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ACTE CINQUIE ME.

SCENE V.

Vers 27. Je fuis bien malheureux fi je vous fais pitié!

TOUT ce que dit ici Carlos eft grand, fans enflure, et d'une beauté vraie. Il n'y a que ce vers, pris de l'espagnol, dont le bon goût puiffe être mécontent:

A l'exemple du ciel j'ai fait beaucoup de rien,

Ces traits hardis furprennent fouvent le parterre; mais y a-t-il rien de moins convenable que de fe comparer à DIEU? Quel rapport les actions d'un foldat qui s'eft élevé peuvent-elles avoir avec la création? On ne faurait être trop en garde contre ces hyperboles audacieufes qui peuvent éblouir des jeunes gens, que tous les hommes fenfés réprouvent, et dont vous ne trouverez jamais d'exemple, ni dans Virgile, ni dans Cicéron, ni dans Horace, ni dans Racine.

Remarquez encore que le mot de ciel n'eft pas ici à fa place, attendu que DIEU a créé le ciel et la terre, et qu'on ne peut dire en cette occafion que le ciel a fait beaucoup de rien.

V. 87. Mais je vous tiens ensemble heureux au dernier point D'être né d'un tel père et de n'en rougir point.

Ce dernier vers eft très-beau et digne de Corneille. Au refte, le dénouement eft à l'efpagnole.

SUR NICOMEDE,

TRAGEDIE, 1650.

PREFACE DU COMMENTATEUR.

NICOMEDE eft. dans le goût de Don Sanche

d'Arragon. Les Espagnols, comme on l'a déjà dit, font les inventeurs de ce genre qui eft une espèce de comédie héroïque. Ce n'eft ni la terreur, ni la pitié de la vraie tragédie. Ce font des aventures extraordinaires, des bravades, des fentimens généreux, et une intrigue dont le dénouement heureux ne coûte ni de fang aux perfonnages, ni de larmes aux fpectateurs. L'art dramatique eft une imitation de la nature, comme l'art de peindre. Il y a des fujets de peinture fublimes, il y en a de fimples; la vie commune, la vie champêtre, les paysages, les grotefques même, entrent dans cet art. Raphaël a peint les horreurs de la mort, et les noces de Pfyché. C'est ainfi que dans l'art dramatique on a la paftorale, la farce, la comédie, la tragédie plus ou moins héroï que, plus ou moins terrible, plus ou moins attendriffante.

Lorfqu'on rejoua, en 1756, Nicomède, oubliée pendant plus de quatre-vingts ans, les comédiens du roi ne l'annoncèrent que fous le titre de tragicomédie. Cette pièce eft peut-être une des plus fortes preuves du génie de Corneille, et je ne fuis pas étonné

de l'affection qu'il avait pour elle. Ce genre eft nonfeulement le moins théâtral de tous, mais le plus difficile à traiter. Il n'a point cette magie qui tranfporte l'ame, comme le dit fi bien Horace :

Ille per extinctum funem mihi poffe videtur
Ire poëta meum qui pectus inaniter angit,
Irritat et mulcet, falfis terroribus implet,

Ut magus, et modò me Thebis modò ponit Athenis.

Ce genre de tragédie ne fe foutenant point par un fujet pathétique, par de grands tableaux, par les fureurs des paffions, l'auteur ne peut qu'exciter un fentiment d'admiration pour le héros de la pièce. L'admiration n'émeut guère l'ame, ne la trouble point. C'eft de tous les fentimens celui qui fe refroidit le plutôt. Le caractère de Nicomede avec une intrigue terrible, telle que celle de Rodogune, eût été un chefd'œuvre.

SUR NICOMEDE,

TRAGEDIE.

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIERE.

Vers 1. Après tant de hauts faits, il m'eft bien doux, Seigneur, De voir encor mes yeux régner fur votre cœur.

N ne voit point fes yeux. Cette figure manque un peu de jufteffe, mais c'eft une faute légère.

V. 3. De voir fous les lauriers qui vous couvrent la tête...

Ce vous rend l'expreffion trop vulgaire. Je me fuis couvert la tête ; vous vous êtes fait mal au pied. Il faut chercher des tours plus nobles. Rarement alors on s'étudiait à perfectionner fon ftyle.

V. 4. Un fi grand conquérant être encor ma conquête.

Corneille parait affectionner ces vers d'antithefes :

Ce qu'il doit au vaincu brûlant pour le vainqueur.

Et

pour être invaincu l'on n'eft pas invincible.

J'irai fous mes cyprès accabler fes lauriers.

Ces figures ne doivent pas être prodiguées. Racine s'en fert très-rarement. Gependant il a imité ce vers dans Andromaque :

Mener en conquérant fa fuperbe conquête.

REMARQ. SUR NICOMEDE. ACTE I. 121

Il dit auffi:

Vous ne voulez aimer, et je ne peux vous plaire.
Vous m'aimeriez, Madame, en me voulant haïr.
Non ego paucis offendar maculis.

V. 5. Et de toute la gloire acquife à ses travaux

Faire un illuftre hommage à ce peu que je vaux.

Cette manière de s'exprimer eft abfolument bannie. On dirait à préfent dans le ftyle familier, au peu que je vaux. L'épithète d'illuftre gâte prefque tous les vers où elle entre, parce qu'elle ne fert qu'à remplir les vers, qu'elle eft vague, qu'elle n'ajoute rien au fens.

V. 9. Je vous vois à regret, tant mon cœur amoureux

Trouve la cour pour vous un féjour dangereux.

Il ne fied point à une princesse de dire qu'elle est amoureuse, et furtout de commencer une tragédie par ces expreffions qui ne conviennent qu'à une bergère naïve. Nous avons obfervė ailleurs qu'un perfonnage doit faire connaître fes fentimens fans les exprimer groffièrement. Il faut qu'on découvre fon ambition fans. qu'il ait befoin de dire, je fuis ambitieux ; sa jaloufie, fa colère, fes foupçons, et qu'il ne dife pas, je fuis colère, je fuis foupçonneux, jaloux; à moins que ce ne foit un aveu qu'il faffe de fes paffions.

V. 15. La haine que pour vous elle a fi naturelle...

L'inverfion de ce vers gâte et obscurcit un fens clair, qui eft, la haine naturelle qu'elle a pour vous. Que Racine dit la même chose bien plus élégamment!

Des droits de fes enfans une mère jaloufe
Pardonne rarement au fils d'une autre épouse.

V. 16. A mon occafion encor fe renouvelle.

A mon occafion eft de la profe rampante.

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