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MARS ET DORVAL

Le 9 février 1833, Mme Dorval et Mlle Mars ont joué au ThéâtreFrançais un acte du Mariage de Figaro. Ces deux femmes si célèbres, avec Mlle Déjazet, pleine de gentillesse sous le costume de Chérubin, ont formé, dans la scène de la romance, un tableau qui rappelait le dessin spirituel, l'expression enjouée et le riche coloris des meilleures compositions de l'école française. Le rôle de Suzanne a toujours valu tant d'éloges à Me Mars, qu'elle doit y avoir épuisé les émotions du triomphe. Quant à Mme Dorval, c'était la première fois qu'elle paraissait sous la toque emplumée de la comtesse Almaviva. La partie superaristocratique de l'auditoire témoignait d'avance quelque doute sur l'aptitude de l'actrice à bien conserver la dignité de la grande dame, à côté de l'enflammable sensibilité de la femme. On pensait que Mlle Mars, plus habituée aux charmantes minauderies de l'éventail, serait une comtesse plus convenable, et que Mme Dorval, douée d'un talent plus incisif et d'une imagination plus jeune, serait une Suzanne plus piquante. Mais à l'intelligence de Mme Dorval, l'étude et la règle

Les nouvelles œuvres posthumes d'Alfred de Vigny viennent de remettre en lumière la figure si dramatique et si touchante de Mme Dorval.

Voici une étude sur cette femme célèbre qui est restée l'héroïne et le type de l'art romantique. Cette belle page de George Sand, c'est l'impression critique d'un grand écrivain qui s'essaie sur deux grandes actrices, s'essayant un soir à jouer ensemble, à la Comédie-Française, le Mariage de Figaro. C'était en 1833, le lendemain du premier roman de George Sand. Il appartenait à une femme comme Mme George Sand de parler avec le plus de sentiment et le plus d'autorité de Me Mars et de Mme Dorval, l'honneur de la scène moderne, la gloire du Théâtre-Français. Deux grands siècles, le xvir et le xvir ont donné trois grandes comédiennes : Champmeslé, Lecouvreur, Clairon. Notre xixe siècle, à peine à la moitié de sa course, a donné à lui seul Mars, Dorval, Rachel. Le XVII et le xvin siècles n'ont pas donné de George Sand.

sont des lisières trop courtes. L'inspiration lui révèle tout ce que l'enseignement donne aux autres. Il a semblé qu'en revêtant les nobles et frais atours de la châtelaine; en traînant la robe à queue, solennel caractère de certains rôles, dans les traditions du théâtre, elle se soit sentie investir de l'orgueil du rang sans dépouiller cependant les entraînements du cœur. Les personnes d'un jugement délicat et d'une observation éclairée ont remarqué tout ce qu'elle a su établir de nuances dans ce peu de scènes, ingrat et incomplet moyen de développement pour la puissance de son âme. Ces personnes ont néanmoins eu le temps de s'intéresser, de s'attacher à cette femme mélancolique et fine, encore brisée par les chagrins d'un amour mal payé, déjà ranimée par les vives impressions d'un amour nouveau, nonchalante au dehors, passionnée au dedans; à cette femme incertaine, effrayée, entraînée, que l'avenir et le passé se disputent, qui lutte contre sa raison et contre son cœur, à cette femme enfin qui a tant de répugnance et tant d'adresse à mentir, parce qu'elle se sent comtesse, et parce qu'elle se souvient d'avoir été Rosine. On a compris tout cela dans ce peu de temps, parce que, en lisant Beaumarchais, Mme Dorval en a tout à coup saisi la pensée intime.

Ces mêmes personnes ont songé à établir un parallèle entre Mme Dorval et Mlle Mars, et nous avons entendu raisonner, avec l'impartialité que donne un vrai sentiment de l'art, sur le mérite de ces deux grandes artistes. Nous avons recueilli quelques-unes de ces causeries d'entr'acte, triomphe moins immédiat et moins enivrant pour les acteurs que les applaudissements de la représentation; succès plus flatteur et plus solide, parce qu'il est établi sur des impressions plus profondément recueillies, plus religieusement conservées.

Naturellement l'esprit des juges s'est reporté sur les divers succès qu'ont obtenu, Mlle Mars dans le cours d'une longue et brillante carrière; Mme Dorval dans la période de quelques années de triomphes, récompense tardive d'un talent trop longtemps ignoré ou méconnu. Parmi ces juges, soit délicatesse d'affection, soit sentiment exquis de la politesse, aucun ingrat n'a reproché à Me Mars d'avoir usé trop longtemps du privilége de sa gloire. Tous étaient pénétrés d'une sorte de respect naïf pour cette grande renommée que tous n'ont pas vu briller dans son plus vif éclat, mais dont tous ont senti le reflet encore chaleureux et beau. Nul n'a donc songé à faire à Mme Dorval un mérite de sa jeunesse au détriment de Me Mars: on aime trop Mme Dorval aujourd'hui pour ne pas sentir qu'on l'aimera encore dans vingt ans, et qu'on la perdra le plus tard possible. Ne désirons-nous pas tous

qu'elle suive l'exemple de Me Mars, et qu'elle hésite longtemps à recevoir de son public la couronne des adieux?

Abstraction faite d'une différence d'âge qui ne constitue de préséance à l'une qu'au jugement des yeux, mais où l'esprit et le cœur n'entrent pour rien dans l'arrêt du spectateur, d'assez chaudes discussions se sont élevées sur cette question de supériorité, considérée non pas seulement comme attrait, mais comme mérite. Les deux illustres rivales ont eu chacune une nombreuse phalange de champions courtois et honorables, admirateurs zélés, mais sincères et généreux comme le sentiment qui doit exister dans le cœur de ces deux femmes. Car ces deux femmes ont compris l'art sous deux aspects différents, et toutes deux ont marché à leur but avec la persévérance que donnent l'intelligence et la réflexion; mais toutes deux se sentent trop haut placées dans leur gloire pour ne pas s'admirer l'une et l'autre, et pour ne pas se donner loyalement la main dans la coulisse comme sur la scène.

Les rôles qu'elles venaient de remplir dans la pièce de Beaumarchais impliquaient des qualités tellement distinctes qu'il a été nécessaire de se reporter à des rôles analogues entre eux, pour asseoir le système de comparaison. Ainsi l'on a mis en présence Suzanne avec Jeanne Vaubernier, Clotilde avec Adèle d'Hervey.

L'aréopage, vous le voyez, a tout à fait mis de côté le doute précédemment émis sur la compétence de l'une ou de l'autre actrice dans l'une ou l'autre littérature, drame ancien ou drame nouveau. Mme Dorval, en paraissant sur le Théâtre-Français, pour la seconde fois, venait de prouver qu'elle sait se reporter à la pensée des maîtres de l'art, (c'est ainsi qu'on dit encore au foyer des acteurs de la rue de Richelieu). Me Mars a été un interprète admirable des poëtes vivants. La première elle nous a révélé le drame de Dumas et le drame de Victor Hugo; elle a marché avec son siècle, elle a ouvert le chemin à une littérature nouvelle, et Mme Dorval, appelée à en suivre le progrès et à en assurer le triomphe, a recueilli là où l'autre avait semé. Elle a cu tout les bénéfices de l'époque qui l'a produite; ce n'est pas à dire qu'il faille reprocher à Me Mars d'être venue trop tôt.

Mais Me Mars a-t-elle toujours compris le vrai, qui est de tous les temps, mieux ou moins bien que Mme Dorval? That's the question. Et la question n'a pas été jugée irrévocablement. L'on n'a pas été aux voix, l'on n'a pas lu la sentence écrite à la foule assemblée. La foule émue s'est retirée, emportant des impressions différentes, suivant l'âge, les opinions et le cœur de chacun.

Car, ne vous y trompez pas, ceci est une pierre de touche à laquelle. vous connaitriez, si vous vouliez bien observer, des nuances de caractères habilement ou pudiquement cachées. Il fut un temps où pour juger un homme on lui adressait la question qui remuait alors toutes les existences morales: Voltaire ou Rousseau? Aujourd'hui que ces questions fondamentales ont reçu d'en haut beaucoup de jour, et qu'on s'amuse, en attendant mieux, à des questions d'art et de sentiment, on peut deviner quels cerveaux s'allument, quels cœurs palpitent sous le satin de ces turbans, sous le velours de ces corsages que vous voyez briller au premier et même au second rang des loges. Il ne s'agit pour cela que d'entendre la réponse à une question en apparence désintéressée. Mais vous, mesdames, méfiez-vous de votre premier mouvement lorsqu'un mari, ou un autre homme encore, vous demandera d'un ton dégagé: Pasta ou Malibran? Mars ou Dorval?

Oh! c'est que c'est bien différent! Il y a tant de manières d'être belle et passionnée ! Il y a de la passion si chaste, si comprimée, si noble! Il y a de la passion si envahissante, si soudaine, si profonde! Voyez-vous, mesdames, il ne faut pas laisser voir toutes vos larmes quand vous êtes au théâtre avec votre mari ou avec un autre homme encore. Mais vous me direz que je me mêle de ce qui ne me regarde pas.

Je répondrai en vous disant que je retarde le plus possible à vous dire tout ce que j'ai entendu depuis l'orchestre jusqu'au balcon, les loges inclusivement. C'est que je n'aime pas à faire l'autopsie de mon cerveau, pour savoir la raison de mes plaisirs. Je suis heureux quand je puis dire devant Me Mars: C'est beau! heureux encore quand, oppressé par le jeu plus vigoureux et plus hardi de Mme Dorval, je ne me sens la force de rien dire. Mais pourquoi tout cela est si beau, je ne saurais le dire ni pendant ni après, si l'opinion du public ne me formulait mes sensations.

Voici ce que disaient les uns: Me Mars est plus correcte; elle a un genre de grâce plus étudiée, plus coquette. Comme elle se donne plus de peine pour plaire, il faut bien qu'on lui en tienne compte.

Mais, disaient les autres: Jeanne Vaubernier, insouciante, évaporée, enfant sans soucis, prête à toutes les folies pourvu qu'elles ne lui coûtent pas de peine et ne lui apportent pas un pli au front, cette fille si folle et si jeune, ne l'avez-vous pas vue? C'est le seul rôle où Me Dorval puisse déployer cette faculté qu'elle possède d'imposer le rire aussi bien que les larmes, et qu'on ne lui connaissait pas avant qu'elle eût rendu à la scène le personnage tant défiguré de Mme Dubarry.

me

Pensez-vous que Me Mars ait aussi bien compris l'esprit de Beaumarchais dans Suzanne, que Me Dorval a compris l'esprit du règne des cotillons dans la pièce de M. de Rougemont? Ne vous est-il pas venu quelquefois à l'esprit, en voyant cette Suzanne, si aimable, si suave, si exquise dans tous ses mouvements, qu'elle était bien plus française qu'espagnole? que son œil noir avait trop de tendresse et pas assez d'ardeur? que son maintien comme sa toilette n'était pas tout à fait aussi pétulant, aussi fripon, aussi malicieux que vous l'aviez rêvé en vous introduisant dans cette famille d'amoureuses intrigues et de mignonnes scélératesses domestiques? Quelquefois ne semblet-il pas que Me Mars ait peine à se débarrasser de cet air d'urbanité bienveillante et convenable qu'elle a pris dans ses rôles habillés? Cette jolie et gracieuse camériste de Mme Almaviva n'est-elle pas un peu trop son égale et sa compagne? est-ce bien là la soubrette Suzon qui inspire des désirs à tous les hommes? Il faut que ce comte Almaviva soit bien fat et bien sot pour s'être flatté de séduire, à la veille de son mariage, cette personne si bien élevée, si élégante de manières, si pudiquement modeste au milieu des plus grands éclats de sa gaieté! nous avons bien peur que M Mars ne sacrifie parfois la vérité forte et saisissante d'un rôle à des habitudes de bon ton qui plaisent à une classe de spectateurs exclusifs, mais qui diminuent la puissance de ses effets sur les masses?

A cela les admirateurs de Me Mars répondaient. C'est possible, mais voyez quelle justesse inimitable de gestes! quelle exquise gentillesse d'intention! que de fraîcheur dans cette voix, que de finesse dans ce sourire, que de charme et que de soin dans les moindres détails de la pantomime!

Et personne n'apportait de contradiction. Le moyen, s'il vous plait? Alors ceux qui se sentent plus immédiatement dominés par la puissance théâtrale de Mme Dorval disaient que Jeanne Vaubernier, introduite dans les jardins de Louis XV sous le riche habit d'une comtesse, elle, la petite grisette à la fois si gauche et si décidée, était peut-être plus dans l'esprit de son personnage que la belle Suzanne mal déguisée en Suzon. Les enfantillages de Mme Dorval ont moins de séduction peut-être que ceux de Me Mars, mais ils font rire d'un rire plus franc et plus joyeux. On songe moins à l'admirer. Elle y songe si peu ellemême! elle si pénétrée de la situation qu'elle retrace! elle oublie tellement l'amour-propre de la femme pour s'abandonner, ardente et généreuse qu'elle est, à la tâche enthousiaste de l'artiste !

Alors de belles femmes aux yeux bleus, au front droit et ferme,

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