je » me sois résolu à m'y attacher dorénavant. Au»jourd'hui quelques-uns adorent cette regle, » beaucoup la méprisent; pour moi, j'ai voulu » seulement montrer que si je m'en éloigne, ce » n'est pas faute de la connoître. »

Ne nous imaginons pas que le vrai soit victorieux dès qu'il se montre : il l'est à la fin ; mais il lui faut du tems pour soumettre les esprits. Les regles du Poëme dramatique, inconnues d'abord ou méprisées, quelque tems après combattues

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ensuite reçues à demi, et sous des conditions, demeurerent enfin maîtresses du Théatre; mais l'époque de l'établissement de leur empire n'est proprement qu'au tems de Cinna.

Une des plus grandes obligations que l'on ait à CORNEILLE, est d'avoir purifié le Théatre. Il fut d'abord entraîné par l'usage établi ; mais il y résista aussi-tôt après, et depuis Clitandre, sa. seconde Piece, on ne trouve plus rien de licencieux dans ses Ouvrages.

CORNEILLE, après avoir fait un essai de ses forces dans ses six premieres Pieces, où il s'éleve déja au-dessus de son siecle, prit tout-à-coup Pessor dans Médée, et monta jusqu'au Tragique le plus sublime. A la vérité, il fut secouru par Séneque; mais il ne laissa pas de faire voir ce qu'il pouvoit par lui-même.

Ensuite il retomba dans la Comédie; et, si j'ose dire ce que je pense, la chûte fut grande. L'Illusion comique, dont je parle ici, est une Piece irréguliere et bizarre, et qui n'excuse point par ses agrémens sa bizarrerie et son irrégularité. Il y domine un personnage de Capitan, qui abat d'un souffle le grand Sophi de Perse et le grand

Mogol, et qui une fois en sa vie avoit empêché le soleil de se lever à son heure prescrite, parce qu'on ne trouvoit point l'aurore, qui étoit couchée avec ce merveilleux brave. Ces caracteres ont été autrefois fort à la mode: mais qui représentoient-ils ? A qui en vouloit-on ? Est-ce qu'il faut outrer nos folies jusqu'à ce point-là, pour les rendre plaisantes? En vérité, ce seroit nous faire trop d'honneur.

Après l'Illusion comique, CORNEILLE se releva, plus grand et plus fort que jamais, et fit le Cid. Jamais Piece de Théatre n'eut un si grand succès. Je me souviens d'avoir vu en ma vie un homme de guerre et un Mathématicien, qui de toutes les Comédies du monde, ne connoissoient que le Cid. L'horrible barbarie où ils vivoient, n'avoit pu empêcher le nom du Cid d'aller jusqu'à eux. CORNEILLE avoit dans son cabinet cette Piece traduite en toutes les Langues de l'Europe, hors l'Esclavonne et la Turque. Elle étoit en Allemand, en Anglois, en Flamand, et par une exactitude Flamande on l'avoit rendue vers pour vers. Elle étoit en Italien; et ce qui est plus étonnant, en Espagnol. Les Espagnols

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