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tions de la vie divine n'imposera pas aux dieux qui en naîtront une forme immuable cherchant à emprisonner l'infini dans un seul type, comme le moi humain est emprisonné dans la forme humaine. Le Dieu pourra prendre alternativement et même simultanément toutes les formes animales, végétales et minérales; à peine si la figure humaine sera pour lui l'objet d'une simple prédilection; à peine si, dans ses nombreux avatars, il préférera le corps du guerrier ou de la jeune fille à ceux du tigre ou de la colombe, du palmier ou de la rose. Aussi le poëte s'habitue à le retrouver et à le peindre sous toutes les formes; et tous les objets, par leurs rapports manifestes avec un Dieu, trahiront leur dépendance de la vie universelle, de l'ensemble de la nature, en un mot, de l'infini.

Dans ce monde de l'Orient, les arts plastiques, restés sous la direction du sacerdoce comme la poésie, constateront cette variété d'existences du Dieu par la complexité de la forme visible qui lui est donnée pour symbole. Non-seulement la forme humaine, dans ses proportions qu'écrasent les proportions colossales de la nature, ne suffira pas à renfermer l'idée du Dieu, mais aucune forme particulière, si grandiose et si terrible qu'elle soit, ne pourra exprimer cette synthèse mystérieuse. Tous les règnes de la nature fourniront quelques traits à l'image monstrueuse et divine, ou plutôt, la véritable, la primitive image du Dieu ne sera pas l'idole, mais le temple lui-même, c'est-à-dire la montagne entière creusée en voûtes innombrables; voilà quel sera le premier symbole plastique du Dieu-nature. La figure du Dieu de l'Inde, c'est l'hypogée tout entière; et les mille parois de granit le représenteront dans ses mille métamorphoses, à la fois homme et serpent, aigle et lion, monstrueux composé d'animaux et de plantes, vivant à la fois d'une multitude de vies.

Chez le poëte indien, le sentiment de l'infini dans la nature naîtra du panthéisme; l'idée de l'universel invisible caché derrière cette nature sera très-profonde en lui; et cependant, cette idée ne fermera pas son cœur au sentiment de la vie dans les objets particuliers, comme il est arrivé au déiste moderne. Dans l'Inde chaque animal, chaque arbre, chaque fleur peut renfermer le Dieu et participer éternellement à l'ensemble de la vie divine; chaque, plante, chaque arbuste, chaque insecte, c'est la vie divine elle-même individualisée dans certaines conditions. Ce n'est plus là cette existence toute personnelle, toute humaine, tout isolée des autres existences, dont l'anthropomor phisme grec va douer plus tard les chênes et les sources transformés en nymphes; c'est une vie plus semblable à la véritable vie de la na

ture, dans laquelle l'objet particulier n'apparaît jamais sans les racines. qui l'unissent à la vie générale, et où son individualité elle-même ne se maintient que par une communion incessante avec cet ensemble infini. Aussi l'infini apparaît à tous les horizons de la poésie indienne; des multitudes de personnages s'y agitent, pareils aux milliers d'êtres qui fourmillent dans la forêt vierge, sous l'ardent soleil des bords du Gange. Sous ces créations luxuriantes, on sent partout le sol métaphy sique; on aperçoit de partout, à travers les rameaux, l'enveloppe infinie du monde, le ciel, ce vêtement splendide de l'invisible. Tel apparaît le sentiment de la nature dans les fragments déjà révélés au génie occidental de ces immenses épopées de l'Orient, auprès desquels l'Iliade et l'Odyssée ne forment, pour l'étendue, que de minces épisodes. Il était de tradition, dans l'ancienne critique, de dire que la poésie grecque animait toute la nature. Quelques écrivains ont paru plaindre vivement la mer, les forêts, les fontaines et le soleil, d'avoir perdu leur personnalité mythologique, et ont cru que la vie était retirée à ces grands êtres avec les noms de Neptune, de Phoebus, des nymphes et des dryades. La nature, aux yeux de ces critiques, tirerait sa vie de l'imagination des hommes et non pas de la vie absolue et de la pensée de Dieu. Ce seraient donc les poëtes grecs qui auraient introduit la poésie dans la nature. Avant Homère, la mer immense, le ciel étoilé, la chaste lune, le char éclatant du soleil n'avaient rien dit au cœur de l'homme; c'est le paganisme qui a poétisé l'univers. Nous disons, nous, que la Grèce et l'anthropomorphisme ont détruit le sentiment de la nature. C'était là, du reste, la mission du génie grec; il devait fonder l'humanité par sa victoire sur la nature et les anciens dieux.

Comment le polythéisme grec a-t-il détruit le sentiment poétique de la nature?

Considérés relativement à toutes les vies et à tous les êtres particuliers, la vie et l'être humain leur sont certainement supérieurs; mais si on le compare à l'ensemble de la nature, l'homme est à la fois audessus et au-dessous d'elle. Ce qui distingue essentiellement l'être humain du reste de la création, c'est la liberté; par elle il ressemble à l'Être divin, mais c'est par elle aussi qu'il se sépare de la vie divine; c'est par elle qu'il cesse d'être un prolongement direct, une manifestation immédiate de l'existence de Dieu; c'est elle qui rompt la communion permanente qui rattache toute vie et toute force à la vie et à la force de l'absolu. L'être sans liberté et sans conscience n'a pas de personnalité, par conséquent il n'a pas de vie indépendante; il ne participe qu'à la vie générale. Mais cette vie générale, que peut-elle être

autre chose qu'une manifestation de la vie même de Dieu? En tant que particulier, chaque objet de la nature est, dans sa petitesse, comme un pur néant devant Dieu; en tant que faisant partie de l'ensemble de la nature, sans en avoir été détachée par la personnification, chaque créature de l'univers forme un trait de la forme extérieure de l'invisible infini; elle est une parcelle de ce vêtement sacré de Dieu dont le seul toucher vivifie.

Du moment où vous ne considérez dans un objet de la nature que ce qu'il a de particulier, vous le destituez de sa véritable vie et de son importance poétique. La contemplation des propriétés de l'existence, renfermées dans un objet isolé et que l'on finit par concevoir comme source de sa propre vie, telle est l'origine du fétichisme, religion muette et sans poésie des peuplades sauvages de l'Afrique. Le fétichisme, la croyance à une vie personnelle dans l'objet sans liberté, sans conscience et isolée de la vie générale, c'est la plus monstrueuse idolâtrie, c'est l'adoration du néant; c'est là un sentiment faux et absurde de la nature; aucune poésie ne peut en dériver.

Prendre un objet de la nature, une série de phénomènes et les représenter doués de la personnalité, de la conscience, de la liberté humaines, c'est, en voulant élever ces êtres en un état qu'ils ne possèdent pas dans la réalité, les séparer de la vie de l'ensemble, les arracher à cette communion qui fait toute leur grandeur et leur véritable existence, et, par là, les exposer à tomber plus tard, aux yeux des hommes, dans une espèce de néant, si tôt que s'évanouira ce prestige dont on les avait entourés; car le sentiment de la participation de ces objets à la vie générale, détruit par la personnification, ne pourra pas renaître immédiatement. Le fleuve et l'arbre, pour être déifiés sous forme humaine, ont dû être privés de leur vie et de leur caractère d'arbre et de fleuve; quand leur nom mythologique sera effacé, quand leur effigie humaine sera brisée, ils resteront quelque chose sans vie et sans nom qui n'aura plus de signification poétique pour les peuples, qui n'éveillera plus que des sensations au lieu d'engendrer des idées et des sentiments.

Voici, par exemple, le génie païen de la Grèce en face de la mer. La mer, cette indescriptible immensité, ce mouvement éternel, cette image sans formes et sans limites du chaos primitif! Dans ses sombres entrailles, des milliers d'êtres monstrueux s'agitent; les germes des continents dorment dans ses profondeurs incommensurables; formés par le travail séculaire d'insectes microscopiques, ils s'élèvent de jour en jour vers la surface de l'onde pour voir le soleil qui les fécondera.

La mer! cette chose qui confond l'esprit, ce symbole visible de l'Éternel inconnu ! la mer a pris la forme et le caractère humain; elle devient Neptune, avide, turbulent, robuste, vindicatif, aveugle dans sa force, admirablement dessiné, d'ailleurs, pour exprimer ce qui peut être rendu par des actes humains de cette vie merveilleuse de l'Océan. Au lieu de l'Océan lui-même, c'est donc la figure de Neptune qui posera devant le poëte; c'est elle qui lui cachera la mer immense, qui traduira, sur sa physionomie grandiose mais limitée, toutes les passions qui agitent la face terrible et sans bornes de la mer.

A Dieu ne plaise et aux Muses immortelles, que nous lançions le blasphème sur une croyance, sur un sentiment qui nous ont valu la peinture de la tempête excitée contre Ulysse, au cinquième livre de l'Odyssée. La langue du critique se sèchera avant de contester à cette œuvre la grandeur, la précision, l'harmonie, la réalité frappante, l'effet dramatique, et surtout l'incomparable mélodie de la langue grecque. Mais qu'arrivera-t-il si vous ôtez à ce courroux de l'Océan la voix d'Homère, en lui laissant la forme de Neptune? Vous n'aurez plus que de fastidieuses copies, que des sentiments factices. D'ailleurs, en présence des grands orages de la mer, vous tous qui n'êtes pas Homère, mais qui voyez la nature avec votre coeur au lieu de la chercher dans les fables grecques, n'auriez-vous pas à nous dire quelque chose de plus profond et de plus religieux?

Une seule grande figure restera sur l'Océan peint par Homère, quand une croyance nouvelle aura fait évanouir la menteuse image de Neptune; c'est la figure héroïque d'Ulysse. Dans cette supériorité de l'homme sur l'élément réside tout l'esprit de la révolution que la Grèce a fait subir au sentiment poétique de la nature. Le poëte grec a beau accumuler les magnifiques paroles pour peindre les dieux et la nature, il a fait l'homme vainqueur de la nature et plus grand que les dieux. Dans ce passage de l'Odyssée, ce n'est pas l'homme qui se sent petit devant l'immensité de la mer, c'est l'Océan lui-même qui s'amoindrit devant Ulysse, c'est l'intelligence, c'est le courage humain qui triomphent des vents et des vagues soulevés par la colère d'un immortel.

Sois donc éternellement bénie, ô Grèce, mère de la liberté ! Tout ce que tu as retiré de grandeur aux dieux et à la nature, tu l'as donné en indépendance, en force, en lumière à la conscience de l'homme!

VICTOR DE LAPRADE.

LE LION AMOUREUX

I

M. Michelet, qui juge à la diable, avec les éclairs de la passion et non avec la souveraine lumière de la vérité, a donné ce portrait de Tallien, qui ne sera accroché dans aucune galerie historique, quoiqu'il soit d'une touche forte et pittoresque :

« Ce grand homme resta pauvre, les mains vides, sinon les mains nettes. Nous l'avons vu à Paris traîner aux Champs-Élysées, à l'aumône de sa femme, alors princesse de Chimay. Le fait est que Tallien fut un ventre, rien de plus, un tonneau sans fond. Il eut beau voler toujours, nul remède à sa pauvreté. Né dans la cuisine d'un financier de Touraine, et fils d'un cuisinier, il eut l'âme à l'avenant, une âme de Laridon, tout à la gueule et aux filles. Il eût été moine à une autre époque, vrai moine de Rabelais. Il était beau et beau diseur, prêcheur, enjôleur de femmes. Sa plus grande jouissance, partout où il arrivait, était de monter en chaire, et de prêcher pêle-mêle la Révolution, la Raison, Jésus, Marat, et le reste. Les femmes étaient ensorce. lées. Nullement cruel de nature, Tallien le devint toutes les fois qu'il y eut le moindre intérêt. Agit-il? laissa-t-il agir en septembre? C'est un problème. A Bordeaux, il ne fut ni au-dessus ni au-dessous des fureurs locales. Il les flatta en faisant mettre la guillotine devant ses fenêtres. Cette guillotine, dit-on, lui fut d'un excellent rapport. Tout est commerce à Bordeaux. Tallien commerça de la vie. Pour tromper les haines sérieuses qui voulaient du sang, il lui fallait enchérir en gestes, en paroles, en fureurs. Il hurlait, beuglait la Terreur, sans craindre d'exagérer son rôle. Pendant ce temps-là, dit-on, sa maîtresse

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