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manche un autel portatif sur lequel l'aumônier célébrait la

messe.

Mais il faut remarquer que ce vestibule est séparé des salles par des bureaux, des grilles et des murs; que, conséquemment, il est impossible aux condamnés des salles latérales, et bien plus encore à ceux placés dans les salles supérieures, de prendre part active aux prières, puisqu'ils ne voient rien et n'entendent rien.

On avait bien pris toutes les précautions possibles et l'on avait tout disposé pour que les forçats, à genoux sur leurs bancs et la tête découverte, pussent être témoins en esprit de toutes les cérémonies qui étaient accomplies pour eux; mais, quelque surveillance qu'on pût exercer, quelques soins que l'on eût, il était difficile, pour ne pas dire impossible, d'exciter l'intérêt, l'attention et la sympathie du plus grand nombre des condamnés.

y

On finit par renoncer à dire la messe au bagne. On fut déterminé par ce qui vient d'être exposé et par les motifs suivants.

MM. les aumôniers de la marine représentèrent avec force que le parti qu'on avait précédemment adopté était tout à fait inconvenant et indigne des saints mystères, qui ne doivent être célébrés que dans un lieu décent, et non sur un pallier d'escalier (et c'est' véritablement ainsi qu'il faut considérer le vestibule dont il est question); que des inconvénients très-graves en résultaient aux yeux de tous les assistants; que les condamnés, restant forcément dans leurs salles, faute de localités suffisantes, et n'assistant pas personnellement à l'office divin, puisqu'ils ne peuvent voir l'autel ni entendre le célébrant, il était impossible d'espérer qu'ils se joignissent d'intention aux prières; que l'on devait craindre, au contraire, què ce ne pour les forçats une occasion de blasphéme et de scandale.

fût

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Ces craintes n'étaient malheureusement que trop fon

dées. En effet, il faut songer d'abord qu'on ne saurait trouver, ni dans le bagne ni dans le port, un lieu assez vaste pour que le service religieux pût se faire en présence de tous les condamnés et de leurs gardes; que, lors même que l'on trouverait une localité suffisante, l'expérience a prouvé que fort peu de condamnés en profiteraient, et que parmi ceux-ci on en verrait un grand nombre qui n'approcheraient des autels que pour en obtenir quelque douceur dans leur position, en ajoutant l'hypocrisie à leurs crimes.

Mais, comme il est aussi parmi eux des hommes sincères, auxquels il est essentiel de procurer les secours de ja religion quand ils le désirent, nous avons mis à la disposition de MM. les aumôniers une chambre installée convenablement, où ils peuvent s'entretenir à part et en paix avec les forçats qui demandent à leur parler. Ces entretiens ont lieu fréquemment sans embarras et sans la moindre difficulté.

C'est, selon nous, tout ce que l'on peut faire; on ne doit pas désirer plus aller au delà ne serait ni sage ni

utile.

Dans les tableaux que nous venons de mettre sous les yeux de nos lecteurs, les hommes impassibles, amis de la justice, et les hommes sensibles, qui, en blâmant les erreurs et les passions, cherchent à les excuser, trouveront peut-être des renseignements et des détails de quelque in

térêt.

Nous allons soumettre aux uns et aux autres quelques réflexions qui nous sont inspirées par l'état de choses qui est l'objet de notre constante sollicitude, et par le triste établissement dans lequel notre vie s'écoule au milieu de mille événements divers et de circonstances imprévues et toujours nouvelles.

On conçoit que les nombreux voyageurs qu'une curios

sité toute naturelle amène dans le premier port militaire de la France n'en peuvent sortir sans visiter le bagne.

Des magistrats, des généraux, des négociants, des armateurs, des propriétaires, des officiers de toutes armes, des étrangers de toutes les nations, des femmes, avides de fortes émotions, viennent avec empressement voir les nombreux condamnés placés sous notre garde et confiés à notre surveillance.

Les sensations que ces personnes éprouvent sont diverses comme leurs caractères, comme leur manière d'être et de vivre, comme les sentiments qui font battre leur cœur. Les unes, délicates et impressionnables, ne peuvent, sans être profondément touchées, voir la triste situation d'un si grand nombre de condamnés, qu'elles ne regardent plus que comme des hommes malheureux, et en leur parlant elles se hâtent de leur prodiguer des secours, des encouragements et des consolations.

D'autres visiteurs, froids et stoïques, contemplent ce spectacle avec indifférence, et plusieurs nous ont dit en nous quittant (ce sont, pour la plupart de jeunes hommes à la mode): « Monsieur, recevez nos sincères remercîments; nous sommes bien aises d'avoir vu tout ceci, dont nous n'avions pas idée; mais, d'honneur, les forçats ne sont pas si malheureux. » Et ils s'en vont en fredonnant un air de la Juive ou de Lucie de Lamermoor.

Les forçats ne sont pas si malheureux!

Ah! messieurs, écoutez-moi, s'il vous plaît, et veuillez suivre le court récit que je vais vous faire.

Un homme qui, comme vous et moi, était heureux dans le monde, est tout à coup frappé dans sa fortune, dans son état, dans son honneur, dans sa liberté, par suite de désordres de conduite, ou par l'entraînement de ses passions, ou même par des crimes que la haine, la jalousie, la vengeance lui ont fait commettre...

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Il devient le sujet d'une accusation imprévue, grave, énorme, capitale.

Il est traîné au pied de la justice.

Après toutes les tortures des débats, il succombe, et il est condamné aux travaux forcés à perpétuité.

finie pour

La vie du monde, la vie de tous les autres hommes est pour lui. Plus de bonheur; une infortune sans terme est pour jamais son lot. Ses biens, qui quelquefois et souvent peut-être lui ont coûté si cher, lui sont ravis, et passent, de son vivant, à ses héritiers naturels. Il ne lui reste plus rien l'affection et la tendresse que des êtres, jadis bien aimés, lui prodiguaient s'affaiblissent et s'éteignent sous l'influence d'autres affections et d'autres intérêts. Il est seul, déshonoré, dénué de tout secours, abandonné souvent même par les personnes pour lesquelles il s'est perdu.

Le voilà seul dans un cachot, déjà oublié de toute la na ture, et cependant le terrible arrêt qui le condamne n'a pas encore reçu son exécution.

Un voiture cellulaire le reçoit, triste, démoralisé, encore tout brisé du jugement qui vient de le frapper.

Après une route de trois jours et trois nuits, pendant lesquels il n'a vu ni le soleil ni un visage d'homme, il arrive au bagne.

La porte de la voiture s'ouvre; des soldats l'aident à descendre; on le conduit ou plutôt on le porte dans une salle où l'on s'assure de son identité, où il est mis nu, lavé et! habillé en forçat, c'est-à-dire avec une robe de moui rouge, un pantalon de moui jaune, une chemise de grosse 'toile écrue, de. gros souliers ferrés, et sa tête rasée reçoit pour unique coiffure un bonnet en laine rouge ou en laine verte, suivant la catégorie qu'indique sa condamnation. ›

Le médecin du bagne l'examine. S'il est trouvé valide, il est immédiatement accouplé avec un autre condamné, et on lui accorde trois jours de repos dans la salle où le chef du service a ordonné de le placer, be

'

S'il est malade, on le porte à l'hopital du bagne où il reçoit les secours que son état exige, et où il reste jusqu'à sa guérison.

Dans le premier cas, le quatrième jour, il est mené, au coup de canon de diane, à six heures du matin dans l'hiver, à cinq heures dans l'été, aux travaux du port, travaux pénibles dont il n'a pas l'idée, port qu'il n'a probablement ja

mais vu.

Nous disions tout à l'heure qu'à son arrivée il est accouplé avec un autre condamné cela signifie qu'on rive au bas d'une de ses jambes une forte manille en fer à laquelle est attachée une chaîne en fer composée de dix-huit maillons pesant ensemble avec la manille près de 7

grammes.

kilo

Presque toujours le compagnon qu'on lui donne lui est absolument inconnu et diffère avec lui de caractère, de condition, de goûts et de langage.

Ne sachant pas se mouvoir avec cette longue chaîne dont il traîne la moitié, il marche avec difficulté et embarras, n'étant pas encore fait à cette position, à cette vie nouvelle, et n'ayant jamais imaginé une si affreuse destinée.

Le soir, après une journée de fatigues physiques et morales, il est ramené en salle avec les autres, et il prend sa place sur son banc d'où il ne doit plus sortir jusqu'au lendemain matin, et où il est enchaîné au ramas à huit heures du soir, sans en pouvoir descendre que pour aller aux latrines banales qui avoisinent son banc.

A huit heures (c'est l'heure du silence général) il s'étend sur son banc, n'ayant pour se garantir du froid qu'un mince matelas de 18 pouces de largeur, et une couverture d'herbage qui enveloppe son corps recouvert de ses vêtements de forçat.

Sa nourriture se compose d'une ration de pain ou de biscuit, de légumes cuits à l'huile ou au beurre ou au lard, de fromage et d'une ration de vin de journalier de 48 cen

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