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Jusque-là, pauvre cerf, ne te vante de rien."
Là-dessus le maître entre et vient faire sa ronde.
"Qu'est ceci? dit-il à son monde ;
Je trouve bien peu d'herbe en tous ces râteliers;
Cette litière est vieille : allez vite aux greniers;
Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d'ôter toutes ces araignées?

Ne saurait-on ranger ces jougs et ces colliers?"
En regardant à tout il voit une autre tête
Que celles qu'il voyait d'ordinaire en ce lieu.
Le cerf est reconnu chacun prend un épieu;
Chacun donne un coup à la bête.

Ses larmes ne sauraient la sauver du trépas.
On l'emporte, on la sale, on en fait maint repas,
Dont maint voisin s'éjouit d'être.

Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment :

"Il n'est, pour voir, que l'œil du maître.” Quant à moi, j'y mettrais encor l'œil de l'amant.

45. Le Pot de terre et le Pot de fer

Le pot de fer proposa

Au pot de terre un voyage.
Celui-ci s'en excusa,
Disant qu'il ferait que sage
De garder le coin du feu ;
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De son débris serait cause:
Il n'en reviendrait morceau.
"Pour vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne,

Je ne vois rien qui vous tienne.

Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le pot de fer:
Si quelque matière dure
Vous menace d'aventure,
Entre deux je passerai
Et du coup vous sauverai."
Cette offre le persuade.

Pot de fer son camarade

Se met droit à ses côtés.

Mes gens s'en vont à trois pieds,
Clopin-clopant comme ils peuvent,
L'un contre l'autre jetés

Au moindre hoquet qu'ils treuvent.

Le pot de terre en souffre; il n'eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats,

Sans qu'il eût lieu de se plaindre.

Ne nous associons qu'avecque nos égaux,
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d'un de ces pots.

46. Le petit Poisson et le Pêcheur

Petit poisson deviendra grand,
Pourvu que Dieu lui prête vie ;
Mais le lâcher en attendant,

Je tiens pour moi que c'est folie:

Car de le rattraper il n'est pas trop certain.

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Un carpeau, qui n'était encore que fretin,

Fut pris par un pêcheur au bord d'une rivière.

"Tout fait nombre, dit l'homme, en voyant son butin; Voilà commencement de chère et de festin :

Mettons-le en notre gibecière."

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pauvre carpillon lui dit en sa manière :

Que ferez-vous de moi? je ne saurais fournir
Au plus qu'une demi-bouchée.

Laissez-moi carpe devenir :

Je serai par vous repêchée;

Quelque gros partisan m'achètera bien cher:

Au lieu qu'il vous en faut chercher

Peut-être encor cent de ma taille

Pour faire un plat: quel plat? croyez-moi, rien qui vaille.
- Rien qui vaille? eh bien ! soit, repartit le pêcheur :
Poisson, mon bel ami, qui faites le prêcheur,

Vous irez dans la poêle; et vous avez beau dire,
Dès ce soir on vous fera frire."

Un Tiens vaut, ce dit-on, mieux que deux Tu l'auras :
L'un est sûr; l'autre ne l'est pas.

47. Le Renard ayant la queue coupée

Un vieux renard, mais des plus fins,

Grand croqueur de poulets, grand preneur de lapins,
Sentant son renard d'une lieue,

Fut enfin au piège attrapé.

Par grand hasard en étant échappé,

Non pas franc, car pour gage il y laissa sa queue ;
S'étant, dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux,
Pour avoir des pareils (comme il était habile),
Un jour que les renards tenaient conseil entre eux :
Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,

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Et qui va balayant tous les sentiers fangeux?

Que nous sert cette queue? il faut qu'on se la coupe;
Si l'on me croit, chacun s'y résoudra.

-Votre avis est fort bon, dit quelqu'un de la troupe ;
Mais tournez-vous, de grâce, et l'on vous répondra."

A ces mots il se fit une telle huée,

Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps perdu :
La mode en fut continuée.

48. Le Cerf et la Vigne

Un cerf, à la faveur d'une vigne fort haute,
Et telle qu'on en voit en de certains climats,
S'étant mis à couvert et sauvé du trépas,

Les veneurs, pour ce coup, croyaient leurs chiens en faute :
Ils les rappellent donc. Le cerf, hors de danger,

Broute sa bienfaitrice: ingratitude extrême !

On l'entend, on retourne, on le fait déloger:
Il vient mourir en ce lieu même.

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"J'ai mérité, dit-il, ce juste châtiment :
Profitez-en, ingrats." Il tombe en ce moment.
La meute en fait curée: il lui fut inutile

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De pleurer aux veneurs à sa mort arrivés.

Vraie image de ceux qui profanent l'asile
Qui les a conservés.

49. Le Serpent et la Lime

On conte qu'un serpent, voisin d'un horloger
(C'était pour l'horloger un mauvais voisinage),
Entra dans sa boutique, et cherchant à manger,
N'y rencontra pour tout potage

Qu'une lime d'acier qu'il se mit à ronger.
Cette lime lui dit, sans se mettre en colère :

"Pauvre ignorant! et que prétends-tu faire?
Tu te prends à plus dur que toi,
Petit serpent à tête folle ;

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Plutôt que d'emporter de moi
Seulement le quart d'une obole,
Tu te romprais toutes les dents :
Je ne crains que celles du temps."

Ceci s'adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui, n'étant bons à rien, cherchez sur tout à mordre:
Vous vous tourmentez vainement.

Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages?

Ils sont pour vous d'airain, d'acier, de diamant.

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50. Le Lièvre et la Perdrix

Il ne se faut jamais moquer des misérables:
Car qui peut s'assurer d'être toujours heureux?
Le sage Ésope dans ses fables

Nous en donne un example ou deux.
Celui qu'en ces vers je propose,

Et les siens, ce sont même chose.

Le lièvre et la perdrix, concitoyens d'un champ,
Vivaient dans un état, ce semble, assez tranquille,
Quand une meute s'approchant

Oblige le premier à chercher un asile;

Il s'enfuit dans son fort, met les chiens en défaut,
Sans même en excepter Brifaut.

Enfin il se trahit lui-même

Par les esprits sortant de son corps échauffé.

Miraut, sur leur odeur ayant philosophé,

Conclut que c'est son lièvre, et d'une ardeur extrême
Il le pousse; et Rustaut, qui n'a jamais menti,

Dit que le lièvre est reparti.

Le pauvre malheureux vient mourir à son gîte.

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