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eft fon mérite, & quelle eft la caufe de fa grande réputation.

C'eft premièrement qu'il eft écrit avec beaucoup d'efprit, & que tous les autres livres fur cette matière font ennuyeux. C'eft pourquoi nous avons déjà remarqué qu'une dame, qui avait autant d'efprit que Montefquieu, difait que fon livre était de l'efprit fur les lois. On ne l'a jamais mieux défini.

Une raifon beaucoup plus forte encore, c'est que ce livre plein de grandes vues attaque la tyrannie, la fuperftition & la maltote, trois chofes que les hommes déteftent. L'auteur confole des efclaves en plaignant leurs fers; & les efclaves le béniffent.

Ce qui lui a valu les applaudiffemens de l'Europe, lui a valu auffi les invectives des fanatiques.

Un de fes plus acharnés & de ses plus abfurdes ennemis, qui contribua le plus par ses fureurs à faire respecter le nom de Montefquieu dans l'Europe, fut le gazetier des convulfionnaires. Il le traita de Spinoffte & de déifte, c'est-à-dire, il l'accufa de ne pas croire en DIEU, & de croire en DIEU.

Il lui reproche d'avoir eftimé Marc-Aurèle, Epiclète & les ftoïciens, & de n'avoir jamais loué Janfénius, l'abbé de St Cyran & le père Quefnel.

Il lui fait un crime irrémiffible d'avoir dit que Bayle eft un grand-homme.

Il prétend que l'Efprit des lois eft un de ces ouvrages monftrueux, dont la France n'eft inondée que depuis la bulle Unigenitus qui a corrompu toutes les confciences.

Ce gredin, qui de fon grenier tirait au moins trois cents pour cent de fa gazette eccléfiaftique, déclama

comme un ignorant contre l'intérêt de l'argent au taux du roi. Il fut fecondé par quelques cuiftres de fon espèce; ils finirent par reffembler aux efclaves qui font aux pieds de la ftatue de Louis XIV; ils font écrafés, & ils fe mordent les mains.

Montefquieu a prefque toujours tort avec les favans, parce qu'il ne l'était pas mais il a toujours raison contre les fanatiques & contre les promoteurs de l'efclavage. L'Europe lui en doit d'éternels remercîmens.

On nous demande pourquoi donc nous avons relevé tant de fautes dans fon ouvrage. Nous répondons, c'eft parce que nous aimons la vérité à laquelle nous devons les premiers égards. Nous ajoutons que les fanatiques ignorans, qui ont écrit contre lui avec tant d'amertume & d'infolence, n'ont connu aucune de fes véritables erreurs, & que nous révérons avec les honnêtes gens de l'Europe tous les paffages après lefquels ces dogues du cimetière de S' Médard ont aboyé.

LUX E.

SECTION

PREMIERE.

DANS un pays où tout le monde allait pieds nus, le premier qui fe fit faire une paire de fouliers avait-il du luxe? n'était-ce pas un homme très-fenfé & trèsinduftrieux ?

N'en est-il pas de même de celui qui eut la première chemife? pour celui qui la fit blanchir & repaffer, je le crois un génie plein de ressources, & capable de gouverner un Etat.

Cependant ceux qui n'étaient pas accoutumés à porter des chemises blanches, le prirent pour un riche efféminé qui corrompait la nation.

Gardez-vous du luxe, difait Caton aux Romains; vous avez fubjugué la province du Phafe; mais ne mangez jamais de faifans. Vous avez conquis le pays où croît le coton, couchez fur la dure. Vous avez volé à main armée l'or, l'argent & les pierreries de vingt nations, ne foyez jamais affez fots pour vous en fervir. Manquez de tout après avoir tout pris. Il faut que les voleurs de grand chemin foient vertueux & libres.

Lucullus lui répondit: Mon ami, fouhaite plutôt que Craffus, Pompée, Cefar & moi nous dépenfions tout en luxe. Il faut bien que les grands voleurs se battent pour le partage des dépouilles. Rome doit être affervie, mais elle le fera bien plutôt & bien plus furement par l'un de nous fi nous fefons valoir comme toi notre argent, que fi nous le dépenfons en superfluités & en plaifirs. Souhaite que Pompée & Cefar s'appauvriffent affez pour n'avoir pas de quoi foudoyer des armées.

Il n'y a pas long-temps qu'un homme de Norvége reprochait le luxe à un hollandais. Qu'eft devenu, difait-il, cet heureux temps où un négociant, partant d'Amfterdam pour les grandes Indes, laiffait un quartier de bœuf fumé dans fa cuifine, & le retrouvait à fon retour? Où font vos cuillers de bois & vos fourchettes de fer? n'eft-il pas honteux pour un fage hollandais de coucher dans un lit de damas?

Va-t-en à Batavia, lui répondit l'homme d'Amfterdam; gagne comme moi dix tonnes d'or, & vois

fi l'envie ne te prendra pas d'être bien vêtu, bien nourri & bien logé.

Depuis cette converfation on a écrit vingt volumes fur le luxe, & ces livres ne l'ont ni diminué, ni augmenté.

SECTION I I.

ON a déclamé contre le luxe depuis deux mille

ans, en vers & en profe, & on l'a toujours aimé.

Que n'a-t-on pas dit des premiers Romains, quand ces brigands ravagèrent & pillèrent les moiffons; quand, pour augmenter leur pauvre village, ils détruifirent les pauvres villages des Volfques & des Samnites? c'étaient des hommes défintéreffés & vertueux; ils n'avaient pu encore voler ni or, ni argent, ni pierreries, parce qu'il n'y en avait point dans les bourgs qu'ils faccagèrent. Leurs bois ni leurs marais ne produifaient ni perdrix, ni faifans, & on loue leur tempérance.

Quand de proche en proche ils eurent tout pillé, tout volé du fond du golfe Adriatique à l'Euphrate, & qu'ils eurent affez d'efprit pour jouir du fruit de leurs rapines; quand ils cultivèrent les arts, qu'ils goûtèrent tous les plaifirs, & qu'ils les firent même goûter aux vaincus, ils ceffèrent alors, dit-on, d'être fages & gens de bien.

Toutes ces déclamations fe réduifent à prouver qu'un voleur ne doit jamais ni manger le dîner qu'il a pris, ni porter l'habit qu'il a dérobé, ni se parer de la bague qu'il a volée. Il fallait, dit-on, jeter tout cela dans la rivière, pour vivre en honnêtes gens;

dites plutôt qu'il ne fallait pas voler. Condamnez les brigands quand ils pillent; mais ne les traitez pas d'infenfés quand ils jouiffent. (a) De bonne foi, lorfqu'un grand nombre de marins anglais fe font enrichis à la prise de Pondichéri, & de la Havane, ont-ils eu tort d'avoir enfuite du plaifir à Londres, pour prix de la peine qu'ils avaient eue au fond de l'Afie & de l'Amérique?

Les déclamateurs voudraient qu'on enfouît les richeffes qu'on aurait amaffées par le fort des armes, par l'agriculture, par le commerce & par l'induftrie. Ils citent Lacédémone; que ne citent-ils auffi la république de Saint-Marin? Quel bien Sparte fit-elle à la Grèce? eut-elle jamais des Démosthènes, des Sophocles, des Apelles & des Phidias? Le luxe d'Athènes a fait des grands-hommes en tout genre; Sparte a eu quelques capitaines, & encore en moins grand nombre que les autres villes. Mais à la bonne heure qu'une auffi petite république que Lacédémone conferve fa pauvreté. (1) On arrive à la mort auffi-bien en manquant de tout, qu'en jouiffant de ce qui peut rendre

(a) Le pauvre d'esprit que nous avons déjà cité, ayant lu ce passage dans une mauvaise édition où il y avait un point après ce mot bonne foi, crut que l'auteur voulait dire que les voleurs jouillaient de bonne foi. Nous favons bien que ce pauvre d'efprit est mechant, mais de bonne foi il ne peut être dangereux.

(1) Lacédémone n'évita le luxe qu'en confervant la communauté ou l'égalité des biens; mais elle ne conferva l'un ou l'autre qu'en fefant cultiver les terres par un peuple efclave. C'était la légiflation du couvent de Saint-Claude; à cela près que les moines ne fe permettaient point d'affaffiner ni d'affommer leurs main-mortables. L'existence de l'égalité ou de la communauté des biens fuppofe celle d'un peuple efclave. Les Spartiates avaient de la vertu, comme les voleurs de grand chemin, comme les inquifiteurs, comme toutes les claffes d'hommes que l'habitude a familiarifes avec une elpèce de crimes, au point de les commettre fans remords.

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