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d'emprunter aux différentes espèces d'animaux l'image des différents vices que réunit la nôtre; s'ils ont pu se dire comme lui,

Le roi de ces gens-là n'a pas moins de défauts

Que ses sujets,

lui seul a peint les défauts que les autres n'ont fait qu'indiquer. Ce sont des sages qui nous conseillent de nous étudier; La Fontaine nous dispense de cette étude en nous montrant à nous-mêmes: différence qui laisse le moraliste à une si grande distance du poëte. La bonhomie réelle ou apparente qui lui fait donner des noms, des surnoms, des métiers aux individus de chaque espéce; qui lui fait envisager les espèces mêmes comme des républiques, des royaumes, des empires, est une sorte de prestige qui rend leur feinte existence réelle aux yeux de ses lecteurs. Ratopolis devient une grande capitale ; et l'illusion où il nous amène est le fruit de l'illusion parfaite où il a su se placer lui-même. Ce genre de talent si nouveau, dont ses devanciers n'avoient pas eu besoin pour peindre les premiers traits de nos passions, devient nécessaire à La Fontaine, qui doit en exposer à nos yeux les nuances les plus délicates; autre caractère essentiel, né de ce génie d'observation dont Molière étoit si frappé dans notre fabuliste.

Je pourrois, messieurs, saisir une multitude de rapports entre plusieurs personnages de Molière et d'autres de La Fontaine, montrer entre eux des

ressemblances frappantes dans la marche et dans le langage des passions'; mais, négligeant les détails de ce genre, j'ose considérer l'auteur des fables d'un point de vue plus élevé. Je ne cede point au vain desir d'exagérer mon sujet, maladie trop commune de nos jours; mais, sans méconnoître l'intervalle immense qui sépare l'art si simple de l'apologue, et l'art si compliqué de la comédie, j'observerai, pour être juste envers La Fontaine, que la gloire d'avoir été avec Molière le peintre le plus fidéle de la nature et de la société, doit rapprocher ici ces deux grands hommes. Molière, dans chacune de ses pièces, ramenant la peinture des mœurs à un objet philosophique, donne à la comédie la moralité de l'apologue: La Fontaine, transportant dans ses fables la peinture des mœurs, donne à l'apologue une des grandes beautés de la

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Qui peint le mieux, par exemple, les effets de la prévention, ou M. de Sotenville repoussant un homme à jeun, et lui disant: Retirez-vous, vous puez le vin; ou l'ours qui, s'écartant d'un corps qu'il prend pour un cadavre, se dit à lui-même : Otons-nous, car il sent? Et le chien, dont le raisonnement seroit fort bon dans la bouche d'un maître, mais qui, n'étant que d'un simple chien, fut trouvé fort mauvais, ne rappelle-t-il pas Sosie?

Tous les discours sont des sottises,

Partant d'un homme sans éclat :

Ce seroient paroles exquises,

Si c'étoit un grand qui parlât.

On pourroit rapprocher plusieurs traits de cette espèce; mais il suffit d'en citer quelques exemples. La Fontaine est, après la nature et Molière, la meilleure étude d'un poëte comique.

comédie, les caractères. Doués tous les deux, au plus haut degré, du génie d'observation, génie dirigé dans l'un par une raison supérieure, guidé dans l'autre par un instinct non moins précieux, ils descendent dans le plus profond secret de nos travers et de nos foiblesses; mais chacun, selon la double différence de son genre et de son caractère, les exprime différemment. Le pinceau de Molière doit être plus énergique et plus ferme; celui de La Fontaine, plus délicat et plus fin: l'un rend les grands traits avec une force qui le montre comme supérieur aux nuances; l'autre saisit les nuances avec une sagacité qui suppose la science des grands traits. Le poëte comique semble s'être plus attaché aux ridicules, et a peint quelquefois les formes passagères de la société; le fabuliste semble s'adresser davantage aux vices, et a peint une nature encore plus générale. Le premier me fait plus rire de mon voisin; le second me ramène plus à moi-même. Celui-ci me venge davantage des sottises d'autrui; celui-là me fait mieux songer aux miennes. L'un semble avoir vu les ridicules comme un défaut de bienséance, choquant pour la société; l'autre, avoir vu les vices comme un défaut de raison, fâcheux pour nous-mêmes. Après la lecture du premier, je crains l'opinion publique; après la lecture du second, je crains ma 'conscience. Enfin l'homme corrigé par Molière, cessant d'être ridicule, pour

roit demeurer vicieux: corrigé par La Fontaine, il ne seroit plus ni vicieux ni ridicule; il seroit raisonnable et bon; et nous nous trouverions vertueux, comme La Fontaine étoit philosophe, sans nous en douter.

Tels sont les principaux traits qui caractérisent chacun de ces grands hommes; et si l'intérêt qu'inspirent de tels noms me permet de joindre à ce parallèle quelques circonstances étrangères à leur mérite, j'observerai que, nés l'un et l'autre précisément à la même époque, tous deux sans modéle parmi nous, sans rivaux, sans successeurs, liés pendant la vie d'une amitié constante, la même tombe les réunit après leur mort, et que la même poussière couvre les deux écrivains les plus originaux que la France ait jamais produits '.

Mais ce qui distingue La Fontaine de tous les moralistes, c'est la facilité insinuante de sa morale; c'est cette sagesse, naturelle comme lui-même, qui paroît n'être qu'un heureux développement de son instinct. Chez lui, la vertu ne se présente point environnée du cortège effrayant qui l'accompagne d'ordinaire: rien d'affligeant, rien de pénible. Offre-t-il quelque exemple de généro

Ils ont été enterrés dans l'église Saint-Joseph, rue Montmartre*. (Note de Chamfort.)

Ceci est une erreur, mais elle est générale : La Fontaine a été enterré au cimetière des Innocents. Voyez l'Histoire de sa vie, in-8°, 1820, P. 500 à 505.

sité, quelque sacrifice: il le fait naître de l'amour, de l'amitié, d'un sentiment si simple, si doux, que ce sacrifice même a dû paroître un bonheur. Mais, s'il écarte en général les idées tristes d'efforts, de privations, de dévouement, il semble qu'ils cesseroient d'être nécessaires, et que la société n'en auroit plus besoin. Il ne vous parle que de vous-même ou pour vous-même ; et de ses leçons, ou plutôt de ses conseils, naîtroit le bonheur général. Combien cette morale est supérieure à celle de tant de philosophes qui paroissent n'avoir point écrit pour des hommes, et qui taillent, comme dit Montaigne, nos obligations à la raison d'un autre étre! Telles sont en effet la misère et la vanité de l'homme, qu'après s'être mis au-dessous de lui-même par ses vices, il veut ensuite s'élever au-dessus de sa nature par le simulacre imposant des vertus auxquelles il se condamne, et qu'il deviendroit, en réalisant les chimères de son orgueil, aussi méconnoissable à lui-même par sa sagesse, qu'il l'est en effet par sa folie. Mais, après tous ces vains efforts, rendu à sa médiocrité naturelle, son cœur lui répète ce mot d'un vrai sage: que c'est une cruauté de vouloir élever l'homme à tant de perfection. Aussi tout ce faste philosophique tombe-t-il devant la raison simple, mais lumineuse, de La Fontaine. Un ancien osoit dire qu'il faut combattre souvent les lois par la nature: c'est par la nature que La Fontaine combat les

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