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La Madeleine du Titien, à la galerie Barbarigo, avait pourtant trouvé grâce auprès du colonel. Il ne s'inquiétait pas si le peintre avait compris et exprimé dans cette figure de femme un type de repentir et de pénitence; mais il admirait franchement les belles lignes de son visage, ses yeux humides et l'abondante chevelure tombant dans le plus excellent désordre sur sa poitrine palpitante. Le propriétaire de la galerie, voyant cette naïve extase, s'y méprit et ne douta pas qu'il ne fût le seul connaisseur de notre bande. Il s'empressa de lier avec lui une savante conversation sur les questions d'art les plus ardues. Les signes répétés d'Arabella empêchèrent le colonel de rompre l'entretien par un aveu franc et net de son incompétence. Il vit qu'il nous divertissait, et se prêta de bon cœur à la plaisanterie. D'ailleurs, le propriétaire des tableaux parlait à peu près tout seul, se contentant des signes d'assentiment et de la contenance pénétrée de son partner. De proche en proche, de théorie en théorie, il arriva pourtant à lui demander quelle était l'école de peinture à laquelle il avait le plus particulièrement consacré ses études? Répondre à cette question n'était pas facile, car une réponse quelconque devait indubitablement amener une discussion en règle, et je vous demande dans quel dédale notre pauvre ami se füt engagé! Une inspiration du ciel le tira de ce mauvais pas. « Je préfère à toutes, dit-il avec un insolent aplomb, l'école espagnole. » Le propriétaire resta confondu. N'ayant jamais vu que quelques tableaux apocryphes de Murillo et de Velasquez, n'en possédant aucun dans sa collection, il se sentait en ce moment l'inférieur d'un homme qui mettait les écoles d'Italie au-dessous de l'école espagnole; et, ne se souciant pas de prolonger un entretien qui avait pris un tour si fàcheux, il salua profondément, et laissa le colonel maître du champ de bataille. Te Deum laudamus! s'écria Arabella en éclatant de rire, à nous la victoire ! Voilà ce que j'appelle se moquer des gens. Savez-vous, colonel, que vous êtes un habile homme? Vous avez une contenance qui imposerait à Titien lui-même s'il revenait en ce monde.

-Ouff! dit le colonel, je respire! vous m'aviez engagé là dans une méchante affaire. Sans ce bienheureux expédient de l'école espagnole, je me faisais bafouer. Du diable pourtant, n'était le maréchal Soult que j'allais voir quand j'étais à Paris, si je saurais seulement qu'il existe une école espagnole.

III

Titien, Tintoretto, Paolo Véronèse, voilà les trois grands noms de l'école vénitienne. Giorgione, le Pardenone, Pàris Bardone, Boniffaccio, le Bassano, viennent après eux; Giorgione, non pas qu'il fût inférieur aux trois premiers, (Titien en était jaloux!) mais parce que la mort l'ayant enlevé encore tout jeune, il n'a laissé qu'un très-petit nombre d'ouvrages, dont le plus important (les fresques du Fondaco dei Tedeschi), a été détruit par les vapeurs salines des canaux.

S'il fallait définir en peu de mots le caractère du talent des trois grands Vénitiens, je dirais que Titien, c'est la vie dans sa plénitude, la force calme, la noblesse dans la vérité; Tintoretto, la nature fougueuse, le mouvement, l'immense fantaisie; Paolo, la transparence, l'harmonie, la splendeur. Je ne connais point de défaut à Titien, si ce n'est la méconnaissance presque absolue de ce que nous entendons par l'idéal chrétien, et de ce que nous appelons aujourd'hui la philosophie de l'art. Ce défaut lui est commun avec toute l'école (il est bien entendu que je ne parle ni de Giambellino, ni de Palma Vecchio, ni des artistes antérieurs) qui a copié la nature dans ce qu'elle a de plus parfait, mais qui n'a point créé de types idéaux. Elle ne s'est enquis ni de fidélité historique, ni de couleur locale. Elle a habillé les Juifs et les Romains à la vénitienne; elle a mis en société de la sainte Vierge des papes, des doges et des empereurs d'Allemagne. La Madeleine du Titien ressemble à sa Vénus. L'épouse de saint Marcellin, au moment où elle l'accompagne au martyre, est vêtue comme une dame de la cour au XVIe siècle; les anges et les amours ont les mêmes joues arrondies, le même sourire joufflu sur les lèvres; et, il faut bien le dire, dans tout cela le paganisme domine.

Trois œuvres capitales, trois compositions empruntées à l'histoire du Christ, se distinguent entre tous les tableaux dont Venise est si riche et témoignent glorieusement de la puissance des trois peintres. Ce sont l'Assomption, de Titien; le Souper chez Lévi, de Paolo, tous deux à l'Académie des Beaux-Arts, et le Crucifiement, de Tintoretto, à la scuola de Santo Rocco. La composition du premier de ces tableaux vous est connue par de nombreuses gravures. Il est donc inutile de vous parler de la belle et radieuse tête de Marie, des admirables groupes d'anges qui la soutiennent et la contemplent, des figures d'apôtres si mâles, si expressives, si hardiment posées, d'une si étonnante saillie.

Quant au coloris, c'est le chef-d'œuvre de Titien, par conséquent, c'est le chef-d'œuvre de la peinture. Il est à regretter que l'artiste ait eu la pensée de placer dans les nuages une demi-figure à barbe blanche, représentant le Père éternel. Cette figure, quoique belle, ne saurait donner l'idée de l'Être infini, universel, de Dieu; et la Vierge Marie, s'élevant dans l'éther bleu du ciel, m'eût paru bien plus divine sans les deux bras de chair étendus pour la recevoir. Il est vrai que Titien se conformait en ceci à l'esprit de son siècle. La compréhension spiritualiste du catholicisme était alors presque totalement étrangère à la société. Les traditions populaires, les croyances naïves des premiers âges dominaient encore l'art et la poésie. Dante avait fait un enfer tout matériel; il y avait placé des diables fourchus, des dragons, des centaures, que sais-je ? Il ne faut pas s'étonner si Titien et si Tintoretto n'ont pas craint de peindre Dieu lui-même sous les traits d'un vieillard auguste, d'un père tantôt sévère, tantôt calme et souriant.

Quand le tableau de l'Assomption, commandé par les religieux du couvent Dei Frari, leur fut apporté, il n'eut pas l'approbation des bons frères. Ne le trouvant pas assez fini, assez léché, ils le renvoyèrent à Titien avec prière de le retoucher et de le rendre plus digne de sa destination. Alors le peintre indigné, car il savait bien qu'il venait de faire un chef-d'œuvre, prit son pinceau et traça au-dessus de sa signature un second fecit. De façon qu'on y lisait: Tiziano Vecellio fecit, FECIT. Les religieux ne furent guère satisfaits, comme on peut croire; mais ils n'osèrent plus insister, et bientôt la célébrité croissante de l'Assomption et les offres considérables qui leur furent faites, les rassurèrent sur l'emploi de leurs deniers.

Que dites-vous de ce fecit, fecit ? N'est-ce pas la plus énergique expression du plus légitime orgueil qui fut jamais? N'est-ce pas la seule digne réponse qu'un noble artiste puisse faire à la critique injuste? Tiziano Vecellio fecit, fecit. O combien il est grand l'homme qui peut nourrir en son cœur un pareil sentiment de personnalité! Cette conscience de soi lui est une ancre de fortitude que les flots de l'injustice humaine ne sauraient jamais briser. Il s'appuie sur lui-même; quand on l'injurie, quand on l'outrage, il dit: Je suis Titien! et laisse se dissiper au loin les clameurs de la foule sans nom, impuissante à troubler sa haute paix.

Le Crucifiement, de Tintoretto, est une toile beaucoup plus vaste. Un nombre infini de personnages s'agitent là-dedans. Sur le premier plan, le Christ, déjà élevé en croix, est pleuré par saint Jean et les deux saintes femmes. A sa droite, on hisse la croix du larron; à sa gauche,

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