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toire assurée. On le regarde comme assez désintéressé pour espérer qu'il s'emploiera généreusement à obtenir, si les circonstances l'exigent, que le monarque oublie les victimes et fasse taire la voix de la justice au détriment de sa Compagnie.

L'archevêque de Cambrai n'avait point trop présumé du Confesseur en le croyant prêt à sacrifier pour la foi la réputation et les intérêts de son Ordre. Le P. Le Tellier, en effet, accepta et goûta si pleinement ces conseils de magnanime désintéressement, les Jésuites de Paris s'y soumirent avec tant de générosité, que, malgré la bonne volonté du Roi, tout disposé à recourir au Pape lui-même s'il le fallait, ils restèrent sous le coup de la suspense jusqu'en 1728. Alors seulement le Cardinal de Noailles, au bord de la tombe, s'aperçut enfin qu'il avait été le jouet d'ambitieux sectaires.

Oublieux de lui-même et de son Ordre quand il y allait de l'avantage de la religion, Le Tellier savait se souvenir des autres et leur être utile; il ne se dévouait pas seulement pour le service de l'Église, il le faisait joyeusement pour tous ceux qui s'adressaient à lui. Loin qu'il fût né malfaisant, sans être touché d'aucun désir d'obliger, il aimait à rendre à tous les bons offices qu'on réclamait de sa bienveillance. Elles sont presque sans nombre les pages de la correspondance de Fénelon dans lesquelles on voit cet illustre prélat recourir librement à lui pour arriver jusqu'au monarque, non pas seulement lorsqu'il s'agit de l'utilité de l'Église universelle, mais encore d'affaires particulières à son diocèse. C'est lui, par exemple, qui doit s'interposer auprès du prince,

SAINT-SIMON, Mémoires, t. IV, ch. xxv, p. 289.

afin d'obtenir des prêtres de Saint-Sulpice pour la direction du séminaire de Cambrai1.

« J'ai lu au Roi, lui mande un jour le Confesseur, la lettre que Votre Grandeur m'a fait l'honneur de m'écrire au sujet de la persécution contre MM. les chanoines de Tournai. » Et plus loin: « Je l'ai fait souvenir de tout ce que vous m'avez écrit sur l'abbé de Laval, il y a près de deux ans2. »

Au bout de deux ans, il n'a pas oublié un inconnu qu'on lui a recommandé.

Les évêques de la Rochelle et de Luçon, nous pourrons bientôt le constater, en usaient avec pareille liberté, et le Cardinal de Noailles, à son tour, ne trouve pas mauvais que son frère, l'évêque de Châlons, tienne le Jésuite au courant de l'état de son diocèse3.

Il va même jusqu'à s'intéresser à des affaires temporelles. « Je serais presque tenté de me plaindre de M. le nouvel évêque d'Ypres, d'avoir cru qu'il était besoin de mettre en œuvre le crédit de Votre Grandeur pour m'engager à faire une chose que je lui avais promise de mon propre mouvement, qui était de faire mon possible pour qu'il fût déchargé au plus tôt de la pension que le Roi a mise sur son évêché. J'ose dire que c'est ne me connaitre pas assez3. »

Nous sera-t-il permis d'ajouter encore un petit fait, bien peu important, il est vrai, mais qui met d'autant

1 A Chevreuse, 2 février 1712. Cf. lettre du 5 février 1711. Au P. Le Tellier, 6 janvier 1715.

2 Le Tellier à Fénelon, 9 janvier 1713. (Cf. Correspondance de Fénelon, A l'évêque de Châlons, 25 mai 1710. (Bibl. nat., ms. 23215, p. 382.) L'abbé de Laval, sacré par Fénelon le 6 mai 1713; il mourut le 26 août de la même année.

Le Tellier à Fénelon, 16 avril 1713.

mieux en évidence l'obligeance et la bonté du Confesseur? Une jeune demoiselle', fille d'un gentilhomme anglais de bonne maison, songeait à faire son abjuraration. Il fallait donc lui obtenir une pension; car, d'après la législation de la protestante Angleterre, la conversion venait toujours accompagnée de la ruine et de la pauvreté. L'un des amis de Fénelon, le duc de Chaulnes probablement, prie ce prélat de gagner quelques personnes à cette œuvre de piété il lui cite même quelques noms. Chose remarquable, au premier rang de ces chrétiens charitables le duc place cet homme qu'on dit être insensible au plaisir d'obliger. L'archevêque de Cambrai n'hésite pas il connait le P. Le Tellier, il s'empresse de lui écrire. Grâce à la complaisante intervention du Confesseur, l'affaire arrive à la connaissance du monarque. Après quelques difficultés que le Jésuite, absent de la cour, n'a pu prévenir à son grand regret, les secours demandés sont heureusement obtenus.

Les Jansénistes eux-mêmes participèrent à ses bienfaits. L'oratorien Fabre venait d'être chassé de sa Congrégation; il se trouvait dans le besoin; le Confesseur oublia les injures dont il l'avait accablé et vint par deux fois généreusement à son aide. C'est à la demande du P. Le Tellier, qu'un autre de ses ennemis, Gerberon, sortit de la prison de Vincennes, où il était enfermé. Si l'on veut bien lire la lettre que le Confesseur lui adressa dans cette circonstance, on verra qu'elle est

Elle se nommait Ogelthorpe. Elle épousa dans la suite le marquis de Mézières. (Cf. Correspondance de Fénelon, 24 septembre, 7 octobre 1713, etc.)

MORÉRI, art. Fabre.

Voici quelques passages de cette lettre: Mon Révérend Père je reçus votre lettre à Versailles, avec la copie de votre décla

loin de justifier les imputations de Saint-Simon, et de laisser supposer que la douceur d'un acte de bienveillance lui ait été odieuse 1.

Jusqu'ici nous n'avons rencontré dans les pages de l'ami des Jansénistes que les plus graves accusations contre le P. Le Tellier; il ne nous l'a montré qu'avec un cortège de hideux défauts. N'y aura-t-il donc pas quelques couleurs agréables, quelques teintes plus douces pour égayer le sombre portrait du Jésuite? Saint-Simon était trop habile pour ne pas sentir qu'afficher une haine si aveugle et montrer tant de partialité, c'était s'exposer à choquer le lecteur le moins attentif. Comment expliquer, en effet, qu'on eût choisi pour le poste important de confesseur du Roi un homme si visiblement repoussant, ou qu'une telle difformité morale eût échappé à tous les regards, alors surtout que rien ne pouvait faire illusion?

ration. Son Éminence avait déjà annoncé au Roi ce que vous aviez promis de faire, et Sa Majesté eut une extrême joie de savoir que tout ce qui dépendait de vous était déjà fait par votre signature du formulaire et de la déclaration que vous y avez ajoutée. Sa Majesté voulut que je lui en fisse la lecture d'un bout à l'autre, et elle en fut très édifiée. Permettez-moi de vous dire, mon Révérend Père, qu'il n'y a personne qui doive être si content que vous de ce que vous venez de faire, et qui ait tant sujet de bénir Dieu... Plus les exemples (de cette heureuse démarche) sont rares, plus vous méritez de louanges d'avoir sacrifié tous les respects humains à votre devoir... Priez que cette grâce vous devienne commune avec plusieurs... et tu aliquando conversus confirma fratres tuos... Mais il n'est pas besoin de vous représenter ce que vous comprenez assez de vous-même, je ne vous en parle ici que pour vous marquer l'estime que j'ai de votre personne et un désir sincère de votre véritable honneur qui se trouve joint à l'intérêt de l'Église..

1 M. de Beauveau, évêque de Tournai, auquel pourtant on ne pouvait arracher aucun mot contre le jausénisme (Fénelon à Le Tellier, 25 mars 1711), chargeait aussi le Jésuite de le justifier dans le monde et dans l'esprit du Roi, au sujet de ses démêlés avec ses diocésains. Au P. Le Tellier, 3 mars 1711. (Cf. Correspondance de Fénelon.)

Il concédera donc quelques qualités à sa victime, mais, la haine reprenant bientôt le dessus, elles ressembleront fort à des défauts. Sa modestie, que d'Aguesseau exalte, lui fournira l'occasion d'anecdotes burlesques'; l'humilité qui l'empêchera de cacher son humble extraction échauf fera la bile du grand seigneur.

Comment le prétentieux duc et pair, pour qui tout semble devoir se résumer dans l'ancienneté de la race, pourrait-il croire que le fils d'un paysan possédat quelques mérites, alors surtout qu'il ose avouer ce qu'il est par son origine? Aussi avec quel dédain il parlera de cet homme de la lie du peuple, assez aveugle pour ne pas voir ce qu'une telle naissance peut gåter de belles qualités! On croirait presque qu'aux yeux de l'auteur des Mémoires, cette privation d'armoiries» suffit pour expliquer et prouver toutes les infamies dont il charge le Jésuite.

S'il avoue que le Confesseur ne s'abandonnait point à une vie molle et facile, qu'il se livrait sans relâche au travail le plus assidu, il ajoutera, sans tarder, que cet amour de la mortification et de l'étude lui faisait oublier les devoirs les plus élémentaires de la charité: il sera dur pour ses frères comme pour lui-même; il ne con

1 La première fois qu'il vit le hoi dans son cabinet, ce prince lui demanda s'il était parent de M. M. Le Tellier. Le Père s'anéantit: . Moi, Sire, répondit-il, parent de M. M. Le Tellier! Je suis bien loin de cela; je suis un pauvre paysan de Basse Normandie, où mon père était fermier. ・ — Fagon, qui l'observait jusqu'à n'en rien perdre, se tourna en dessous à Bloin, et faisant effort pour le regarder Monsieur, lui dit-il en lui montrant le Jésuite, quel sacré.....! et haussant les épaules se remit sur son bâton. Il se trouva qu'il ne s'était pas trompé dans un jugement si étrange d'un confesseur. Celui-ci avait fait toutes les mines, pour ne pas dire les singeries hypocrites d'un homme qui redoutait cette place, et qui ne s'y laissa forcer que par obéissance à sa Compagnie. (SAINT-SIMON, Mémoires, t. IV, ch. xxv, p. 290.)

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