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mais plus en arrière, l'autre larron est cloué sur la sienne. Les ordonnateurs du supplice, et le peuple qui y assiste, forment les groupes accessoires. Le mérite principal de cette composition, c'est selon moi, la réalité. Il y a un si grand mouvement, une vie si grande dans tous ces personnages, qu'on se voit transporté au milieu d'eux. Le peintre a mis tant d'art dans leur confusion apparente, que l'œil les saisit tous avec facilité, bien que toujours ramené au groupe principal, qui se tranche des autres par l'immobilité de la mort et du désespoir. Le défaut de Tintoretto, c'est l'abus de la force. Ses compositions ne manquent pas à Venise. Des églises entières en sont garnies. On ne peut comprendre comment la vie d'un seul homme a pu suffire à de si immenses travaux. Il n'est donc pas surprenant que beaucoup de ces toiles ne soient que de fougueuses ébauches, des improvisations qui décèlent un puissant génie entraîné au-delà de toute limite. Tintoretto a trop de prédilection pour les raccourcis et pour les attitudes tourmentées. Ses œuvres sont comme une démonstration de plus à la maxime si profondément vraie de La Rochefoucauld: Ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités, il faut en avoir l'économie.

Lorsqu'après avoir parcouru la première salle de l'Académie des Beaux-Arts, on se trouve tout à coup vis-à-vis l'entrée qui donne accès dans la seconde, et que l'on a en perspective la toile du Véronèse qui en occupe tout le fond, il est impossible de ne pas éprouver un instant de vertige. On ne sait ce que l'on voit. Les colonnes du tableau ont un tel relief, qu'elles semblent faire suite aux deux colonnes de marbre qui séparent les deux salles. Le ciel a une transparence si merveilleuse, le lointain du tableau est si habile, que l'on se croit arrivé à une terrasse découverte. Mais les personnages impassibles placés sur la terrasse, le souper, la figure du Christ, vous arrachent à l'illusion et vous ramènent à l'admiration d'une des plus étonnantes œuvres qui soient sorties de la main de l'homme. La table est dressée sous un vaste portique; deux larges escaliers y conduisent; les serviteurs en montent et descendent les degrés. Parmi ces derniers, le nègre n'est point oublié; le lévrier favori de Paolo ramasse les miettes du festin. Le Christ est assis au milieu des convives; la joie et l'animation que donne la bonne chère sont sur tous les visages; seul, le Christ reste sérieux et calme. Le jour inonde le tableau; les costumes sont splendides; les nombreux personnages sont admirablement disposés dans ce cadre monumental, entre ces belles colonnes qui servent à varier de la façon la plus heureuse les groupes et le mouvement des figures, en donnant à l'ensemble une inconcevable majesté. Ce qui distingue éminemment le Véronèse,

c'est le sobre emploi qu'il fait des ombres, des noirs. Il ne cherche point seulement l'effet par des contrastes heurtés. On ne sait par quel artifice, appréciable seulement à l'œil le plus exercé, il fait saillir certaines parties, car la lumière est répandue harmonieusement sur toutes. Il résulte de ce système un très-grand effet d'ensemble, mais souvent quelque chose de froid et de monotone. Ses types sont aussi moins variés que ceux du Titien et de Tintoretto.

Encore une fois, ce sont là trois grands noms de l'école vénitienne. Et, le croirait-on? aucun de ces hommes n'a de monument dans cette patrie qu'ils ont tant illustrée. Nous cherchâmes vainement la sépulture de Tintoretto. Titien est enseveli dans l'église Dei Frari, par une exception, faite pour lui seul, à l'ordonnance qui défendait d'enterrer dans l'église les malheureux morts de la peste. Une simple dalle, dans un coin obscur, indique qu'ici reposent les cendres du grand Vecellio. Paolo est enterré à l'église de Saint-Sébastien, dont le choeur, le plafond, l'orgue, la sacristie, sont revêtus de ses ouvrages. On raconte qu'à la suite d'une querelle, il s'était réfugié au couvent attenant à l'église, et que par reconnaissance pour l'hospitalité qu'il reçut du supérieur et pour l'affection que lui témoignèrent les religieux, il leur laissa ce magnifique souvenir de son séjour parmi eux. En ce temps-là, la gent artiste n'était point, comme de nos jours, éminemment pacifique, civile et conciliatrice. Comme ces hommes avaient de grands talents, ils avaient aussi de fortes passions. Leurs amitiés étaient vivaces, leurs haines sauvages, leurs jalousies sans pudeur. Ils tenaient le pinceau d'une main, la dague de l'autre, toujours prêts à se faire justice eux-mêmes en toute occasion. Car ces enfants gâtés des princes savaient bien qu'on fermerait les yeux sur leurs infractions à la loi; qu'au besoin, la maison de paix et de charité leur serait un refuge et les accueillerait encore tout haletants d'un combat à mort, encore tout saignants d'une rixe impie. La retraite de Paolo fut féconde. Après sa mort on porta son corps dans l'église. Un buste, aujourd'hui tout dégradé, une pierre aux armes des Cagliari, ont été placés là par les soins de son frère. De toutes les sépultures que j'ai visitées, de toutes les illustres tombes sur lesquelles j'ai plié le genoux, aucune ne m'a aussi vivement ému que celle-là. Quoi de plus touchant, en effet, que de voir ainsi l'artiste couché au pied de son œuvre, se mettant avec elle sous la protection du Seigneur, trouvant le repos dans le lieu même de son travail, et comme enseveli dans son triomphe?

FRANZ LISZT.

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L'AME SELON GOETHE

Goethe, comme Dante, comme Shakespeare, sera longtemps la lumière et l'ombre pour la critique. Aujourd'hui c'est M. E. Caro qui s'attaque au chaos du génie allemand et qui y trouve Dieu. Voici sa Philosophie de Goethe, un vrai livre qui sera bientôt dans toutes les mains philosophiques. Mais donnons la parole au philosophe chrétien expliquant le poëte païen :

Un jour qu'on demandait à Goethe, à l'occasion d'une lecture de l'Antigone de Sophocle, d'où est venue dans le monde la moralité : << De Dieu même, comme tout autre bien, dit Goethe; ce n'est pas un produit de la réflexion humaine, c'est une belle essence qui est créée avec nous, innée en nous. Elle existe plus ou moins dans l'homme en général; elle existe à un degré dans quelques-uns, elle est un don spécial de certaines âmes. Celles-là ont révélé par des actions ou par des doctrines ce qu'elles renfermaient de divin dans leurs profondeurs; leur apparition a par sa beauté saisi les hommes, qui ont été puissamment entraînés à les honorer et à rivaliser avec elles. » La plus haute leçon de morale est donc le spectacle de la vie d'un homme de bien qui nous inspire le désir de l'imiter; mais Goethe, avec son goût pour l'expérience, reconnaissait qu'il y avait une autre manière d'arriver à connaître ce que vaut la beauté morale: le bien. L'observation de la vie amène irrésistiblement à cette conclusion, que l'abandon de l'homme à ses instincts inférieurs l'égoïsme, le vice, a pour conséquence la destruction du bonheur général et du bonheur particulier qui en fait partie. Au contraire ce qui est noble et juste ne peut manquer d'accroître le bonheur de tous comme celui de chaque individu. La beauté morale peut devenir ainsi une doctrine et se répandre sous la forme de la parole dans les multitudes.

Pour les natures supérieures, tous ces intermédiaires sont inutiles,

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