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intrigue adroite, mais non intéreflante : il abandonna trop fouvent le pathétique qui doit être l'ame de la tragédie. Je ne parle pas du ftyle ; il n'est pas tolérable.

ACTE

CINQUIEM E.

SCENE PREMIERE.

QUEL eft le lecteur qui ne fente pas combien ce terrible fujet eft affaibli dans toutes les fcènes ? J'avoue que la diction vicieuse, obfcure, fans chaleur, fans pathétique, contribue beaucoup aux vices de la pièce: mais la malheureuse intrigue de Théfée et de Dircé, introduite pour remplir les vides, eft ce qui tue la pièce. Peut-on fouffrir que, dans des momens deftinés à la plus grande terreur, Oedipe parle froidement de fe battre en duel avec Thésée? Un duel chez des Grecs et dans le fujet d'Oedipe! et ce qu'il y a de pis, c'eft qu'Oedipe qui fe voit l'auteur de la défolation de Thèbes et le meurtrier de Laïus, Théfée qui doit craindre que le refte de l'oracle ne foit accompli, Théfée qui doit être faifi d'horreur et l'inspirer, s'occupent tous deux de la crainte d'un foulèvement de ces pauvres peftiférés qui pourraient bien devenir mutins.

Si vous ne frappez pas le cœur du fpectateur par des coups toujours redoublés au même endroit, ce cœur vous échappe. Si vous mêlez plufieurs intérêts ensemble, il n'y a plus d'intérêt.

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Ces fcènes font beaucoup plus intéreffantes que les autres, parce qu'elles font uniquement prises du sujet. On n'y differte point; on n'y cherche point à étaler des raifons et des traits ingénieux; tout eft naturel; mais il y manque ces grands mouvemens de terreur et

de pitié qu'on attend d'une fi affreuse fituation. Cette tragédie péche par toutes les chofes qu'on y a introduites, et par celles qui lui manquent.

SCENE IV.

Vers 1. Ce jour eft donc pour moi le grand jour des malheurs, Puifque vous apportez un comble à mes douleurs, &c.

Je n'examine point fi on apporte un comble à la douleur, s'il eft bien de dire que fon époufe eft dans la fureur. Je dis que je retrouve le véritable efprit de la tragédie dans cette fcène d'Iphicrate où l'on ne dit rien qui ne foit néceffaire à la pièce, dans cette fimplicité éloignée de la fatigante differtation, dans cet art théâtral et naturel qui fait naître fucceffivement tous les malheurs d'Oedipe les uns des autres. Voilà la vraie tragédie; le refte eft du verbiage, mais comment faire cinq actes fans verbiage? V. 61. Je ferais donc thébain à ce compte? Oui, Seigneur.

Ne prenons point garde à ce compte. Ce n'est qu'une expreffion triviale qui ne diminue rien de l'intérêt de cette fituation. Un mot familier et même bas, quand il est naturel, est moins répréhenfible cent fois que toutes ces penfées alambiquées, ces differtations froides, ces raifonnemens fatigans et fouvent faux, qui ont gâté quelquefois les plus belles fcènes de l'auteur.

SCENE V.

V. 15. Hélas! je le vois trop, et vos craintes fecrètes
Qui vous ont empêché de vous entr'éclaircir,

Loin de tromper l'oracle ont fait tout réuffir, &c.

Ici l'art manque. Oedipe exerce trop tôt fon autre art de deviner les énigmes. Plus de furprife, plus de terreur, plus d'horreur. L'auteur retombe dans fes malheureufes differtations, voyez où m'a plongé votre fauffe prudence. &c.

Il eft d'autant plus inexcufable qu'il avait devant les yeux Sophocle qui a traité ce morceau en maître.

SCENE VII.

Le spectateur qui était ému, ceffe ici de l'être. Oedipe qui raifonne avec Dircé de l'amour de cette princeffe pour Thefee, fait oublier fes malheurs; il rompt le fil de l'intérêt. Dircé eft fi étrangère à l'aventure d'Oedipe que toutes les fois qu'elle paraît, elle fait beaucoup plus de tort à la pièce que l'infante n'en fait à la tragédie du Cid, et Livie à Cinna; car on peut retrancher Livie et l'infante, et on ne peut retrancher Dircé et Théfée, qui font malheureufement des acteurs principaux.

Il refte une réflexion à faire fur la tragédie d'Oedipe. C'eft, fans contredit, le chef d'œuvre de l'antiquité, quoiqu'avec de grands défauts. Toutes les nations éclairées fe font réunies à l'admirer, en convenant des fautes de Sophocle. Pourquoi ce fujet n'a-t-il pu être traité avec un plein fuccès chez aucune de ces nations? Ce n'est pas certainement qu'il ne foit très - tragique. Quelques perfonnes ont prétendu qu'on ne peut s'intéreffer aux crimes involontaires d'Oedipe, et que fon châtiment révolte plus qu'il ne touche. Cette opinion eft démentie par l'expérience: car tout ce qui a été imité de Sophocle, quoique très-faiblement, dans l'Oedipe, a toujours réuffi parmi nous; et tout ce qu'on a mêlé d'étranger à ce fujet a été condamné. Il faut donc conclure qu'il fallait traiter Oedipe dans toute la fimplicité grecque. Pourquoi ne l'avons-nous pas fait ? c'eft que nos pièces en cinq actes, dénuées de chœurs, ne peuvent être conduites jufqu'au dernier acte fans des fecours étrangers au fujet. Nous les chargeons d'épifodes, et nous les étouffons; cela s'appelle du rempliffage. J'ai déjà dit qu'on veut une tragédie qui dure deux heures ; il faudrait qu'elle durât moins, et qu'elle fût meilleure,

C'eft le comble du ridicule de parler d'amour dans Oedipe, dans Electre, dans Mérope. Lorfqu'en 1718, il fut queftion de représenter le feul Oedipe qui foit refté depuis au théâtre, les comédiens exigèrent quelques fcènes où l'amour ne fût pas oublié ; et l'auteur gâta et avilit ce beau fujet par le froid ressouvenir d'un amour infipide entre Philoctite et Jocafte.

L'actrice qui représentait Dircé dans l'Oedipe de Corneille, dit au nouvel auteur:,, C'est moi qui joue ,, l'amoureuse, et fi on ne me donne un rôle, la pièce ", ne fera pas jouée". A ces paroles, je joue l'amoureuse dans Oedipe, deux étrangers de bon fens éclatèrent de rire; mais il fallut en paffer par ce que les acteurs exigeaient; il fallut s'afservir à l'abus le plus méprisable; et fi l'auteur, indigné de cet abus auquel il cédait, n'avait pas mis dans fa tragédie le moins de converfations amoureufes qu'il put, s'il avait prononcé le mot d'amour dans les trois derniers actes, la pièce ne mériterait pas d'être repréfentée.

Il y a bien des manières de parvenir au froid et à l'infipide. La Motte, l'un des plus ingénieux auteurs que nous ayons, y eft arrivé par une autre route, par une verfification lâche, par l'introduction de deux grands enfans d'Oedipe fur la fcène, par la fouftraction entière de la terreur et de la pitié.

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V. 1. Eft-ce encor votre bras qui doit venger fon père ? &c.

Théfée et Dircé viennent achever de répandre leur glace fur cette fin qui devait être fi touchante et fi terrible. Oedipe appelle Dircé fa fœur comme fi de rien n'était. Il lui parle de l'empire qu'une belle flamme lui fit fur une ame. Il va en confoler la reine. Tout se passe en civilités, et Dircé refte à differter avec Théfée; et pour comble, l'auteur fe félicite dans fa préface de l'heureux

épisode de Théfée et de Dircé. Plaignons la faibleffe de l'efprit humain.

DECLARATION DU COMMENTATEUR.

Mon respect pour l'auteur des admirables morceaux du Cid, de Cinna et de tant de chefs-d'œuvre, mon amitié conftante pour l'unique héritière du nom de ce grand homme, ne m'ont pas empêché de voir et de dire la vérité, quand j'ai examiné fon Oedipe et ses autres pièces indignes de lui; et je crois avoir prouvé tout ce que j'ai dit. Le fouvenir même que j'ai fait autrefois une tragédie d'Oedipe, ne m'a point retenu. Je ne me suis point cru égal à Corneille : je me fuis mis hors d'intérêt, je n'ai eu devant les yeux que l'intérêt du public, l'inftruction des jeunes auteurs, l'amour du vrai, qui l'emporte dans mon efprit fur toutes les autres confidérations. Mon admiration fincère pour le beau eft égale à ma haine pour le mauvais. Je ne connais ni l'envie, ni l'esprit de parti. Je n'ai jamais fongé qu'à la perfection de l'art, et je dirai hardiment la vérité en tout genre jufqu'au dernier moment de ma vie.

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